Entrée de carnet
Survivre à notre disparition
De façon succincte, le texte de Stacy Alaimo (2012) States of Suspension – Trans-corporeality at Sea vient entre autres mettre en lumière la manière par laquelle le concept de la transcorporalité peut déconstruire la notion soutenant que l’humain est une entité transcendant son environnement. Ce concept permet corolairement la mise en place d’une compréhension de cette soi-disant entité humaine comme étant l’hôte énantiosémique d’un environnement qui, dans le contexte du texte, peut s’étendre jusqu’aux profondeurs des océans. S’appuyant sur le concept des intra-actions –tel que défini par Karen Barad (2007)– et la manière dont celles-ci s’activent entre différentes soi-disant entités, Alaimo met de l’avant comment des entités se co-constituent au travers de relations significatives et ainsi nous permet de percevoir un lien unissant différentes matières. Se focalisant plus particulièrement sur les intra-action entre humain et monde marin, l’autrice nous amène à prendre en considération les perspectives scientifiques, politiques ou éthiques ainsi que les nouveaux savoirs, façons d’être et façons d’agir découlant nécessairement de ce genre de paradigme. Autrement dit, de quelles façons nous pourrions envisager le monde lorsque l’on perçoit l’humain comme étant essentiellement un nœud ordinaire au sein d’un réseau.
J’explorerais donc ici brièvement quelques réflexions vis-à-vis un aspect possiblement paradoxal d’une telle perspective lorsqu’on l’appose au caractère anthropogénique de la présente crise environnementale. J’envisagerai par la suite comment nous pourrions conséquemment penser le posthumain en nous décentrant encore un peu plus de l’humain tout en gardant en tête ce concept de transcorporalité.
Un coupable?
Le texte d’Alaimo se focalise sur les façons par lesquelles les corps de différentes espèces sont l’hôte des océans et vice-versa. Portant attention plus particulièrement à l’introduction de mercure et de plastiques au travers des espaces marins et corolairement au travers de corps pouvant habituellement être perçus comme extramarins, Alaimo indique la manière par laquelle les externalités économiques ne sont en fait pas réellement des externalités et composent tout autant la réalité interne des agents économiques ayant plus directement actualisé ces processus de production. Je m’interroge alors ici sur les agentivités paradoxales qui nous ont amenés à ce point. Est-ce que cette transcorporalité se retrouverait aussi au travers de la crise environnementale en elle-même? Je cherche à porter attention ici plus spécifiquement aux modalités de collaboration entre l’humain et les courants d’eau. Comment –dans une conception néomatérialiste de la crise environnementale– ces deux matières (et évidemment plusieurs autres) pourraient-elles porter la coresponsabilité de cette crise? Si l’on perçoit que chaque agent d’un réseau offre, pour reprendre les propos de Gibson (1977), une série d’affordances pouvant être activées, il serait logique de penser que les cours d’eau, par leur agentivité, ont joué un rôle dans la co-constitution de la crise. De la même façon qu’Alaimo dénote l’ironie associée à la nouvelle toxicité des mammifères marins les sauvant de la prédation (2012, p. 489), les affordances de l’eau ont contribué –avec plusieurs autres agents– à mettre en place un réseau permettant la mise en marche de l’industrialisation du monde (Tvedt, 2010) ainsi que le déversement des plastiques dans les océans (Lebreton et Andrady, 2019).
Toutefois, il est nécessaire de signaler que la configuration d’un réseau où humains et cours d’eau sont liés ne mène pas inévitablement à une crise climatique. Un tel réseau a été le théâtre de multiples itérations à travers les époques et donc, prétendre ici un quelconque déterminisme pourrait s’avérer hasardeux. Il est clair qu’à une époque, ces cours d’eau ne rendaient pas disponibles toutes leurs affordances et constituaient parfois un rempart à la survie des humains ou un rempart protégeant les autres vivants évoluant au travers d’elle. Bref, les cours d’eau n’opèrent pas dans un réseau un seul potentiel et la crise environnementale, qui contient en son corps la présence de l’eau comme de l’humain, est la résultante d’une configuration bien particulière de ces agents. Évidemment, je ne cherche pas à évoquer que la présente crise environnementale n’est pas anthropogénique. L’humain, combiné aux conditions matérielles dans lesquels il a évolué, en est un élément clé. À quoi bon alors souligner le rôle de l’eau dans la crise climatique? La prise de conscience de la co-constitution de cette crise environnementale permettrait entre autres de la recadrer comme étant essentiellement une considérable bévue et ainsi devenir une avenue productive. Nous pourrions ainsi possiblement outrepasser un sentiment de culpabilité qui peut s’avérer paralysant et peut aussi être récupéré, par exemple, par des forces réactionnaires refusant instinctivement tout blâme. Ainsi, en explorant ce genre d’agentivité et en rejetant la hiérarchisation ou la séparation d’une soi-disant matière humaine et du reste de la matière, il faudrait nécessairement accepter la responsabilité partagée de la crise et ainsi penser à des modalités de collaboration où toute la matière, sur un même pied d’égalité, peut développer un réseau limitant les possibilités d’une telle bévue.
