Entrée de carnet
Pierre Michon, roi et bouffon
Œuvre référencée: Michon, Pierre. Le Roi vient quand il veut. Propos sur la littérature, Paris, Albin Michel, 2007, 394 pages.
Pierre Michon occupe une place à part dans l’espace littéraire de la France contemporaine; une place à la fois élevée et solitaire, royale: un trône. À l’occasion, rare comme il se doit, le roi descend de son trône – pour faire le bouffon! Cette phrase de Balzac, placée en exergue de Trois auteurs (Verdier, 1997), résume bien l’affaire: «Tu pourras être un grand écrivain, mais tu ne seras jamais qu’un petit farceur».
À la parution des Vies minuscules (Gallimard, 1984), un cercle assez restreint d’admirateurs, composé d’intellectuels et d’universitaires, intronise Michon et lui fait la cour. Depuis, on lui rend des hommages dignes de sa souveraine condition: il n’y a qu’à voir avec quelle emphase certains interlocuteurs du Roi vient quand il veut présentent l’écrivain…
Parmi les pairs, la pose est reconnue comme telle et acceptée, voire encouragée, sourire en coin. Surtout depuis que l’arrêt a été prononcé, à l’occasion d’une émission sur les auteurs contemporains de la regrettée Qu’est-ce qu’elle dit Zazie?, il y a une dizaine d’années: «Au fond, Michon, c’est le roi!»
Au cours des années, le roi est descendu de son trône une trentaine de fois pour satisfaire ses admirateurs et rappeler à leur bon souvenir le visage du petit farceur; cela donne maintenant Le Roi vient quand il veut, un recueil d’entretiens légèrement retouchés par l’auteur et réunis par Agnès Castiglione (avec la participation de Pierre-Marc de Biasi). On rompt ainsi, d’une façon quelque peu oblique, avec une disette de cinq ans, Michon n’ayant rien fait paraître depuis Abbés et Corps du roi (Verdier, 2002).
Disons-le d’emblée: le travail d’édition n’est pas parfait. La disparité des formes et des formats d’entretiens est assez dérangeante : plusieurs présentations sont trop longues (on aurait pu choisir d’éliminer toutes les présentations à peu de frais) et certains entretiens réalisés par courrier ou par courriel, ne comptant qu’une ou deux questions, ressemblent moins à des entretiens qu’à des textes brefs d’auteur sur sujet imposé. Une autre critique, plus personnelle celle-là: pourquoi avoir masqué les noms des interlocuteurs de Michon? Quand je lis un entretien, j’aime bien savoir qui pose les questions.
La préface de l’auteur, «Le guéridon et le dieu bleu», donne le ton. Michon y parle des entretiens menés dans l’île de Jersey de septembre 1853 à décembre 1855: Victor Hugo interviewant Shakespeare, Galilée, l’Océan, Moïse, Jésus-Christ, la Mort et d’autres. «C’est le meilleur recueil d’entretiens que je connaisse» (p. 7), affirme Michon, mi-figue mi-raisin. On peut bien rire d’Hugo devant sa table tournante, mais n’a-t-il pas raison de «préfère[r] s’entretenir avec des morts compétents plutôt qu’avec des imbéciles vivants?» (p. 8). «Nous posons à n’importe quel écrivain, c’est-à-dire à l’heure qu’il est tout le monde, les questions que Hugo posait, lui, à qui de droit, à qui pouvait lui répondre, à Jésus ou Galilée» (p. 9). Michon bondit dans la danse: il s’abaisse, se disant possiblement imbécile, ou du moins tout le monde, peut-être même pas un écrivain; mais en même temps il s’élève, car c’est lui, c’est Hugo – c’est la littérature en personne qui parle aux grands morts. Si je suis un imbécile, dit-il en somme, vous l’êtes encore plus de m’interviewer moi; personnellement je n’interroge que les morts.
Pour dire vrai, cette posture n’est pas étrangère à la littérature même telle que la conçoit et la pratique Michon. Sa prose exigeante, on l’a beaucoup dit, travaille à tenir les extrêmes: le haut et le bas, le grand et le petit, le divin et le vulgaire, le classique et le barbare, la Belle Langue et le patois. L’ombre de la Creuse natale plane sur l’auteur et sur son œuvre. Comme à Pierre Bergounioux, écrivain frère originaire de la Corrèze, la littérature apparaît d’abord comme une impossibilité ou une imposture. Écrire sera donc, pour Michon, un effort pour concilier la complexion rurale et l’idée très élevée que l’on se fait de la Littérature depuis la relégation d’origine. Le tour de force de Michon – Le Bruit et la fureur français –, ç’aura été les Vies minuscules. C’est de ce livre dont il est le plus souvent question dans le recueil. Michon entretient lui-même le culte, parlant volontiers des Vies minuscules comme d’un miracle impossible, accompli: le récit d’une dégradation retournée en élévation.
Le problème, c’est que le roi vient quand il veut: le miracle ne se reproduit pas, ou ne se commande pas. Depuis les Vies minuscules, Michon a donné d’excellents textes, plus courts et plus obliques, sur des sujets en apparence moins personnels. Dans Le Roi vient quand il veut, il classe lui-même ces textes en trois groupes: 1- les textes sur des artistes (Vie de Joseph Roulin, Verdier, 1988, Maîtres et serviteurs, Verdier, 1990, Le Roi du bois, Verdier, 1996), 2- les textes «historiques» (L’Empereur d’Occident, Fata Morgana, 1989, La Grande Beune, Verdier, 1996, Mythologies d’hiver, Verdier, 1997, Abbés, Verdier, 2002) et 3- les textes sur des écrivains (Rimbaud le fils, Trois auteurs, Verdier, 1997, Corps du roi, Verdier, 2002). En exagérant un peu la pose, Michon prétend qu’il a écrit tous ces textes simplement «pour garder la main» (p. 324), en attendant un nouveau miracle. L’ordre chronologique de présentation des entretiens, s’il est attendu, a l’avantage de rendre perceptible l’évolution du conflit entre l’écrivain et son œuvre. On note ainsi une certaine inflexion dans les entretiens des cinq dernières années. Le texte sur Booz endormi de Hugo dans Corps du roi pourrait bien être un signe avant-coureur du retour du roi:
Il y a Vies Minuscules – ensuite il y a tout ce qui précède le dernier texte de Corps du roi, dit Michon. Ce texte m’a libéré du long deuil qu’a été Vies minuscules. Parce que j’en ai porté le deuil: je pensais véritablement, l’ayant fini, que quelque chose d’essentiel allait se passer (rires). Et puis, écrivant le dernier texte de Corps du roi, je me suis rendu compte que ce qui avait fait Vies minuscules, que je croyais jusque-là être une sorte de plainte familiale, n’était que ma propre voix, que c’était elle qui importait. C’est elle que j’ai retrouvée à la fin de Corps du roi – celle sur laquelle je travaille actuellement, et qui me surprend (p. 324).
Dans le dernier texte de Corps du roi, Michon fait une lecture publique de Booz endormi; il se prend pour le roi de la littérature: il tue Hugo. Le soir, dans un bistrot, il est ivre et triomphant. Il parle fort, il tâte royalement les fesses de la serveuse: on l’expulse, on le jette sur la terrasse. Couché sur le dos, détrôné, il regarde le ciel, ce «très grand homme»: c’est lui le vrai roi. Dans sa pirouette, le roi est redevenu bouffon.