Article d'une publication

Tuez-les tous

Patrick Tillard
couverture
Article paru dans Romans internationaux, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Ouvrage référencé: Bachi, Salim (2005), Tuez-les tous, Gallimard, Paris, 132p.

Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Dernière journée, dernière nuit, dernières pensées, dernières rencontres de Seif El Islam, un des terroristes qui vont détruire les tours du World Trade Center en utilisant des avions de ligne comme des missiles. Le lecteur erre dans les pensées chaotiques, déprimées ou exaltées mais jamais apaisées de ce narrateur condamné à la destruction. Celui-ci ne correspond pas au portrait type du fanatique religieux nihiliste, prêt à faire sauter le monde avec lui, véhiculé par les médias occidentaux. Le portrait entend plutôt montrer un homme qui n’est pas croyant, voire presque hérétique, un universitaire lucide tenté par l’intégration à l’occidental, devenu un émigré aux illusions broyées, aculé par le racisme ordinaire et la succession de ses échecs intimes à la spirale de l’endoctrinement et du combat en Afghanistan. Psychologie torturée qui accepte mal la simplification théologique du bien et du mal, sentiments complexes et inassouvis d’une exaspération qui reconnaît la dimension factice et la fausse unité de son combat, figure insaisissable d’une nature capable de globaliser mais plus de refuser l’échéance: Seif El Islam semble toujours fuyant, obsédé par La Femme et la nostalgie du père et de quelques moments heureux en Andalousie. L’auteur tente également de montrer la profonde contradiction entre les textes du Coran et l’action envisagée, comme vengeance et punition des impies, entreprise au nom de la Umma, la communauté des croyants, le Coran, abondamment cité, ne justifiant nullement la destruction d’innocents. Le destin personnel de Seif El Islam se réduit à un irrationnel engagement impossible à renier, à une tricherie avec lui-même qui le conduit à son inéluctable désintégration dans les tours.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Roman. Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Un narrateur au discours rapporté indirect.

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

Le roman se situe dans l’avant 11 septembre 2001, précisément la veille.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

Les événements du 11 septembre 2001 ne sont pas présentés de façon explicite ; le point de vue est antérieur aux événements.
L’attitude du narrateur mêle l’imminence de l’action à une sorte de cynisme et d’incertitude, de désespoir et de fascination quant à l’action et à l’effet recherché. La consonance du « martyr » ne trouve pas d’écho chez lui. Confronté à ses doutes et aux tentations (rencontre avec une femme à Portland), Seif El Islam cède à l’engrenage de « l’Organisation », poussé par une force impérative, celle de ne plus avoir envie de vivre.

Des moyens de transport sont-ils représentés?
Non.

Critique des médias
Absente.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Le roman décrit la dernière soirée d’un des futurs terroristes du 11
septembre 2001. Une prostituée l’accompagne pendant une partie de cette
soirée.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents? Aucun son. Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Aucun travail iconique.

Autres aspects à intégrer

N/A

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

« Ils marchaient dans la nuit noire. Elle versait des larmes. Il détestait ça. Il avait envie de la tuer. Il tuerait l’Amérique à travers elle. Et demain matin, il garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing 767 de la compagnie American Airlines sur les deux tours les plus orgueilleuses de l’humanité. Les yeux grands ouverts. »

Le 11 septembre 2001, un terroriste, aidé de ses complices, prend le contrôle d’un avion et le précipite sur le World Trade Center. Salim Bachi retrace la vie et les pensées de cet homme quelques heures avant la tragédie.

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

C’est surtout la tentation romanesque. Un islamiste convaincu ne me laissait plus de marge. Il peinait à exister en tant que personnage. J’avais besoin d’un être humain pour écrire un roman et non d’un robot programmé pour la destruction totale. C’est pourquoi Tuez-les tous reste une fiction et non un essai sur la genèse d’un terroriste ou sur le 11 Septembre en tant que moment historique. C’est la différence entre le témoignage, dont nous parlions tout à l’heure, et la littérature, qui instaure cette marge où peut s’écrire le roman.

