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Socialité de la forme littéraire «brève» dans l’industrie contemporaine des écritures

Etienne Candel
couverture
Article paru dans Les formes brèves dans la littérature web, sous la responsabilité de Marie-Ève Thérenty et Florence Thérond (2017)

     

Au-delà de l’évidence formelle

L’enjeu de ce travail est de questionner la réalité et les modalités d’effectivité sociale de l’idée de «forme  brève», en  particulier au  sujet de l’application Twitter sur Internet. En effet, les discours circulant sur Twitter sont avant tout des discours de la brièveté et de la contrainte (Jeanne-Perrier, 2010: 127-128). Le format des 140 caractères  est socialement une figure particulière de ce service en ligne, et cette figure est de l’ordre de la métonymie, Twitter se résumant de fait, discursivement, à cette spécificité formelle. Le discours sur la «limite» des 140 caractères se prête à deux types de mobilisation, qui sont plus complémentaires ou dialectiques que réellement opposés:-la thématisation de la «contrainte» des 140 caractères (Kaplan, 2011), – la prédication de cette limitation comme une source de créativité renouvelée.

Plutôt que de s’inscrire dans l’apparente contradiction binaire entre discipline et liberté que ces discours tendent à composer puis à enrichir d’une multiplicité d’énoncés, il faut percevoir que les discours principaux concernant cette application ont été, d’emblée, des discours de promotion ou d’émergence: les discours de promotion émanent avant tout de l’entreprise Twitter elle-même, tandis que les discours d’émergence proclament l’avènement, dans l’espace public, d’une nouvelle forme d’écriture. Au-delà de cet aspect promotionnel construit discursivement, il faut questionner cette contrainte, sa portée et sa réalité, et interroger les modalités de son appropriation effective par les acteurs. Le discours sur Twitter suscite quelque chose – il provoque, soulève, fait agir. Les  lexèmes propres à la description de ces textualités – «twittérature»1L’institut de twittérature comparée signale  dans  sa  note d’intention la place de la contrainte formelle et la vocation créative de l’écriture sur Twitter: «En twittérature, la totalité des procédés de mise en forme de l’imaginaire, des émotions ou de réflexion  se  déploient  dans  le  rectangle  de saisie des 140 caractères propre à Twitter». La figure de l’oxymore, qui oppose la «totalité» à l’image du «rectangle» est bien propre à montrer les attendus dialectiques de cette création. par exemple, ou «pwitts» (le terme que j’ai moi-même forgé pour désigner, à fins de rire, mes propres créations poétiques sur Twitter) – sont souvent des créations lexicales qui visent l’attelage, l’oxymore, l’incongruité sémantique, et qui en jouent socialement. L’effet même de ces figures manifeste à quel point la véritable question n’est pas celle des gabarits formels, mais plutôt celle de leur ancrage social et de la façon dont ils sont représentés symboliquement. Il y a certes de la littérature sur Twitter, et la pratique effective de Twitter à des fins littéraires doit soulever la question des faisceaux d’objets et d’usages sociaux qui la construisent (Davallon, 2003). Il s’agit ainsi d’étudier les conditions de possibilité de l’appropriation littéraire de Twitter: comprendre la dynamique des projets ou des activités d’appropriation est indispensable à l’analyse de tout phénomène littéraire dans des formes dispositives spécifiques (Candel, 2015). En somme, il faut aller au-delà des modalités prédiscursives du phénomène  Twitter, qui se limitent à cette tension binaire de la contrainte et de la liberté, et à leurs variantes de concision, haïku, formule, aphorisme, nanolittérature, etc., qui sont certes le quotidien du phénomène dans le discours, mais qui empêchent de percevoir l’effectivité des usages, marqués avant tout par un ajustement entre une pensée du littéraire et une représentation des opportunités techniques et formelles (Candel, 2008). À l’appui de ma recherche, je proposerai une approche avant tout sémiologique, et je me permettrai deux types de corpus, tous deux ancrés dans l’observation participante – car je suis moi-même utilisateur de Twitter depuis 2011: -l’un est lié à mes pratiques de lecture sur Twitter; -l’autre est ancré dans ma fréquentation, comme auteur, de cet outil de publication, à travers deux comptes que j’alimente inégalement – @etienne_cdl, mon compte à vocation principalement littéraire, et @etienne_candel, mon compte «professionnel» en tant que chercheur (le second étant moins utilisé que le premier).

