Entrée de carnet

Qui suis-je? Je suis dans un espace et un espace est en moi

Hamed Hajian
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

   

Comme enseignant ou comme étudiant, j’aime toujours entrer dans un nouvel endroit éducatif. Je suis toujours heureux, excité et bien sûr un peu stressé avant de m’introduire dans de tels endroits. Afin de pouvoir contrôler et canaliser mes émotions, j’arrive souvent un peu en avance. Je me promène un peu dans ce quartier et je l’observe. Je vais essayer de décrire ici quelques exemples de ce que j’y ai vu. J’avais l’habitude de faire ça en Iran. Une partie de moi est façonnée par l’espace urbain, les gens et la nature de Téhéran. Mon esprit résiste encore à l’atmosphère de Montréal et à sa nature. Pour cette raison, si c’était une curiosité pour moi en Iran, c’est une nécessité pour moi à Montréal. Je dois inventer des souvenirs de cette ville pour pouvoir non seulement y survivre, mais aussi y créer une œuvre d’art.

Le 25 septembre, le cœur battant, et avec beaucoup d’enthousiasme, je me suis rendu au séminaire, «Avec l’autre qu’humain», qui, cette fois, devait avoir lieu exceptionnellement au studio Nyata-nyata. Comme d’habitude, pour gérer mes émotions, je me suis promené dans le quartier où se tenait le cours. Je suis sorti de la station de métro Mont-Royal. J’ai vu un homme assis par terre. Une canette de bière était à côté de lui et il fumait. Il a crié fort: «Père, père… bonjour, père.» Un homme en longue robe noire entrait dans la station de métro. Il a regardé l’homme avec un sourire et a lentement levé la main. Je me suis dirigé vers l’ouest sur la rue Mon-Royal. Les magasins n’étaient pas encore ouverts. J’ai vu des poubelles pleines d’ordures dans une ruelle étroite. Au fur et à mesure que je m’éloignais de là, l’odeur des ordures a disparu. Au lieu de continuer tout droit sur la rue Mont-royal pour arriver au boulevard Saint-Laurent, je suis entré dans d’autres rues. Une femme âgée avec une canne et un petit charriot est passée devant moi.  J’ai trouvé Nyata-nyata. Les camarades arrivaient un à un, la porte n’était pas encore ouverte. Un peu au-delà de Nyata-nyata, du côté sud-est de l’intersection des rues Marie-Anne et Saint-Laurent, se trouvait un petit parc. Au bout de la rue Marie-Anne, devant ce petit parc, se détachait la colline du Mont-Royal. Des camarades entraient dans le bâtiment. Des poutres en fer se détachaient sur le mur de l’escalier. L’une des camarades a touché une des poutres très doucement. Les camarades de classe ont enlevé leurs chaussures et sont entrés dans la salle d’entraînement. Soudainement, je ressentis un sentiment étrange et familier qui m’envahissait ma pensée. J’avais l’impression d’être en Iran et d’entrer dans la maison d’un de mes proches. En Iran, nous enlevons nos chaussures avant d’entrer dans la maison.

Zab se tenait devant la porte de la salle avec un sourire. Elle nous a dit en ouvrant ses doigts croisés «Marchez dans l’espace comme vous voulez.» Après que j’aie entendu cette phrase magique, mon stress a disparu et mon bonheur s’est multiplié.

Marcher dans un espace inconnu est la première étape où non seulement je connais le lieu, mais aussi où je me sens faire partie de cet espace. J’ai commencé à marcher. Le tambour a été joué. Et puis, j’ai utilisé un des exercices de la méthode de Viewpoints. Pour échauffer mes organes, j’ai profité des exercices de yoga utilisés dans cette méthode. J’ai commencé les mouvements à vitesse lente et j’ai augmenté le tempo en répétant le mouvement. Ensuite, j’ai essayé de coordonner mes mouvements avec ceux de certains de mes camarades et d’imiter tout ce qu’elles/ils faisaient.

Grâce à cette méthode, l’acteur est encouragé à simplement accomplir une certaine action au lieu d’y réfléchir. Viewpoint transforme la reconnaissance de l’acteur et de son rapport à l’espace, à l’esprit, aux autres corps, au tempo, à l’architecture, au geste, à la réaction et là a présence sur scène.

J’ai vu le musicien. Le musicien était devenu le tambour et le tambour était devenu le musicien. Il ne pensait pas à ce qu’il jouait, il jouait simplement, sans réfléchir. Eh bien, alors que le son du tambour me pénétrait, mes organes ont abandonné la méthode de Viewpoint et ont simplement commencé à bouger. Comme chaque organe le voulait. Leur volonté ne venait pas d’une connaissance prédéterminée. Leur désir s’est formé en un instant et après un certain temps, ils sont devenus autre chose. Leur désir est né d’un besoin caché d’«être» et «la présence» dans «l’instant». Dans la conversation que les organes avaient avec le tambour et l’espace, ils sautaient, roulaient, rampaient, s’asseyaient, parfois vite et parfois lentement, sans déterminer un chemin, sans réfléchir à comment se déplacer. Ces organes étaient devenus une partie des autres organes et une partie du sol qui tremblait par la vibration du tambour-musicien. Cette vibration s’élevait du sol. Ce n’étaient plus des organes humains, ils étaient devenus d’autres choses qui, en un instant, ont révélé d’autres phénomènes cachés, ont dialogué avec eux et en sont devenus une partie. Cette révélation était comme d’éplucher les fines couches d’un oignon, découvrant une après l’autre leur peau. Et l’on peut dire que ces organes ne voulaient plus être des organes dotés d’un mécanisme spécifique. Ils créaient quelque chose et le détruisaient en un instant, et à partir de cette destruction, ils inventaient autre chose, un autre organe. Construire un autre organe m’arrive en voyant. Chaque vue, l’odeur et chaque son créent pour moi un souvenir comme la fine peau d’un oignon. Voir la ville, les gens, les choses et la nature me transforment en d’autres organes. Cela m’aide à sortir d’une crise et à me créer de «doux souvenirs» (Zhong Mengual, Estelle. 2021)

  

Probablement, si Zab parlait seulement, je ne vivrais pas ses paroles et je l’écouterais simplement avec un corps tendu.

  

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