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Small Worlds et le design de second ordre: ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de défi que c’est ennuyant

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Délinéaires (2009), sous la responsabilité de Laboratoire NT2 (2009)

Imaginez pendant un instant qu’en cherchant à vous amuser avec un jeu vidéo sur le Web, on vous propose un jeu qui est complètement dépassé d’un point de vue esthétique, extrêmement limité en terme d’interactivité et dont la dimension narrative est si pauvre qu’on pourrait aller jusqu’à dire qu’elle est inexistante. Il est fort probable que votre réaction initiale sera une insatisfaction entourée de frustration emballée dans de la consternation, pour calquer une formule célèbre de Winston Churchill1Churchill avait déclaré, le 1er octobre 1939, que la Russie était « A riddle wrapped in a mystery inside an enigma »: http://www.circ.ahajournals.org/cgi/content/full/92/7/1678.. Imaginez maintenant que le concepteur à l’origine du jeu ait créé à dessein une œuvre qui cherche à décevoir les attentes ludiques de l’utilisateur. Vous seriez alors en présence de ce qui est appelé un phénomène de « design de second ordre » (second order design), concept qui ouvre sur une potentialité inouïe pour le jeu vidéo de se faire œuvre d’art. La description du jeu Small Worlds de David Shule servira à démontrer en quoi consiste ce concept.

Il faut, tout d’abord, établir quelques principes clés du game design avant de passer à l’analyse du jeu de Shule. Dans leur essai Rules of Play, Katie Salen et Eric Zimmerman expliquent que le design « is the process in which designer creates a context to be encountered by a participant, from which meaning emerges2Salen, Katie; Zimmerman, Eric (2004). Rules of Play: Game Design Fundamentals. Cambridge: MIT Press, p. 33.». Ce « Meaningful Play »  qui découle du design est défini ainsi: « Meaningful play emerges from the interaction between players and the system of a game, as well as from the context in which the game is played » (Ibid.). Ce système de jeu, à son tour, est constitué par les règlements qui délimitent et spécifient les actions que le joueur peut poser dans un contexte de jeu donné.

On peut également considérer qu’un jeu vidéo est constitué de certains éléments, soit :

  • Les règles: les paramètres qui spécifient et contraignent l’expérience du joueur, donc permettent d’assigner un degré de difficulté au jeu, ce qui peut aussi bien en faire un défi corsé si les règlements sont nombreux ou proposer une liberté exceptionnelle quand les règlements sont plus souples.
  • L’interactivité: les possibilités d’action d’un joueur en respectant les règlements dans un univers de jeu donné. Plus souvent qu’autrement, une interactivité accentuée procurera une expérience de jeu plus divertissante puisque très variée.
  • La narrativité: aspect parfois secondaire et dont l’intégration comme caractéristique fondamentale des jeux vidéo est loin de faire l’unanimité dans la communauté de chercheurs s’étant penché sur la question. La narrativité est cependant très utile afin de permettre au joueur d’identifier le contexte du jeu: « Themes and plots – however vague- enable players to figure out game interfaces and the rules of the game: what actions are able to me as a player? And that is why most games use them3Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008). Understanding Video Games. : Routledge, 304 p. page 172.»  S’il est élaboré, un scénario permet de donner une valeur ajoutée au jeu en lui donnant un aspect narratif, voire cinématographique, qui amplifie son expérience de jeu. Par exemple, le jeu de tir à la première personne Halo propose un scénario plus détaillé qui permet au joueur de mieux s’identifier à son avatar.

Une élaboration particulièrement bien équilibrée de ces trois éléments de jeu permet de proposer une expérience satisfaisante à tout point de vue, en laissant au joueur une grande malléabilité dans son interactivité avec le système de jeu, une liste de règlements qui procurent un degré de difficulté suffisamment ajusté pour présenter un défi croissant et stimulant au joueur, ainsi qu’un scénario intéressant conférant une portée narrative pertinente, non seulement à l’égard de la progression dans le jeu, mais aussi à la réception du joueur.

Il faut toutefois émettre une réserve sur ce qui est écrit plus haut en précisant qu’un scénario rudimentaire, une interactitivé simple et des règlements limités n’empêchent pas de créer un jeu de grande qualité. Par exemple, Tetris, le jeu de puzzle dynamique créé en 1984 par Alexei Pajitnov, repose sur un principe de fonctionnement très simple, mais est tellement populaire que plus de 25 ans après sa création, de nombreuses rééditions pour les nouvelles plateformes de jeu sont développées périodiquement et il se classe au 4e rang de la liste des jeux vidéo les plus vendus de l’histoire par le site jeuxvideo.com.

Passons maintenant à ce qui est défini par Salen et Zimmerman comme le second order design: « The goal of successful game design is meaningful play, but play is something that emerges from the functioning of the rules. As a game designer, you can never directly design play. You can only design the rules that give rise to it. Game designers create experience, but only indirectly4Salen, Katie; Zimmerman, Eric, Op.cit., p. 168. ». Autrement dit, l’objectif d’un concepteur peut être de créer une expérience de jeu qui ne repose pas sur le plaisir ludique premier de développer des compétences permettant de surmonter les obstacles proposés.