      
La contrainte, une évidence discutable

Au-delà de l’évidence et de l’allégation, la contrainte sur le format des 140 caractères est relativement fragile. De multiples pratiques, variables selon les différentes versions de l’interface, ont permis, dès les débuts du service de publication, de contourner ce format en l’amendant ou en le tordant à ses marges. Il est par exemple très fréquent que les utilisateurs, pour déborder ce gabarit en cas de besoin, saisissent leur texte dans un éditeur, puis en effectuent une copie d’écran: le «tweet» ainsi publié sera bien porteur du texte long, mais en tant qu’image. La rouerie manifeste combien la contrainte imposée par Twitter est un jeu formel plus qu’une impossibilité technique, et se double d’un travail sur les matérialités du texte (le matériau scripto-verbal étant saisi dans son iconicité).

Il est également possible de renvoyer vers un site tiers, comme le service Tweetlonger, par exemple, où la totalité du texte est consultable; dans un cas pareil le lien hypertexte est censé valoir métonymiquement, moyennant cependant une rupture dans la modalité de lecture et de qualification du texte. Une autre pratique, d’une grande simplicité, revient à déborder le format simplement par ajout: chaque tweet écrit n’est alors qu’un énoncé dans un discours qu’il appartient au lecteur de savoir recomposer au niveau suprasegmental. Tout un éventail d’usages est alors possible, de la numérotation des tweets à l’usage de points de suspension ou à la suppression des majuscules en début d’énoncé, permettant de signaler avec plus ou moins d’efficacité la vocation de continuité et le mode de lisibilité. Il est remarquable que la syntagmatique des tweets, dans ce cas, soit établie sur des conventions largement implicites pour les acteurs, et qu’elle relève donc de l’habitude d’écriture-lecture sur ce service de publication. Il est fréquent également que les utilisateurs se répondent à eux-mêmes, créant un «thread», c’est-à-dire un ensemble linéaire à part entière, conçu comme une continuité, et perçu comme un ensemble lié. Fondamentalement, ces usages manifestent surtout que la contrainte des 140 caractères est tantôt une allégation de la plateforme, tantôt une revendication des usagers, qui s’y montrent en général très attachés, mais que, parallèlement, ce champ d’usages est marqué par des possibilités de combinatoire en fait infinies. Chaque tweet peut être lié aux autres, en puissance du moins, de sorte que rien ne s’oppose à prendre Twitter comme une bibliothèque de Babel (Borges, 1993), à ceci près que les volumes de papier de la nouvelle de Borges sont remplacés par des énoncés pouvant varier de 1 à 140  caractères. Il existe par exemple des comptes Twitter publiant, morceau par morceau, toute la correspondance de Casanova, ou des œuvres romanesques complètes. L’étonnement que peuvent  susciter ces initiatives est en soi intéressant, mais il reste que, formellement, la contrainte est en fait relativement faible.

Dernier élément, la notion même de «caractère» tend à faire croire que Twitter repose sur la mise en œuvre de combinaisons de signes alphanumériques standards. En réalité, avec le développement des jeux de caractères Unicode, les actions paradigmatiques possibles sur le texte sont très développées, que ce soit avec des caractères écrits à l’envers, avec des jeux d’accentuation, des graisses ou des italiques, des tailles de fontes, etc. Tout un champ de pratiques est d’ailleurs voué à intensifier les procédures de création poétique ou artistique à partir de ces opportunités de variation.

     

Une doxa inscrite

Il faut donc penser que la notion de brièveté pour l’écriture sur Twitter est moins une propriété formelle donnée qu’une construction sociale et discursive. Dans une telle construction, l’idée même de contrainte possède une certaine efficacité, une certaine utilité dans le cadre de l’économie symbolique du discours, en s’ancrant notamment dans une mythologie de la rigueur, de la précision et de la concision qui seraient spécifiques à ce dispositif. Tout le discours d’accompagnement de cette plateforme et des sites dits de micro-blogging, est la toile de fond sur laquelle s’établissent les pratiques d’appropriation de tels services en ligne. Ainsi d’une part le format n’est pas contraint autant qu’on peut le croire, et d’autre part cette construction sociale de ce qu’est un tweet s’apparente à un prototype qui inspire à la fois des usages et des variations sur les usages. C’est d’ailleurs toute la portée de la formulation des contraintes, dont l’explicitation participe directement de la portée performative de ce type de dispositifs: il faut que la contrainte soit dite pour que, objet d’allégation, elle se fasse également objet de revendication (Reggiani, 2000: 10-12). On devrait dire alors de la contrainte qu’elle est surtout une représentation contextuelle qui encadre la communication, un référent présent qui accompagne les pratiques et motive leurs discours d’accompagnement. Cette conception de la contrainte comme discours et représentation engage des modalités d’appropriation spécifiques: l’architexte de saisie  d’un tweet apparaît comme le lieu d’une mise en visibilité du volume de l’énoncé comme dépendant d’une ressource rare (la «place» qu’il «reste» à l’utilisateur à mesure qu’il saisit du texte). Cette dramatisation de la taille du tweet, relativement à des usages du langage qui par ailleurs sont supposés non limités, intervient dans de nombreux cadres sociaux. Il en va ainsi, par exemple, des expérimentations pédagogiques (Regnard, 2012), qui par exemple mènent à utiliser le format contraint comme une ressource créative dans le cadre de la classe – le jeu avec les élèves étant, si possible, de parvenir à des «tweets parfaits» composés exactement de 140 caractères espaces et ponctuation compris.

