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Que Dieu bénisse l’Amérique

Jean-Philippe Gravel
couverture
Article paru dans Films, sous la responsabilité de Équipe LMP (2007)

Œuvre référencée: Morin, Robert (2006), Que Dieu bénisse l’Amérique, Québec, 101 min.

Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)

Présentation de l’œuvre

Résumé de l’œuvre

Le 11 septembre 2001 dans une banlieue de Laval : entre les sacs de golf, le centre commercial, le restaurant chinois, la piscine creusée et le salon de coiffure, une poignée de voisins s’épient mutuellement, soupçonnant l’un d’entre eux d’être le mystérieux «alimenteur», un tueur en série qui assassine les prédateurs sexuels du quartier que répertorie une liste distribuée anonymement dans le secteur. Tandis que les attentats contre les tours du World Trade Center font la manchette des émissions de télé et de radio, les banlieusards ont d’autres comptes à régler : une femme soupçonne son mari d’être l’assassin, un homosexuel fomente la rupture de son couple, un paysagiste excentrique tente de comprendre le «message» derrière les agissements du tueur, une sexologue recyclée dans les téléphones érotiques invente des stratégies pathétiques pour trouver l’amour, le sergent-détective Maurice Ménard cherche à remonter le moral de son associé, en pleine dépression nerveuse. Pendant ce temps, Pierre St-Rock, un présumé pédophile récemment sorti de prison, tente d’échapper aux regards accusateurs de ses voisins, sans se douter que l’«alimenteur» est peut-être déjà à ses trousses.

Précision sur la forme adoptée ou sur le genre

Long-métrage de fiction. En surface, l’intrigue suit une trame policière qui sert surtout à donner à voir les bizarreries de comportement d’une poignée d’individus, bizarreries qui contrastent avec la façade de conformité et de consumérisme étouffants projetée par leur environnement.

Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre

Film choral à six protagonistes. Le récit est présenté comme un long flashback, introduit au début et à la fin par la narration de Maurice Ménard (Gildor Roy). Mais le récit en lui-même suit avec une attention assez égale les six protagonistes sans marquer la subjectivité des points de vue, donc sans avoir recours à la caméra subjective, procédé que Robert Morin pratique couramment par ailleurs (Requiem pour un beau sans-cœur, Yes Sir! Madame…, Le voleur vit en enfer).

Modalités de présence du 11 septembre

La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?

La présence du 11 septembre est générique. Les images des tours jumelles incendiées par les avions sont présentées sur des écrans de téléviseurs qui font partie du décor. La présence de ces images en arrière-plan ainsi que de certains commentaires entendus par l’entremise d’une émission radiophonique de type «ligne ouverte» n’apportent cependant que des retombées minimes dans le déroulement du récit, le cinéaste cherchant en quelque sorte à accuser par là l’«autocentrisme» de ses personnages, reléguant la catastrophe américaine à un arrière-plan accessoire.

Les événements sont-ils présentés de façon explicite?

Les événements sont présentés de façon explicite, bien que brève, et Robert Morin cherche par son approche à les relativiser (voir 5 a et 5 b).
Lors d’une scène d’embouteillage, un commentateur radio blague au sujet du premier attentat : «Tchèquez ça…; parlant d’arriver au travail… Ça vient de nous arriver sur un, sur un fil de fer, là. Imaginez. À New York, à matin, ok? Y a un boss qui était tellement pressé d’arriver à son bureau du World Trade Center, qu’ya décidé de rentrer drette dedans avec son jet privé!» (cf. vers 18’30). La nouvelle se perd ensuite dans un flot de faits divers locaux ou est interrompue par de la musique.

À quelques reprises, le décor comprend des téléviseurs diffusant des images des tours en flammes. Elles sont généralement regardées de manière distraite (comme le fait ce client d’un restaurant chinois sur sa télé portative pendant qu’il mange) ou ignorées par les personnages. Il n’y a pas de son audible.
L’attitude face aux événements confine à l’indifférence; on sent que les protagonistes traitent cette information comme s’il s’agissait d’une nouvelle parmi d’autres : un bruit de réveil-matin que l’on éteint aussitôt, un sujet de conversation idiote dans un salon de coiffure, un détail visuel que l’on ne regarde pas, ou distraitement.