Penser les possibles
Cette réflexion m’amène ainsi à penser aux manières par lesquelles nous pourrions imaginer ces collaborations. Aux manières par lesquelles il serait possible de penser la reconfiguration de nos réseaux dans une perspective posthumaine. Posthumaine, au sens où ce terme ne signifie pas seulement la fin d’une dualité nature/culture ou de la transcendance de l’humain, mais un monde où l’humain, sous sa conceptualisation courante d’espèce, est absent. En d’autres mots, je tente d’imaginer comment organiser le testament de l’humain sur la terre après notre départ. Comment nos corps survivront-ils au travers de matière non humaine après notre départ? Puisque ce testament influencera toujours la co-constitution du monde, de la même façon que nous incarnons une «time capsule» (Shubin, 2009, p. 184) d’un temps précédent, il m’apparait impératif de penser aujourd’hui aux potentiels que nous rendrons possibles demain. Évidemment, je dois souligner que cette co-constitution de la planète au-delà de notre départ – dû à la crise environnementale ou encore une variété d’autres catastrophes que nous savons généralement si bien orchestrées – est déjà inévitable. Nous avons contribué à poser une empreinte indélébile sur notre planète. Toutefois, cette empreinte semble jusqu’à présent plutôt improvisée.
Conséquemment, de la même façon que nos pratiques peuvent laisser des traces similaires à celles du plastique dans les océans, je cherche ici à voir comment celles-ci, dans une visée collaborative, pourraient démultiplier les affordances possibles suite à notre disparition et ainsi léguer à la planète un vaste océan de potentiels. Toute aventure prédictive est cependant hasardeuse; qui sait ce que nécessitera le monde de demain? Néanmoins, je peux entrevoir comment des ouvrages comme le canal de Panama pourraient s’inscrire au travers d’un temps généalogique et aussi offrir un potentiel collaboratif. Comment un tel canal pourrait offrir des passages migratoires opportuns pour les espèces du futur ou simplement multiplier les possibles connexions d’un réseau planétaire en fournissant une voie de passage supplémentaire. Je peux aussi imaginer comment les ruines de nos villes pourraient offrir des recoins sécuritaires où pourraient se développer des espèces fragiles devant être protégées d’un trop grand réseau. Comment la mise en pratique des recherches du Human Interference Task Force1Ce groupe comprenant des ingénieurs, anthropologistes, physiciens nucléaires et scientifiques comportementales tentait de concevoir des manières permettant aux êtres de demain d’éviter d’entrer en contact avec les sites d’enfouissement de déchets nucléaires. pourrait développer une relation plus conviviale entre les êtres d’aujourd’hui et de demain. Évidemment, nous pouvons aussi penser de manière plus micropolitique et simplement symboliser ou signaler par des pratiques artistiques dites «individuelles» nos interconnexions, leurs impacts et leurs potentiels. D’explorer comment l’art peut nous permettre d’articuler, sur une échelle microscopique –mais toujours non négligeable–, certaines relations de convivialité et de transcorporalité avec le reste de la matière à partir du présent, mais vers le futur.
Références
Alaimo, S. (2012). States of Suspension: Trans-corporeality at Sea. Interdisciplinary Studies in Literature and Environment, 19(3), 476‑493. https://doi.org/10.1093/isle/iss068
Barad, K. M. (2007). Meeting the universe halfway: quantum physics and the entanglement of matter and meaning. Duke University Press.
Gibson, J. (1977). The Theory of Affordances. Dans R. Shaw et University of Minnesota (dir.), Perceiving, acting, and knowing: toward an ecological psychology. Erlbaum.
Lebreton, L. et Andrady, A. (2019). Future scenarios of global plastic waste generation and disposal. Palgrave Communications, 5(1), 6. https://doi.org/10.1057/s41599-018-0212-7
Shubin, N. (2009). Your inner fish: a journey into the 3.5-billion-year history of the human body (1st Vintage Books ed). Vintage Books.
Tvedt, T. (2010). Why England and not China and India? Water systems and the history of the Industrial Revolution. Journal of Global History, 5(1), 29‑50. https://doi.org/10.1017/S1740022809990325
- 1Ce groupe comprenant des ingénieurs, anthropologistes, physiciens nucléaires et scientifiques comportementales tentait de concevoir des manières permettant aux êtres de demain d’éviter d’entrer en contact avec les sites d’enfouissement de déchets nucléaires.