Que faut-il en dire? La contrainte sur le texte est, fondamentalement, une modalité pour son appropriation, et non pas un opposant à la quête expressive.

      

Des modalités d’investissement des formes

L’aspect de la brièveté est donc en quelque sorte l’ancrage sociodiscursif à partir duquel considérer les appropriations de Twitter: dans ce cadre, il est central de questionner la médiagénie (Marion, 1997) de cette forme médiatique, c’est-à-dire la relation entre ses propriétés et affinités a priori, ses représentations sociales et les pratiques matérielles dont elle fait tendanciellement l’objet. Le format de Twitter – ou les formats, car au fil des mises à jour Twitter a pu considérablement faire varier les modalités exactes de la contrainte, même si cette dernière est restée l’objet d’allégations particulièrement continues et stables – engage, de façon préférentielle, l’inscription en ligne de formats déjà reconnus comme brefs, concis, ramassés, etc. Vers, versets, aphorismes, sentences, micro-fictions, maximes, devises, poèmes visuels, expérimentations lettristes, haïkaï: ces objets, sur Twitter, sont à comprendre comme le résultat de stratégies intermédiatiques d’investissement et d’inscription, par lesquelles les usagers mobilisent, sur un service en ligne, le patrimoine culturel le plus apte à favoriser une appropriation. Si Twitter convient bien à la formule, à la blague ou au verset, c’est parce que les utilisateurs peuvent aisément inscrire ce type de formes génériques dans le gabarit de l’application. De la sorte, les vertus de concision, créativité, précision, économie ne sont pas tant celles du format en lui-même que de la conception sociale du format, et de la prédisposition des utilisateurs à mobiliser ce service de publication en lien avec des scénarii d’appropriation déjà connus, déjà pensés dans d’autres généricités. De cette façon, l’usage littéraire de Twitter doit être compris comme une démarche active de la part des utilisateurs: face aux propriétés formelles de ce service, l’écriture est un travail qui va à la fois manipuler un gabarit, une mise en image du texte, et divers signes de littérarité, pouvant aller de la forme ternaire du haïku à la mise en image esthétisante de la poésie ou de la grâce. Comme signe extérieur de littérarité, le tweet tendra notamment à porter soit la promesse du vers ou du verset, soit celle du récit paradoxal, minuscule ou tronqué.

      

Support, forme et artisticité

J’ai proposé la notion de médialité (Candel, 2007) pour désigner les projets dans lesquels des formes et propriétés médiatiques pouvaient être mises à contribution: est médial, par exemple, le projet de mobiliser le Web comme lieu d’autopublication ou de partage, comme lieu de collaboration managériale ou de diffusion culturelle. Dans le cas qui nous occupe ici, cette notion mène à questionner, au-delà de la propriété formelle d’un projet d’écriture, sa vocation communicationnelle large. Qu’est Twitter quand il est observé et mis en action par des acteurs dont la visée est littéraire, et dont la pratique est moins proche, par exemple, de la «petite phrase» en politique, de la réplique lapidaire ou de la blague, que du vers ou de l’aphorisme? Autrement dit, parmi les micro-formats en communication, qu’est-ce que la pratique de publication de textes littéraires emporte de la conception du média et des usages des réseaux? Cette  question n’est autre, finalement, que celle de l’artisticité des écritures sur Twitter, envisagée à la fois dans une perspective internaliste et sous l’aspect de la relation forme-support-usage. En ce qui concerne les propriétés formelles de l’expression, c’est à la fois la brièveté et l’usage des gammes de caractères et de discours disponibles qui sont marquants: les formes exploitées dans un travail comme celui de Novella Bassano (@novellabbassano), par exemple, intensifient les propriétés liées à l’image du texte, et font usage de caractères graphiques pour rapprocher le texte à lire d’un spectacle à imaginer. Dans son travail, le débordement du format est permanent, et il entraîne notamment un déplacement des cadres formels d’écriture (la place de la ligne ou de l’accent par exemple).

