Entrée de carnet

Virtual Vaudeville: performance et archives

Benoit Bordeleau
couverture
Article paru dans Délinéaires (2008), sous la responsabilité de Laboratoire NT2 (2008)

L’archivage de la performance est de nos jours une problématique importante, principalement dans le domaine théâtral. Comment, en effet, rendre fidèlement l’expérience d’un spectacle alors que la caméra vidéo condamne à un seul point de vue? Quel est le statut du public dans ce genre d’archivage? Doit-il faire part intégrante de la vidéo ou en être éclipsé? D’autre part, si chaque représentation comporte ses variantes, autant dans la performance de l’acteur que dans la réaction du public, comment s’assurer d’archives efficaces?

Une équipe dirigée par David Saltz, directeur du département des études filmiques et théâtrales de la University of Georgia, a mis sur pied un projet destiné spécifiquement à l’archivage de performances. En 2004, Virtual Vaudeville, hébergé notamment par le magazine en ligne Vectors, proposait une toute nouvelle façon d’aborder la problématique de l’archivage en s’inspirant des technologies immersives des jeux vidéos actuels. Une quantité phénoménale d’informations a été dépoussiérée afin de recréer le décor du Union Square Theater à l’époque forte du vaudeville américain, soit une période allant de 1880 à 1920. La performance de Frank Bush, un célèbre comique du vaudeville, a été reconstituée selon le style de Bush lui-même, mais aussi selon les conventions théâtrales de l’époque. Ah bon, que cela? C’est justement ici que tout gagne en intérêt.

Lors de sa navigation en ligne, l’internaute-spectateur dispose de plusieurs choix. Il peut se contenter d’observer tranquillement le personnage de Bush à l’écran, celui-ci exécutant un numéro célèbre qui implique la rencontre d’un Juif et d’un Irlandais. Les blagues ethniques ne doivent pas être perçues comme discriminatoires: la contextualisation rendue possible par l’oeuvre montre plutôt qu’il s’agissait d’une manière de tisser des liens dans la communauté, de rassembler les travailleurs.

Au fur et à mesure que le monologue de Bush défile, l’internaute est sollicité par des liens qui clignotent dans une case. En cliquant sur celles-ci, des informations relatives aux blagues – souvent étranges puisqu’elles sont ancrées dans un quotidien qui n’est plus le nôtre – remettent en contexte telle ou telle situation. L’humour de l’époque est alors accessible pour qui se donne la peine de cliquer ça et là pour consulter l’information, présentée sous forme d’hypertexte. L’interaction se passe ici du côté de la manipulation des informations rendues disponibles à l’internaute et non avec l’acteur ou les spectateurs eux-mêmes.

Cette œuvre, qui se veut le point de convergence des technologies actuelles, du savoir, de la pédagogie et de l’art, est fort soucieuse du détail. Les chorégraphies propres aux personnages de Frank Bush ont été passées au peigne fin pour donner un résultat des plus réalistes. Qui dit réalisme dit réintégration de l’espace des spectateurs, ce qui a été fait dans le cas présent. L’internaute peut en effet se déplacer librement dans la réplique virtuelle du Union Square Theater ou sélectionner un point de vue spécifique. Par exemple, l’internaute peut s’installer au balcon ou s’immiscer dans la peau de l’acteur en prenant son point de vue à la première personne. Cet élément vient briser la fixité que l’on connaît à la vidéo pure et dure. Cette multiplicité des perspectives permet d’avoir un regard sur les spectateurs, de prendre connaissance de leurs réactions. Si l’aventure de David Saltz se poursuit, il sera possible pour l’internaute d’intégrer la perspective propre à un spectateur et d’observer la scène comme s’il y était – virtuellement, bien sûr.

Évidemment, ce système n’est pas parfait et ne pourra jamais reproduire l’impression d’assister à un spectacle en restant face à son écran, mais il reste qu’on se surprend à rire; on se prend au jeu de l’immersion. Si les possibilités d’interactions sont limitées aux changements de points de vue et à la consultation hypertextuelle de documents relatifs à la performance de Bush ou au vaudeville en général, cette œuvre-archive offre un divertissement indéniable. Ce système pourrait même être utilisé, lorsque la technologie le permettra, de tester de nouvelles mises en scène pour des pièces actuelles en réfléchissant conjointement, et plus efficacement, le rapport que la performance entretient avec son archivage.

Aucune mise à jour n’a été faite récemment sur le site de Virtual Vaudeville, mais les dernières notes inscrites révèlent que d’autres projets seraient en cours (si les subventions sont au rendez-vous). Pour les curieux, l’extrait d’une performance de Sandow the Magnificent, l’un des premiers culturistes voué au monde du divertissement, est disponible en cliquant ici. Avec un peu de chance, nous aurons aussi droit au spectacle d’une chanteuse irlandaise nommée Maggie Cline en plus d’une comédie musicale d’une trentaine de minutes. Histoire à suivre.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.