Bien entendu, on peut discuter du choix du 11 Septembre comme sujet romanesque. Où est la limite? L’intérêt de Tuez-les tous est d’interroger la notion même de limite en littérature. Je voulais mettre en question tout projet fictionnel qui part d’un fait réel, historique si l’on veut. Je voulais en quelque sorte m’attaquer à la littérature réaliste telle qu’elle se conçoit en France actuellement et telle qu’elle est lue dans nos littératures. Pourquoi un livre mettant en scène les massacres en Algérie provoque-t-il un intérêt soudain de la critique? Pourquoi un livre mettant en scène un autre massacre, le 11 septembre, ne soulève-t-il plus le même intérêt quand il est traité de la même manière? Je ne parle pas de ces piètres tentatives compassionnelles qui n’ont pas grand-chose à voir avec la littérature.
Pourquoi un réel projet littéraire concernant le 11 Septembre est-il vécu par la critique comme une forme d’agression ? Une critique parisienne a trouvé le livre «dégueulasse», par exemple. Je n’invente rien. Et enfin pourquoi la littérature est-elle si puissante, si redoutable au point que sous certains cieux, on assassine les écrivains? Certes, en Occident la censure est une chanson douce, elle est plus intelligente, elle contourne le problème, elle évite le meurtre. (…)

«Tuez-les tous n’est pas un livre sur le 11 Septembre. Ce n’est surtout pas un livre sur le conflit des civilisations. Ce truc, c’est une escroquerie. Il n’y a pas de choc de civilisations qui tienne. Les conflits actuels sont des conflits d’intérêts et de puissance. Vous êtes faible, attendez-vous à être colonisé ou exploité. Vous êtes fort, vous exploitez ou vous colonisez les autres. Entre les deux, vous rusez. C’est terrible, mais c’est le mouvement du monde depuis que l’Homme existe.

Cependant, les différentes philosophies puis les religions ont élaboré l’élément éthique ou moral qui ne permet plus de coloniser et d’exploiter en toute bonne conscience.
Il est difficile de réduire à la servitude une partie de l’humanité et de continuer à bâtir une éthique comme le faisait Aristote par exemple sans jamais remettre en cause l’esclavage. Donc, on essaie d’évacuer la morale en essentialisant les conflits actuels. L’Autre est différent, la morale ne s’applique plus à lui, se disent les massacreurs de tous bords. J’ai donc choisi un islamiste atypique parce que la morale pour lui existe encore, son éthique est intacte en dépit de l’endoctrinement. Son rapport au religieux est sincère.
C’est sans doute l’aspect tragique du roman. Un homme sincère va commettre un crime sans jamais lever l’élément moral puisqu’il prend l’humanité dans son ensemble et non dans ses particularismes. C’est un intégriste qui n’essentialise pas l’Autre, qui ne le réduit jamais en dépit de son endoctrinement religieux. Un comble. Le scandale est là, je crois. Le monstre prend visage humain. Le livre est très sombre puisqu’il dit une des fins probables de l’humanité: la destruction totale. »

(Extrait de l’interview de Salim Bachi consultable à cette adresse : https://web.archive.org/web/20070809224039/http://dzlit.free.fr/sbachi.html [Consultée le 9 août 2023])

Citer la dédicace, s’il y a lieu

Aucune dédicace.

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

https://web.archive.org/web/20100920221412/http://www.evene.fr:80/livres/livre/salim-bachi-tuez-les-tous-19279.php [Consultée le 9 août 2023]
https://web.archive.org/web/20060614005708/http://matoub.kabylie.free.fr/kabylie/article.php3?id_article=299 [Consultée le 9 août 2023]

https://web.archive.org/web/20071027134616/http://www.lelitteraire.com/article2212.html [Consultée le 9 août 2023]
https://web.archive.org/web/20070825233346/http://www.alterites.com/cache/center_portrait/id_1260.php [Consultée le 9 août 2023]
https://web.archive.org/web/20071127135939/http://www.limag.refer.org/Textes/Semmar/Bachi.htm [Consultée le 9 août 2023]

http://hebdo.ahram.org.eg/arab/ahram/2007/9/12/livr1.htm [Cette page n’est plus disponible]
https://web.archive.org/web/20070504231108/http://www.congopage.com/article3725.html [Consultée le 9 août 2023]
http://www.elwatan.com/spip.php?page=article&id_article=69805 [Cette page n’est plus disponible]

Impact de l’œuvre

Inconnu à ce jour (10-2007).

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Il faut d’abord noter les quelques échos de ce livre dans les revues spécialisées du monde arabe francophone, notamment en Algérie et au Liban, ce qui permet d’élargir un peu le champ de la recherche du LMP en intégrant les prudentes réflexions et interviews de ces revues.