Pour ce qui est de la relation entre la forme, le support et l’usage, on doit inscrire les différentes saisies possibles des tweets littéraires comme des objets composites, indétachables, notamment, de leur dimension sociale, de leur dimension de projet ou de stratégie. En effet, le caractère pionnier de ces pratiques, qui fait de l’écriture sur support numérique un objet d’inventions et d’expérimentations (Mayer, 2016), ramène toujours le lecteur de la lecture de la forme à la considération de son lieu d’ancrage, d’élaboration et d’effectivité sociale. On pourrait ainsi considérer que ces textes, dans la mesure où ils sont nouveaux ou vécus comme tels, sont des réalités complexes, qui s’établissent à l’articulation du langagier et du politique, de l’esthétique et du social. En outre, ces écrits se produisent en un lieu particulier, et sont tributaires de services industriels d’écriture en ligne. C’est ce statut du texte, entre création des usagers et cadres contraints des dispositifs (Gomez-Mejia, 2016), que j’étudierai à présent.

     

L’inter-reconnaissance comme projet industriel

On ne peut en effet comprendre les dynamiques d’écriture sur Twitter en ne se référant qu’aux cadres formels de saisie de texte, ou encore aux seuls effets de réinscription transmédiatique et d’appropriation médiale des supports. Au-delà de ces particularités, Twitter est un lieu de publication de contenus, et cet usage, qui est autant présent dans les procédures d’écriture littéraire que dans les autres médiations possibles de la plateforme comme la veille en ligne par exemple, impose une certaine relation au sens, à l’intention et à la visée des utilisateurs. Les formes d’écriture littéraire peuvent certes se comprendre avant tout dans l’histoire et la continuité des normes langagières, composant ainsi un domaine formel dans lequel les modalités d’expression et les ordres de langage semblent se répondre les unes aux autres en s’enchaînant. Mais il est également intéressant d’approcher les propriétés communicationnelles des médias, ici de Twitter, comme des cadres sociaux significatifs pour l’action des usagers (Souchier, 2004).