Il est ici utile de préciser que le design de second ordre n’est pas un phénomène spécifique à la création de jeux vidéo: tout artiste peut aspirer à induire une réaction précise chez le récepteur de son œuvre. Par exemple, un auteur de romans policiers veut piquer la curiosité de son lecteur, un documentaire politique de Michael Moore veut provoquer l’indignation, un film d’horreur cherche à faire peur. Pour y parvenir, les artistes ont recours à des procédés stylistiques particuliers qui, espèrent-ils, susciteront la réaction prévue par leur convocation.

Ce qui fait du design de second ordre pour le jeu vidéo un cas particulier est que le concepteur contrôle les modalités par lesquelles un joueur prend connaissance et interagit avec une œuvre donnée. Le cinéaste ne peut retenir le spectateur de regarder un film tourné en 16:9 en format 4:3, pas plus que l’auteur peut empêcher un lecteur de jeter un coup d’œil aux dernières pages d’un roman avant d’y être parvenu dans sa lecture linéaire du texte. Le concepteur, en imposant des règlements et des paramètres d’interactivité au joueur, jouit d’un contrôle plus direct et restrictif sur l’expérience de ce dernier.

Il faut toutefois faire une utilisation souple de ce concept, puisqu’une application trop systématique de celui-ci est peu prudente. Il est toujours possible qu’un jeu soit détourné de sa fonction première et qu’un joueur décide de ne pas se contenter des objectifs premiers prévus par un concepteur afin de se doter de nouveaux paramètres de jouabilité. Cette subversion des paramètres de jeu initiaux par un joueur est appelé Transformative Play par Oli Sotamaa: « Transformative play is about players appropriating the playgrounds, innovating new tactics and changing the rules5SOTAMAA, Olli, « Let Me Take You to The Movies: Productive Players, Commodification and Transformative Play », in Convergence, no 13 (2007), p. 386, en ligne: http://con.sagepub.com/cgi/content/abstract/13/4/383 (consulté le 14 juin 2009).». On peut donc en déduire qu’il peut advenir un phénomène de design de second ordre quand un joueur décide de partir à la découverte de Liberty City plutôt que de se lancer dans une carrière de criminel dans Grand Theft Auto III6C’est une telle pratique de transformative play qui est à l’œuvre dans le machinima My Trip to Liberty City de Jim Munroe. , bien que rien ne pourrait porter à croire que les concepteurs du jeu ont pensé la jouabilité de GTA III en ce sens. Il existe toutefois des cas plus manifestes de design de second ordre, où un objectif de jeu qui diffère énormément de la simple « réussite » de celui-ci est prévue, voire induite, par un concepteur. Ces cas plus forts de design de second ordre se manifestent donc par une manipulation des paramètres de jeu qui entraînent le joueur à chercher ailleurs que dans l’atteinte d’un objectif précis et spécifié par des règlements un plaisir et une satisfaction dans son expérience de jeu. Autrement dit, il serait contraignant, voire risqué, d’affirmer qu’il y a ou qu’il n’y a pas de design de second ordre dans un jeu donné; il serait plus juste de voir ce phénomène dont la présence est plus ou moins apparente selon les cas.

AVIS AU LECTEUR: IL EST RECOMMANDÉ DE FAIRE SOI-MÊME L’EXPÉRIENCE DU JEU SMALL WORLDS AVANT DE LIRE LES PARAGRAPHES SUIVANTS

Prenons l’exemple du jeu Small Worlds. L’auteur du jeu, David Shule, s’est inscrit à un concours du site Jayisgames dont le thème était « explorer ». Quand le joueur commence une partie, pour toute prémisse narrative, la phrase « there is too much noise » apparaît à l’écran, ce qui ne fournit qu’une très mince information au joueur qui cherche à comprendre le contexte du jeu par le biais du scénario. Puis apparaît à l’écran le personnage que le joueur doit manipuler; son apparence se résume à trois pixels, il est donc difficile de lui attribuer des caractéristiques particulières au-delà de son aspect anthropomorphique aux proportions grotesques. Le décor dans lequel le personnage évolue, d’abord dissimulé sous une ombre noire qui se dissipe à mesure que le joueur se déplace dans le tableau, est lui aussi peu détaillé et rappelle davantage les jeux vidéo de première génération que les univers tridimensionnels très élaborés que la technologie actuelle permet de déployer. En terme d’interactitivé, le joueur a pour seuls contrôles des déplacements de gauche à droite et la capacité de sauter. Pour ajouter à ce design mimimaliste, les règlements du jeu sont pratiquement inexistants, puisque les seules restrictions sont des lois physiques empêchant au personnage de traverser les murs et de voler. Il n’y a aucune manière de mourir, aucun ennemi qui menace le personnage, aucune limite de temps qui pourraient contraindre le joueur à vouloir accomplir ses actions rapidement.

