Entrée de carnet

Prolégomènes

Gabriel Tremblay-Gaudette
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Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

En 1994, l’infulent historien de l’art W.J.T. Mitchell ouvrait son essai Picture Theory 1 Mitchell, W.J.T. Picture Theory. Chicago : University of Chicago Press, 1994, 445 pages par un chapitre intitulé “The Pictorial Turn”. L’auteur n’étend la portée de ce “tournant pictural” qu’au contexte très délimité des institutions académiques, qui accordent une place de plus en plus grande aux représentations visuelles; or, force est de reconnaître que la place de l’image dans la culture contemporaine s’étend au-delà des murs des universités. Les images étaient entrées en circulation de manière plus importantes déjà avec l’imprimerie, puis avec le journal quotidien et son inclusion abondante de photographies; le cinéma et la télévision n’ont fait que poursuivre cette lancée, en permettant au passage la mise en mouvement des images. 2 Il serait cependant erroné de penser que l’image n’avait jamais été mise en mouvement avant l’invention du cinéma; mentionnons les précurseurs que sont le Zoetrope, apparu en Chine au 2e siècle après Jésus-Christ, le phénakistiscope, inventé par Joseph Plateau en 1832, et le zoopraxiscope de Eadweard Muybridge apparu en 1879. Il n’en demeure pas moins que le cinéma et la télévision ont permis la diffusion à un plus grand public d’images animées. Pourtant, il est possible de penser que la montée du Web n’est pas qu’un prolongement de cette ascension, mais qu’elle en reconfigure les modalités de production, de diffusion et de réception.

Loin de moi l’idée de vouloir affirmer unilatéralement que nous sommes présentement dans une “culture de l’image”; cette affirmation est éminemment disputable. Mitchell lui-même avait brillament démontré dans Iconology 3 Mitchell, W.J.T. Iconology. Image, Text, Ideology. Chicago : University of Chicago Press, 1986, 226 pages. que la séparation entre le texte et l’image était beaucoup moins imperméable et radicale que ce que l’on en pense habituellement. Si l’on voulait désigner le Web comme symptôme et agent de transformation principal ayant mené à l’avènement d’une culture de l’image, il serait nécessaire de rappeler que la navigation sur le Web repose en grande partie sur des informations textuelles, et que rares sont les sites qui ne sont formés que d’images  – même des aggrégateurs de photographies comme Flick contiennent des outils permettant d’assigner des informations textuelles (tagging) à des images afin d’en faciliter la recherche. La porte royale de la navigation sur le Web demeure les moteurs de recherche, que l’on emploie grâce à l’usage de mots.

Tout de même, le Web, et les capacités technologiques faramineuses de dépôt et d’archivage d’images qu’il déploie, ne peut pas être sans impact sur notre rapport à l’image. La question qui animera mon carnet de recherche sera donc : en quoi les diverses technologiques de diffusion, de manipulation et d’accessibilité à l’image, rendues possibles par le numérique, modifient-elles le statut de l’image ? 4 Afin de ne pas alourdir le texte, je substituerai au syntagme “image numérique sur le Web” la simple mention du mot “image”, en faisant des distinctions au besoin.

Trois constats de départ guideront mes réflexions :

Mobilité de l’image : Une image mise en ligne à 11h00 par un intenaute à Sydney peut être visionnée par un internaute de Johannesburg à 2h01. La période de latence associée`à la photographie argentique – l’écart temporel parfois considérable qui sépare l’appui du déclencheur et le développement du cliché, auquel s’ajoute le passage par une salle de presse dans le cas d’une publication de masse – se calculant au minimum en heures, est, dans le cas du numérique, chronométrable en minutes, voire en secondes si l’appareil utilisé est connecté au réseau Internet. J’arrive dans un restaurant et j’en prends une photographie avec mon cellulaire; vous pourrez accéder à une représentation visuelle du lieu que je visite dans la minute.

