Entrée de carnet

Traces, tracés, trajets: itinéraires d’un fils en deuil

Fabienne Mérel
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Rongier, Sébastien. Ce matin, Paris, Flammarion, 2009, 189 pages.

 

Une filiation en question

Dominique Viart a montré que le récit contemporain prend souvent la forme d’une introspection, particulièrement lorsque le sujet se met en quête d’une filiation1Voir notamment, en collaboration avec B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, première partie, chapitre 3, «Récits de filiation», p.76-98.Ce matin s’inscrit bien dans cette voie puisque la mort de la mère oblige le narrateur à effectuer un retour parmi les siens et à renouer des liens distendus avec cette mère, fût-elle morte. Cependant, généralement, le récit de filiation tente de retrouver une continuité, à tout le moins des points de convergence, avec les ascendants; ici, au contraire, il enregistre la rupture et les divergences qui séparent irrémédiablement le personnage principal de sa famille. L’accident, dont le récit retranscrit en son sein les définitions aussi sèches que significatives du dictionnaire (p.85), est certes un «événement fortuit et imprévisible», entraînant dégâts et malheurs, mais il constitue avant tout une circonstance révélatrice qui donne à voir, de façon brutale et éclatante, la séparation déjà advenue d’avec la mère et la fracture qui brise le continuum familial. L’accident ne fait qu’accentuer la décomposition avancée de la filiation et la valider. C’est pourquoi le narrateur refuse de s’épancher, de communiquer sa peine à cet entourage si lointain; l’expression de l’affliction est réservée au monologue intérieur.

L’éloignement ancien d’avec la mère n’empêche pas le narrateur d’éprouver, à sa disparition, une vive douleur car il reste son fils, c’est-à-dire qu’il se sait attaché à elle par un lien intime impossible à dénouer tout à fait, lien d’appartenance quand même rappelé à plusieurs reprises, et comme avec stupéfaction, par l’emploi en italiques du possessif «ma mère». Une des fonctions de l’écriture, dans ce roman, est du reste d’approcher, d’ébaucher une figure maternelle. Les traits de celle-ci les plus directement saisissables par le lecteur sont ceux de la morte qui gît au funérarium. Il y a dans la description du visage défiguré de l’accidentée une violence qui atteint au plus près l’étrangeté de la mort, et qui redouble celle de la mère pour le narrateur. Le récit montre alors que la mort, loin d’être une question métaphysique ou poétique, est plus que toute autre chose une confrontation du vivant à son aspect le plus matériel, le plus concret: «La mort des gens, c’est d’abord un corps. Un corps à gérer» (p.64). Mais la dépouille informe brouille définitivement l’identité de la mère si mal connue du narrateur.

Nonobstant, dans sa volonté de cerner raisonnablement l’incompréhensibilité de la disparition accidentelle, celui-ci essaie, à plusieurs reprises, de retracer le trajet fatal qui, au petit matin, mène la mère à sa mort. Mais l’écriture a beau, par la focalisation interne, imaginer les derniers instants et les perceptions maternelles, elle bute contre le mystère «de ce qui a eu lieu dans le lieu» et dont le corps demeure le seul souvenir tangible et muet (p.78). De même, ce corps, bien qu’inanimé et dénaturé, paraît, par sa présence, suppléer à l’absence durable de la mère à laquelle le narrateur s’était habitué. Pourtant, l’incinération, choisie par les deux enfants de l’accidentée, non seulement désagrège la matière, la rendant définitivement inaccessible, mais dissout également l’identité de cette femme. Ses secrets restent intacts  – le narrateur, d’ailleurs, ne souhaite pas les éluder, parce que, pense-t-il, il n’y a «rien à savoir. Rien à trouver» (p.148). Sans doute quelques pièces du puzzle identitaire apparaissent-elles çà et là, mais toujours incomplètes ou inexpliquées: un certificat médical  ancien signalant les traces d’une agression physique, un journal intime qui tourne court, un message téléphonique obscur laissé par une amie de la mère. Le roman éparpille, comme des cendres, les éléments de la biographie maternelle, nécessairement lacunaire. La fragmentation textuelle atteste de l’énigme ontologique que la filiation n’autorise pas à forcer.