Première approche « de l’intérieur » et tentative de caractérisation psychologique des terroristes via le roman, Tuez-les tous essaie de montrer une sorte d’exaspération subjective qui guide son narrateur vers la destruction et la mort. L’approche du roman, l’introspection du narrateur, sur laquelle il y a beaucoup à dire, est assez banale. Ce qui l’est moins, c’est la proximité avec l’événement annoncé. Néanmoins, Salim Bachi ne montre pas assez le fourmillement psychologique et l’intensité convulsive des tourments de son narrateur. Peut-être parce que celui-ci a été posé comme un hérétique qui ne croit pas au Paradis promis après sa mort glorieuse, le personnage manque de force et de crédibilité. Les pulsions affectives et les faisceaux nerveux et irrationnels de son moi fragmenté semblent artificiels en regard de sa détermination finale. En effet, l’avidité de la mort ne suffit pas à justifier les contraintes inconciliables d’une action faite au nom du Coran par un hérétique. L’auteur apparaît trop souvent derrière le narrateur pour servir un discours qui se veut démystifiant d’un Islam aux dimensions humaines dévoyées, manipulé et exploité par une secte dont le chef est Ben Laden. Dans la recherche du LMP, nous n’avons pas à nous interroger sur les fondements religieux de l’Islam mais il nous faut constater que l’argumentation de ce roman est, sur ce point, maladroite et obscure et qu’elle gêne la crédibilité du personnage. Dans cette provocante contradiction entre Foi et négation de la Foi, son attitude suicidaire apparaît de plus en plus sans la véritable force d’un vécu indigne ou révolté qui déterminerait la décision définitive. La puissance fictionnelle d’évocation ne se déchaîne jamais tout à fait et le lecteur en est conduit à interroger la sincérité du roman.

La contradiction évoquée, permanente et inconciliable, entre en conflit avec la détermination ultime du narrateur. Elle neutralise l’essence de la psychologie décrite, elle l’estompe dans un brouillement désarticulé de tendances et de tons où le lecteur s’égare ou s’ennuie.
Toutefois, cette première approche psychologique sonde, même de manière imparfaite et parfois artificielle, l’enchevêtrement de folie et de faiblesse, la fuite dans la destruction, que clament d’une certaine manière les gestes de « guerre sainte » posés à New York le 11 septembre 2001.
La reprise d’un certain nombre de thèmes des idéaux du « terroriste » véhiculé par les médias et les institutions devrait sans doute contribuer à dégager les fondements d’une figure emblématique du terroriste islamique moderne, figure qui sera vraisemblablement reprise et déclinée de multiples façons par la fiction.
Selon Salim Bachi, le terroriste islamique pourrait être un homme d’âge mur, psychologiquement blessé, de formation universitaire, ayant tenté de s’intégrer au mode de vie et à la culture occidentale, bénéficiant d’une formation de combattant et d’une expérience de la clandestinité, lucide, méprisant cette société occidentale qui l’a refusé, animé par un esprit de vengeance, irréductible à toute compassion, ni intégré ni intégrable, et refusant d’être perverti par les valeurs permissives des sociétés occidentales. La littérature russe du XIXe siècle a produit des œuvres majeures (Dostoïevski, Les Démons) à partir de l’impact social des nihilistes russes, il sera intéressant de voir ce que les littératures arabes notamment, francophones ou non, seront à même de produire dans les années qui viennent à partir de la figure en cours de constitution du terroriste contemporain d’inspiration islamique.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

Il commençait à oublier. Il n’étouffait plus. Il savait, la maladie pouvait être vaincue par une jouissance infinie. De cela Dieu ne voulait pas entendre parler, sauf pour les aveugles. Et lui, demain matin, garderait les yeux ouverts quand il lancerait le Boeing 767 de la compagnie American Airlines sur les deux tours les plus orgueilleuse de l’humanité. Les yeux grands ouverts.
(p.27)

C’est important. Si tu crois que Dieu existe alors ton crime sera un crime métaphysique qui plongera Dieu lui-même, incréé et incorporel, dans une immense contradiction, une crise d’où ni toi ni lui ne sortirez grandis, ni vaincus ni victorieux. Si tu ne crois pas alors tout sera réglé. Ce ne sera qu’un crime de masse de plus, il y en a tous les jours, dans toutes les parties du vaste du monde. La différence avec le tien, c’est qu’on en parlera, on ne cessera jamais d’en parler, et puis un jour, la mémoire humaine est ainsi, on oubliera.
(p.56)

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

Salim Bachi est né à Alger en 1971. Il a passé son enfance à Annaba. Après un séjour d’un an en France en 1995, il est revenu en 1997 pour faire des études de lettres à la Sorbonne. Depuis avril 2005, il est pensionnaire de l’Académie de France (Villa Médicis) à Rome. Ses deux romans précédents ont été publiés aux Éditions Gallimard : Le Chien d’Ulysse, en 2001(Goncourt du Premier roman, Bourse Prince Pierre de Monaco de la découverte, Prix littéraire de la vocation 2001 décerné par la Fondation Marcel Bleustein-Blanchet) ; et La Kahéna, en 2003.
(Éditions Gallimard : http://www.gallimard.fr/catalog/html/janvier_2006/index_bachi.htm [Cette page n’est plus accessible] )

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