Multiplication de l’image : Les albums de photographie traditionnels, remplis de clichés de la taille d’une carte postale et préservés sous papier cellophane, ne sont pas aussi faciles à conserver et distribuer que “l’album facebook” des dernières vacances en famille – et les versions matérielles des albums sont rarement aussi volumineuses que leurs contreparties numériques. Les appareils de photographie numérique permettent de stocker beaucoup plus de photographies que leurs ancêtres, amenant parfois à faire preuve de moins de discernement face à ce qui ferait une photographie belle ou pertinente. On peut se permettre d’être moins avare lorsqu’on dispose de plus de 24 poses. De plus, auparavant, seuls quelques privilégiés, les photographes journalistiques et professionnels, pouvaient espérer rendre public le résultat de leur travail ; avec des sites de réseaux sociaux et autres développements Web 2.0, la diffusion de l’image n’est plus limitée par des contraintes matérielles.

Malléabilité de l’image : Des logiciels de traitement de l’image comme Photoshop proposent des options de pointe que seuls des experts emploient, mais il est également possible pour quiconque a quelques heures à consacrer à l’apprentissage des rudiments de ces logiciels de pouvoir effectuer des opérations de manipulations plastiques et iconiques, passant de la simple retouche d’ordre cosmétique à la création d’une supercherie visuelle, qu’elle soit détectable ou non. Sur le Web, les mèmes numériques prennent parfois la forme de phrases, mais aussi et surtout, d’images qui sont détournées et manipulées à toutes les sauces. L’immense popularité du site 4chan s’explique notamment par la prolifération de ces manipulations mises en ligne à une rapidité spectaculaire, une forme d’appropriation de l’image sans précédent.

On notera au passage que ces trois constats de base semblent ne concerner que l’image photographique. Bien que l’essentiel de ma réflexion portera sur ces cas, je ferai de mon mieux afin d’émettre des hypothèses et de tenter des conclusions qui pourraient également s’appliquer aux dessins, par exemple. Le site francophone Grandpapier permet à de nombreux bédéistes et illustrateurs, amateurs et professionnels, de faire partager leurs oeuvres à potentiellement tous les utilisateurs du Web.

Autre point à ne pas passer sous silence, les trois constats émis plus haut (accessibilité, exponentiation et manipulation) ont trait à des caractéristiques pragmatiques de l’image numérique à l’ère du Web. Ce sont ces caractéristiques que je voudrai envisager tour à tour, en essayant de leur accorder une importance égale, au travers de compte-rendus d’articles et d’essai pourtant sur ces questions et d’analyses ponctuelles d’oeuvres et/ou de phénomènes propres aux pratiques iconographiques numériques des plus variés. Partant de ces caractéristiques pragmatiques, je  chercherai ensuite à penser si celles-ci ont un impact ontologique marqué sur le statut de l’image dans l’imaginaire contemporain. À l’époque actuelle, le “rapport à l’image”, compris comme son emploi, sa consommation, son appropriation et sa mise en circulation, est nettement et irrémédiablement transformé, mais est-ce que cela nous amène à reconsidérer en profondeur notre “rapport à l’image” compris comme le statut conceptuel que nous entretenons avec les représentations visuelles à l’écran?

La suite de ce projet de recherche (que je reconnais comme beaucoup trop ambitieux pour ce modeste exercice académique) dans les prochaines entrées de mon carnet.

 

  • 1
    Mitchell, W.J.T. Picture Theory. Chicago : University of Chicago Press, 1994, 445 pages
  • 2
    Il serait cependant erroné de penser que l’image n’avait jamais été mise en mouvement avant l’invention du cinéma; mentionnons les précurseurs que sont le Zoetrope, apparu en Chine au 2e siècle après Jésus-Christ, le phénakistiscope, inventé par Joseph Plateau en 1832, et le zoopraxiscope de Eadweard Muybridge apparu en 1879. Il n’en demeure pas moins que le cinéma et la télévision ont permis la diffusion à un plus grand public d’images animées.
  • 3
    Mitchell, W.J.T. Iconology. Image, Text, Ideology. Chicago : University of Chicago Press, 1986, 226 pages.
  • 4
    Afin de ne pas alourdir le texte, je substituerai au syntagme “image numérique sur le Web” la simple mention du mot “image”, en faisant des distinctions au besoin.
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