 

Une vision aporétique

Il est vain, pour le récit, de viser à la transparence, autant dans sa saisie de l’identité maternelle que dans la perception incertaine que le narrateur a de lui-même et du monde. Ainsi, coïncide avec cet épisode dramatique la découverte par le narrateur de l’utilisation de lentilles oculaires. Son premier mouvement enthousiaste le porte à croire qu’il accède enfin à une meilleure vision du monde, une «clarté sur toute la ligne d’horizon» (p.45). Pourtant, l’évènement accidentel et ses suites vont l’obliger à réviser cette impression. De fait, son regard oscille continûment entre acuité et myopie. D’un côté, le narrateur observe avec lucidité le microcosme familial, l’univers confiné, immuable, médiocre de ses grands parents; il perçoit leurs regards fuyants, vides, et le pouvoir destructeur de leur étroitesse d’esprit. Pareillement, le personnage appréhende certaines aberrations du monde moderne, la laideur des périphéries urbaines, la société de consommation, la commercialisation de la mort. Pourtant, d’un autre côté, la vision corrigée ne saurait abolir la distance qui sépare le narrateur de ses proches, ni éclaircir leur opacité. Comme la mère, les figures du père ou de la sœur n’offrent au regard que des contours flous. L’espace et les anonymes qui entourent l’endeuillé deviennent eux aussi indistincts (p.139). Enfin, les verres de contact donnent provisoirement l’illusion au narrateur de se voir tel qu’il est; mais, au bout du compte, lorsqu’il se regarde dans le miroir, l’œil nu, il retrouve ses propres traits estompés, «un vaste brouillard qui remplace le visage, une brume qui ne figure rien» (p.125). Là encore, avec ou sans loupe grossissante, l’identité se dérobe.

 

Une topographie signifiante

A défaut d’établir avec certitude la nature de la relation à soi-même et aux autres, le récit, en suivant les routes qui mènent le narrateur en différents points de l’hexagone, retrace le parcours d’une vie et fait émerger les différentes strates qui composent l’individu. L’itinéraire du fils en deuil passe ainsi par trois villes: Paris, Sens, Les Sables-d’Olonne. Cette géographie intime s’organise en réalité suivant une opposition topique entre la Province et la capitale, entre les lieux de l’enfance, de l’adolescence et celui de l’âge adulte.

Paris, contrairement aux topoï des romans d’apprentissage, n’est pas un espace déceptif ou une ville indéchiffrable. Il est, pour le narrateur qui y habite, un monde circonscrit rassurant, hors de prise de la famille provinciale. Des éléments emblématiques de la capitale, évoqués de façon éparse (terrasses de café, jardin public, bouquiniste), contribuent à créer une atmosphère sereine, dans laquelle sont favorisées la lecture et les relations amicales. Si la mort de la mère fait irruption dans cet espace et en rend temporairement les bénéfices caducs, au terme du récit, les démarches funéraires finies, le retour dans la capitale apparaît comme une possibilité, même précaire et fragile, de renouer avec soi.

À l’opposé, Les Sables-d’Olonne, où vivent la mère et les grands-parents, est «la ville fantôme» (p.57) mal délimitée. C’est le lieu de l’enfance et de l’adolescence sans enchantement, l’écueil où viennent s’échouer ceux qui sont en mal d’évasion. La ville, par sa laideur, par la dureté du béton qui sature son espace, mais aussi à cause de «l’océan, la plage, [l]e soleil radieux qui épuise» (p.141), déploie toutes sortes de signes hostiles qui se surajoutent au marquage mortifère, puisque Les Sables-d’Olonne est le cadre de l’accident et  des obsèques. Les cendres de la mère, répandues «sur les rochers noirs, au bord de l’Atlantique en tumulte» (p.145), ne paraissent pas pouvoir échapper à cet espace sinistre.

L’autre ville de l’adolescence, Sens, est lieu de passage à partir duquel il est possible de fuir pour Paris. Certes, il s’agit du pays natal de la mère et de ses illusions perdues, d’une ville morne, mais, pour le narrateur, c’est aussi un lieu marqué par un certain héritage littéraire: c’est là qu’Albert Camus est mort dans un accident de voiture – l’épisode, révélant par anticipation la brutalité inconcevable de la mort accidentelle, ouvre le roman –; c’est dans un lycée sénonais que le narrateur est initié à son œuvre – Ce matin partage d’ailleurs avec L’Etranger sa situation initiale, son monologue intérieur et sa sobriété stylistique –; enfin, c’est de Sens que Mallarmé est parti à la recherche d’un Ailleurs poétique. Toutefois, ces références culturelles sont discrètes. L’écrivain reste humble, mais libre aussi, faisant entendre sa voix singulière.

Pour formuler l’impensable et l’indicible de la mort, pour dire l’incertitude identitaire, cette voix choisit une écriture qui refuse toute emphase. La phrase est courte, souvent nominale, préfère le pronom  «on» au «je». Mais les énoncés n’en sont pas moins chargés de l’affectivité du narrateur : sous une apparente distance, il livre la force de ses émotions. L’économie verbale redonne aux mots tout leur sens, voire toute leur violence. Cette forme de minimalisme, associée à la brièveté des chapitres, reconstitue la perception immédiate des faits par le narrateur, leur soudaineté. Le lecteur cède, à son tour, au sentiment d’urgence, et, le souffle coupé, lit d’une traite ce voyage au bout du deuil.

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    Voir notamment, en collaboration avec B. Vercier, La Littérature française au présent. Héritage, modernité, mutations, Paris, Bordas, 2005, première partie, chapitre 3, «Récits de filiation», p.76-98.
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