Moyens de transport représentés: L’action du film se déroulant en banlieue, la voiture y joue un rôle prédominant. Employée au départ comme attribut typique de la banlieue au même titre que les sacs de golf, les serres à outil et les grils à barbecue, elle est aussi employée comme un instrument de filature, puis de poursuite ; c’est aussi en jetant sa voiture dans une piscine creusée qu’un des personnages se donnera la mort.

La voiture n’est donc pas toujours exclusivement employée comme moyen de transport : dans l’une des scènes du film (autour de la 35e minute), l’enquêteur Maurice fait essayer une voiture sport à son partenaire déprimé afin de lui remonter le moral (la voiture comme moyen de consolation, donc.)

Par ailleurs, la camionnette du paysagiste sort du lot de berlines, de coupés et de véhicules SUV anonymes qui occupent le décor; avec son intérieur aménagé comme un bazar, il s’agit du seul véhicule dont on puisse dire qu’il est une extension de la personnalité de son propriétaire.

Médias et moyens de communication représentés: Les moyens de communication sont mis en scène. Il a déjà été question de la télévision et de la radio (cf. 2a et 2b), mais c’est le téléphone cellulaire qui se révèle l’accessoire le plus important du film, à un point tel que les échanges téléphoniques sont représentés par une «gimmick» de mise en scène qui consiste à mettre en mortaise le visage de la personne qui est à l’autre bout du fil, de sorte que l’image flotte autour de l’interlocuteur comme une boule de noël kitsch.

De façon générale, l’emploi du téléphone cellulaire connote l’isolement et le manque de réelle communication entre les personnages. Les conversations se limitent à des échanges anecdotiques et banals, le téléphone peut sonner à tout moment et, ainsi, couper court à des scènes autrement plus intenses au niveau dramatique. Quant à l’ancienne sexologue qui fait des appels érotiques, elle ne cesse de se faire raccrocher au nez, tant par ses clients que par les inconnus — les prédateurs sexuels de la liste — à qui elle confie son désarroi, dans l’espoir de nouer contact avec eux. De manière générale, le téléphone cellulaire s’avère ici un outil qui réduit la communication humaine à une certaine trivialité.

Ajoutons que la voiture banalisée du Sergent Ménard est équipée d’un récepteur radio à circuit fermé. Les bribes de conversation transmises par ce récepteur évoquent la tiédeur avec laquelle est accueillie la nouvelle des attentats : un agent se plaint de la fermeture des aéroports, un autre annonce que certaines tours à bureaux du secteur fermeront leurs portes pour la journée.

Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?

Aucun lien entre les personnages et les événements de 2001. Le point de vue sur les événements du 11 septembre est pour ainsi dire distrait. L’évocation des attentats du 11 septembre à la radio et à la télévision est bien présente mais ne perturbe aucunement le train-train des protagonistes. Seul le discours de Georges W. Bush donné à la nation américaine le soir du 11 septembre semble solliciter un certain intérêt à la toute fin du film, essentiellement parce qu’à ce moment précis les personnages ont été les témoins d’un événement tragique qui s’est déroulé dans leur propre quartier.

Aucun protagoniste n’est impliqué dans la préparation, la gestion ou les suites de l’événement. Les événements sont abordés d’un point de vue contextuel.

Aspects médiatiques de l’œuvre

Des sons sont-ils présents?

Sons intra-diégétiques : bulletins d’informations et conversations de lignes ouvertes font partie du paysage sonore de certaines scènes, en guise de bruit de fond.

Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?

Ne s’applique pas.

Autres aspects à intégrer

N/A

Le paratexte

Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat

«Le 11 septembre 2001, en banlieue de Montréal. Pierre St-Roch, un prédateur sexuel libéré la veille, est interdit chez lui par son épouse à qui il clame son innocence. Il doit aussi affronter le jugement silencieux de ses voisins qui connaissent ses démêlés avec la justice grâce à une liste qui circule illégalement et qui répertorie les prédateurs sexuels habitant dans le secteur. Enfin, pour ajouter à sa tragédie, trois des cinq prédateurs listés ont été assassinés et mutilés par un justicier désaxé.»

Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises

«L’histoire était déjà là [avant le 11 septembre], un scénario sur l’individualisme. Je l’ai greffée au 11 septembre puisque ce qui est arrivé aux Américains ce jour-là vient de leur fermeture au monde. Certaines choses y sont improbables, mais permettent de dégager une morale. Les Américains ont reçu des avions en pleine gueule parce qu’ils ont toujours ignoré le reste de la planète. Dans le même esprit, alors que tout le monde s’intéresse à ce qui se passe à New York, mes personnages ne pensent qu’à ce qui leur arrive à eux.