Il est remarquable, par exemple, que le travail que mène à bien l’entreprise Twitter (et, avec lui, tous les services dits «de réseaux sociaux») repose en partie sur la mise en relation et la suggestion de mises en relation de membres dont les profils, les orientations et la personnalité sont similaires, ou, du moins, assimilables. De même, le système même des abonnements sur Twitter, qui veut que l’on «suive» les comptes qui nous intéressent, aboutit à des scénarios de lecture spécifiques, dans lesquels les groupes en ligne sont toujours des collectifs ad hoc: on y effectue tendanciellement des lectures croisées, on peut également s’y constituer un rôle de lecteur (par la «simple» réception sans émission de messages), un rôle d’auteur prototypique (par l’émission de messages choisis, à l’exclusion de tout retweet), etc. Dans ces cas, le type de socialité qu’engage Twitter dans sa visée de produire du social et d’en tirer une économie discursive (Candel, 2012) rencontre les médiations sociales du littéraire, et l’usage que des individus intéressés aux lettres peuvent faire dans la production d’un monde de l’art (Becker, 1992 [1982]).Twitter, comme les autres grands services de «réseaux sociaux», est relativement indifférent à la nature des textes écrits; en particulier, la question de la littérarité des textes échappe au traitement logiciel, et du reste elle est peu pertinente pour un dispositif dont la prétention est éditoriale et sociale. Mais, par l’approximation des centres d’intérêt communs, et par la recommandation de contenus effectuée par les autres utilisateurs sous la forme des «retweets», Twitter se prête à la fabrication de matrices sociales, de lectorats mutuels, et à la manifestation, par des signes explicites, likes, RT, mentions, de l’estime réciproque. Ainsi, entre le dispositif et son usage concret par les acteurs, un espace est ouvert, qui ne compose pas seulement un corpus lisible de textes caractérisés par leur médiagénie, mais aussi une série de traces du lire et de l’écrire-ensemble et de signes manifestes d’inter-reconnaissance. Dans ce type de cadre, l’écriture n’est pas seulement le remplissage actif de formes, la production de contenus en lien avec des formats: elle est aussi la relation de lecture, l’émulation, la production et la reconnaissance de la valeur. Dans des processus, la forme brève est effectivement spécifique, mais c’est surtout les modalités sociales de son appréhension qui sont dynamiques, originales et  créatives. La plateforme de publication, en tant que telle, engage des efforts, des productions manifestes, des gratifications croisées, et cela précisément parce que la stéréotypie de la forme, son imaginaire social, encadre et précède ces usages créatifs. À la rencontre de la constitution industrielle des appareillages et des formes et de ces effets de publics et de lectorat, l’écriture sur une plateforme comme Twitter n’est pas simplement assimilable à une appropriation de format. Il faut plutôt la resituer dans un univers à la fois économique, technique et médiatique. Dans ce cadre contemporain particulier, il faut ouvrir la question des formes sur celle, plus conjoncturelle, des contextes sociaux et des mondes de la pratique sémiotique des acteurs (Molinié, Viala, 1993): par  exemple, Baudrillard (2001) suggère de considérer que le fragment, tel qu’il a pu le mobiliser dans ses écrits, se prête à une lecture littérale, selon le terme de Barthes (1964): une telle saisie arrache la forme brève à l’entreprise interprétative et exégétique, au profit d’une appréhension sans commentaire, le texte étant simplement «là», comme un objet. Dans le cadre des écritures numériques, les formes littéraires brèves ne seraient pas seulement revisitées ou retravaillées par la rééditorialisation; elles devraient aussi être lues dans leur situation médiatique globale, comme des objets au sein d’un contexte ou d’un environnement contemporain particulier – et, littéralement, leur existence est là, comme le produit d’approches et d’appropriations de modalités et d’opportunités de communication. Ainsi, quand Julia Bonaccorsi (2016) s’est interrogée sur les formes que peut prendre la réception des objets numériques, elle a notamment souligné les lieux où se produisent des disjonctions, des attentes, par exemple lors du chargement des pages ou de l’actualisation. Si ces phénomènes typiquement liés aux médias informatisés peuvent aisément recevoir une interprétation en termes de carences ou de lacunes de nature technique, ils peuvent aussi être interprétés comme des éléments définitoires de l’expérience de ces médias: c’est de cette manière que le glitch art, qui est un travail produit à partir des bugs, pixellisations et autres défauts d’affichage dans les dispositifs informatisés, a pu émerger ces dernières années comme une forme d’art. Interroger la rencontre entre des initiatives artistiques et des dispositifs, à l’intérieur d’une époque et d’un contexte idéologique donné, ce sera donc questionner, plutôt que des formats, des formes de reconnaissance et les modalités de construction des textes en expériences.

     

Conclusion

On ne peut à proprement parler «conclure» sur le sujet des formats et de leur appropriation par l’écriture: le propre d’un format n’est pas sa dimension, ou plus exactement sa dimensionnalité (sa dimension de dimension, en quelque sorte), mais son caractère social, sa socialité, son régime d’existence qui en fait à la fois, en surface, une réalité «de taille», et, en profondeur, une réalité symbolique et culturelle, mise en discours, empreinte de représentations. Toute cette composition du format court en être culturel (Jeanneret, 2008) rend la pratique indissociable de la représentation… mais, pour autant, la représentation – celle des 140 caractères comme contrainte, notamment – ne suffit jamais à combler la question de l’usage. L’objet fuit, de sa construction symbolique à son usage expressif. Face à une telle réalité, dynamique et complexe, l’écriture comme activité, d’une part, avec ses motivations et ses ressorts, ses modalités de production, de médiatisation et de réception, et la littérarité, d’autre part, avec son lot de questionnements communicationnels, sont observables comme des phénomènes sociaux effectifs, mais à ce point conjoncturels et situés qu’il est probablement impossible d’en dresser une description généralisable. À rebours, entre la pratique des objets (l’«observation  participante») et leur étude critique, on peut considérer comment l’industrie des écritures, la technique dans les phénomènes de médiatisation, la composition de publics (ou du moins d’«effets de public») construisent, dans le  monde contemporain, les conditions culturelles propices à l’apparition de formats réputés nouveaux et à leur mise en pratique par les usagers.

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    L’institut de twittérature comparée signale  dans  sa  note d’intention la place de la contrainte formelle et la vocation créative de l’écriture sur Twitter: «En twittérature, la totalité des procédés de mise en forme de l’imaginaire, des émotions ou de réflexion  se  déploient  dans  le  rectangle  de saisie des 140 caractères propre à Twitter». La figure de l’oxymore, qui oppose la «totalité» à l’image du «rectangle» est bien propre à montrer les attendus dialectiques de cette création.
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