Entrée de carnet

Politique du réseau. Politique de l’essaim.

Frédérick Maheux
couverture
Article paru dans Revenir et s’écrire dans les traces, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Katya Montaignac (2023)

     

      

Have you ever heard of insect politics? Neither have I. Insects… don’t have politics. They’re very… brutal. No compassion, no compromise. We can’t trust the insect. I’d like to become the first… insect politician.

 – Seth Brundle, The Fly (Cronenberg, 1986)

     

La créature qui émerge du prototype de telepod de Seth Brundle n’est ni un être humain ni la mouche qui se trouvait malencontreusement dans le dispositif. Brundlefly est une fusion non seulement des deux corps, mais également de leurs facultés perceptuelles, résultat du «désir de l’homme de dépasser ses limites originelles» (Véronneau, 1990, p. 147). Le corps de Seth Brundle est incapable de contrôler les mutations. L’absorption de nutriment, la libido et la cognition deviennent celles de la mouche. Le scientifique n’est pas horrifié, au contraire, il est émerveillé par ce qui lui arrive, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Reza Negarestani (2003) décrit ainsi le danger de l’accueil, de l’ouverture à ce qui est extérieur à nous:

Through affordance, openness is represented as the level of being open (to) not being opened (the plane of epidemic and contagion: plagues, contaminations, possession, etc.). “I am open to you.“ means, I have the capacity to bear your investment or “I afford you” [..] if you exceed this capacity I will be cracked, lacerated and laid open.

En ce sens, The Fly m’apparaît un film extrêmement politique. Citton (2018) emploie le terme «écologie» pour situer les vivants dans des «milieux attentionnels». Si notre «attention est toujours située dans des milieux», celle-ci est également intimement liée aux capacités sensorielles et cognitives qui sont affectées par l’environnement et qui affectent l’environnement (Parikka, 2010, p. 69). Accueillir en soi des facultés étrangères aux paramètres de son propre corps implique un risque de déchirement, de craquement de l’enveloppe corporelle et psychique.

Lorsque Brundle mentionne que les insectes n’ont pas de politique, la mutation n’est pas encore complétée. Entre homme et mouche, il est isolé de toute cohorte du vivant. Son opinion est à la fois anthropocentrée et celle d’une entité inédite sur la Terre, voire l’univers. Il oublie que les insectes, dont les mouches, s’ordonnent en essaims. Les essaims, en soi, sont extrêmement révélateurs des potentiels de devenirs et de dissolution des organisations du vivant: «Swarms are time. Swarms are not ready-made organizations but are continuously on the verge of becoming one but also dissolving. They are radically heterogeneous but still consistent, local patterns continuously feeding into a dynamic global pattern» (Parikka, 2010, p. 59). Le concept d’essaim permet de saisir les effets (stabiliser les entités de l’essaim) et les affects des technologies de l’information (les micromouvements). Son pendant technologique serait le network, le réseau (Ibid., p. 49).

L’émergence des réseaux informationnels globaux est intimement liée au néolibéralisme. Ce dernier, pour Damian, «cible et formate nos actes de perception, il désorganise nos capacités d’attention, tantôt en les sursollicitant, tantôt en les laissant à l’abandon» (2018). Est-ce que ce contrôle de l’attention par ces réseaux, qui agissent comme des essaims, est la forme d’alimentation de ce que Citton nomme un «alien insatiable, que nul d’entre nous ne contrôle» (Citton, 2018): le capitalisme? Pour Sadie Plant et Nick Land (1994, p. 308), le capitalisme appartient d’ailleurs à ce qui est autre (et davantage), que l’humain: «Le capitalisme n’est pas une invention humaine, mais une contagion virale, répliquée cyberpositivement à travers l’espace post-humain». Intégrer les essaims de ces réseaux implique-t-il de s’ouvrir à une possession/mutation par le néolibéralisme, et donc un risque d’être dépassé et déchiré par celui-ci?

Les jeux vidéo appartiennent à ces réseaux comme produit, comme une résonance du néolibéralisme qui marque la transition d’une société du spectacle debordienne à une société du jeu «fondamentalement procédurale, interactive, participante et mise en réseau» (Jagoda, 2020, p. 14).  Ils sont conçus pour «capturer l’attention, la perception et la sensation des corps humains». Cette capture de l’attention serait une «fonction cruciale de la modernité» (Parikka, p. 109). Parikka reproche aux jeux vidéo commerciaux, notamment SimAnt (1991) de compromettre les processus radicaux des nonhumains lorsqu’ils incorporent l’écologie des insectes. Mais peuvent-ils être davantage?  Si «la nature nonhumaine de la technologie peut facilement être reliée à celle des animaux» (Ibid., p. 119), des expériences en ce sens m’apparaissent encore une fois nécessaires et pertinentes.

Comment créer des jeux vidéo qui ouvrent un accès aux perceptions externes à l’humain? Ces derniers peuvent-ils agir comme révélateurs de l’effet du capitalisme sur notre attention? Pour Anna Anthropy (2012, p. 20), puisque les jeux sont composés de règles, ils sont particulièrement appropriés pour «explorer les dynamiques des systèmes» et à «communiquer des relations». J’entrevois cependant bien humblement que de telles expériences ne permettront que des accès partiels, au même titre que Brundlefly n’avait jamais le potentiel de devenir une mouche «en soi».

     

Bibliographie

Anthropy, A. (2012). Rise of the videogame zinesters: how freaks, normals, amateurs, artists, dreamers, dropouts, queers, housewives, and people like you are taking back an art form (Seven Stories Press 1st ed). Seven Stories Press.

Citton, Yves. (2018). «De l’écologie de l’attention à la politique de la distraction», dans M. Dugnat  (dir.), Bébé attentif cherche adulte(s) attentionné(s), Toulouse: Érès, p.11-27.

Damian, Jérémy (2021). «Cosmodélies: scènes de l’attention», dans Corps-objet-Image, no. 4, Théâtres de l’attention. En ligne.

Jagoda, P. (2020). Experimental games: critique, play, and design in the age of gamification. University of Chicago Press.

Negarestani, R. (2003). Death as a Perversion: Openness and Germinal Death. Ctheory, https://journals.uvic.ca/index.php/ctheory/article/view/14550

Parikka, J. (2010). Insect media: an archaeology of animals and technology. University of Minnesota Press.

Sadie P. et Land N. (2019). Cyberpositive. Dans  Mackay, R. et Avanessian, A. (dir.). (2019). #accelerate# (p. 303-314). Urbanomic.

Véronneau P. (1990). Monstration et démonstration. Dans Handling, P., Véronneau, P. et Moffat, A. N., L’Horreur intérieure: les films de David Cronenberg. Ed. du Cerf la Cinémathèque québécoise.

    

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