Le film est construit comme une fable. Mes personnages vivent à Brossard comme d’autres habitent Cincinnati. Ils collaborent peu ensemble, se connaissent à peine. Chacun vit dans son ranch quelque part en banlieue. La fable est construite autour de cet autocentrisme. S’ils avaient été Américains, chacun serait retourné à son individualisme après le choc, puisque le 11 septembre n’a pas particulièrement soudé les Américains, n’a pas changé les mentalités. À la fin, mes personnages tirent plutôt une leçon de ce qui leur est arrivé.»

«Je suis fasciné par les criminels, les seuls véritables personnages dramatiques, shakespeariens, de notre époque. » Entretien avec Robert Morin. Ciné-Bulles, volume 24 numéro 1, hiver 2006, p.4.

Citer la dédicace, s’il y a lieu

À Guy Gauthier (1950-2005)

Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web

https://web.archive.org/web/20070813210903/http://www.voir.ca/cinema/cinema.aspx?iIDArticle=40350 [Page consultée le 14 août 2023]
http://www.radio-canada.ca/arts-spectacles/cinema/2006/02/16/002-ameriqu… [Cette page n’est pas accessible]
Stéphane Defoy, «Apparences trompeuses», Ciné-Bulles, volume 24 numéro 1, hiver 2006, p.8-9.

Impact de l’œuvre

Inconnu pour le moment (07/2007)

Pistes d’analyse

Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre

Comme l’atteste la citation ci-haut [en 4b], c’est plutôt une entreprise de «démythification» qui se déploie ici. À certains égards, le traitement du 11 septembre choisi par Morin rappelle en son esprit la contribution du britannique Ken Loach dans le film collectif 11’09″”01, laquelle évoquait un «autre» onze septembre, celui du coup d’état Chilien de 1973, qui avait installé au pouvoir le régime répressif d’Augusto Pinochet avec l’aide de la CIA. Chacun à leur façon, le segment de Loach et le film de Morin relativisent l’importance accordée aux attentats par le discours officiel, qui en a fait, de façon stéréotypée, une tragédie sans précédent, alors que son seul caractère de nouveauté réside sans doute dans le fait qu’il ait fait occuper à l’oppresseur le rôle de la victime. Ce faisant, les deux cinéastes semblent accuser le fait que les attentats n’ont pas davantage alimenté un examen de conscience collectif.

Presque tout au long de Que Dieu bénisse l’Amérique, les personnages se préoccupent essentiellement de bagatelles; cependant, l’événement tragique qui survient au dernier acte leur sert aussi de révélateur de leur petitesse, et devient l’instrument d’une conscientisation qui les convertira à des valeurs d’ouverture et de partage communautaires. Cette finale optimiste, surprenante pour plusieurs et parfois dénoncée pour son apparent moralisme, présente une image inversée de ce qui s’est produit aux États-Unis après les attentats : oppression sécuritaire, croissance du racisme, refus du dialogue avec les autres communautés, manichéisme guerrier du discours politique, etc.

Donner une citation marquante, s’il y a lieu

«Dans les jours qui ont suivi le 11 septembre, on a essayé de nous faire accroire que c’était plus important de punir les coupables des attentats que d’essayer de les aider par tous les moyens pour pu que ça recommence. Quatre ans plus tard on voit ce que ça a donné c’t’affaire-là. Nous-autres, nous autres le lendemain de notre 11 septembre à nous-autres ça s’est passé autrement notre affaire. Comme tous ceux dans le monde à qui y’est arrivé un malheur ce jour-là on avait pas ben ben la tête à prendre les Américains en pitié… […] Pour nous-autres y’avait juste Sylvain qu’y était mort sans qu’on soupçonne le mal qu’y avait en d’dans d’lui. C’est en essayant ensemble de comprendre c’qu’yavait pu vivre qu’on s’est mis à s’parler. Pis surtout, surtout à s’écouter les uns les autres. Pis ensuite Pierre pis toute ceux qui y étaient passés. En tout cas, on peut dire que le 11 septembre 2005, on est venus à bout de s’accepter tels qu’on est. En faisant ça, on s’est chacun amélioré un petit peu aussi. Assez, en tout cas, qu’à c’t’heure on est toutes ben contents de vivre s’a même rue. »

Noter tout autre information pertinente à l’œuvre

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Affiche / pochette du film

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