En somme, à première vue, le jeu semble assez ennuyant: il n’y a absolument pas de défi, on finit par comprendre que l’objectif du jeu est de réunir ensemble des objets scintillants sans savoir dans quel but, on se moque royalement du héros, on ne peut pas interagir avec le décor et le personnage a des mouvements limités.

Le fait de réduire au minimum le scénario7Cette narrativité minimale n’a pas empêché des internautes de proposer plusieurs interprétations aussi surprenantes que crédibles du jeu, que l’on peut lire dans la section des commentaires à l’adresse suivante: http://jayisgames.com/archives/2009/11/small_worlds.php, les règlements et l’interactivité, force donc le joueur à se concentrer sur autre chose. L’approche visuelle du jeu fait en sorte que l’on commence un tableau avec une vue très rapprochée du personnage et qu’à mesure qu’on se déplace dans l’environnement adjacent, le champ de vision recule progressivement. Soudainement, les pixels sont moins grossiers et les décors prennent une apparence étonnamment belle, du moins par rapport à la première impression qu’on en a eue. On en vient donc à se promener dans le tableau en cherchant à faire disparaître toutes les traces de noir qui cachent les parties non découvertes pour en obtenir une vue d’ensemble. Soudainement, on se met à explorer le tableau.

L’objectif direct de réussite ne repose toutefois pas sur ce désir d’exploration. C’est pourtant la simplicité avec laquelle Small Worlds peut être « réussi » qui entraîne le joueur à chercher ailleurs le plaisir de son expérience de jeu. Le plaisir ludique advient plutôt par l’exploration ayant pour but d’observer l’apparence des tableaux, qui sont assez beaux et qui, couplés à la musique, créent une atmosphère particulièrement intéressante, que de réunir les quatre objets dispersés dans les quelques « petits mondes » donnant le titre au jeu. L’objectif premier, soit la collecte des objets, est négligé par le joueur au profit d’une découverte qui devient plus captivante que ce qui est demandé par le design premier du jeu.

En somme, le design de second ordre est efficace parce que le sens plus profond du jeu est d’accomplir une exploration, et le joueur se met à explorer l’environnement justement parce que les autres aspects de la jouabilité sont décevants. Grâce à son jeu qui frustre les attentes initiales du joueur, David Shule parvient à susciter une expérience précise chez le joueur, non pas en le contraignant à l’exploration, mais plutôt en lui donnant si peu de défi par le jeu même que l’exploration devient plus intéressante que l’objectif principal de réussite.

Small Worlds, par le biais d’un design de second ordre marqué, permet ainsi de susciter une expérience esthétique véritable chez le joueur, ce qui en fait davantage une œuvre d’art qu’un divertissement. Un autre exemple peut être cité au passage, soit le jeu Septembre 12th de Golanzo Frasca, dont le design rend impossible l’accomplissement de l’objectif initial de réussite du jeu et ceci conduit à une réflexion sur la propagation du terrorisme généré par un effort de guerre qui vise justement à éradiquer ce phénomène. Que ce soit par la contrainte, le minimalisme du design ou par d’autres stratégies qui restent encore à explorer, les concepteurs de jeu vidéo peuvent, par une utilisation forte d’un design de second ordre, amener les joueurs à vivre une expérience dépassant la griserie du divertissement passager et stérile, ce qui finit de dissiper tout doute sur la valeur artistique du jeu vidéo.
  • 1
    Churchill avait déclaré, le 1er octobre 1939, que la Russie était « A riddle wrapped in a mystery inside an enigma »: http://www.circ.ahajournals.org/cgi/content/full/92/7/1678.
  • 2
    Salen, Katie; Zimmerman, Eric (2004). Rules of Play: Game Design Fundamentals. Cambridge: MIT Press, p. 33.
  • 3
    Egenfeldt-Nielsen, Simon; Smith, Jonas; Tosca, Susana (2008). Understanding Video Games. : Routledge, 304 p. page 172
  • 4
    Salen, Katie; Zimmerman, Eric, Op.cit., p. 168.
  • 5
    SOTAMAA, Olli, « Let Me Take You to The Movies: Productive Players, Commodification and Transformative Play », in Convergence, no 13 (2007), p. 386, en ligne: http://con.sagepub.com/cgi/content/abstract/13/4/383 (consulté le 14 juin 2009).
  • 6
    C’est une telle pratique de transformative play qui est à l’œuvre dans le machinima My Trip to Liberty City de Jim Munroe.
  • 7
    Cette narrativité minimale n’a pas empêché des internautes de proposer plusieurs interprétations aussi surprenantes que crédibles du jeu, que l’on peut lire dans la section des commentaires à l’adresse suivante: http://jayisgames.com/archives/2009/11/small_worlds.php
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