Entrée de carnet
Lire les dédales d’un étrange labyrinthe
Œuvre référencée: Basara, Svetislav. Perdu dans un supermarché, traduit du serbe par Gojko Lukic, Montréal, Les Allusifs, 2008, 179 pages.
Svetislav Basara frappe encore. Son dernier livre traduit en français, Perdu dans un supermarché, regroupe vingt-deux nouvelles placées sous le signe des identités narratives troubles. Vingt-deux nouvelles qui présentent autant de situations étranges face auxquelles le lecteur ne sait pas toujours comment réagir. Vingt-deux nouvelles qui font penser, d’une certaine façon, à celles de Kafka, de Borges et de Cortázar. J’aborderai ce petit ouvrage fascinant en passant par l’identité des personnages narrateurs, les mises en scènes problématiques de la transmission narrative et les invraisemblances empiriques.
Qui sont donc ces personnages narrateurs?
La majorité des nouvelles du recueil sont menées par un personnage narrateur écrivain dont l’identité rappelle celle de l’auteur. Le narrateur, dans la plupart des nouvelles, porte le même nom que l’écrivain serbe, Svetislav Basara. Il se montre très souvent en train de performer son geste d’écriture et fait sans cesse référence aux personnages de ses livres précédents (on note plusieurs renvois à Histoires en disparition, paru en 2001, entre autres). À l’occasion, le personnage principal peut s’appeler Bob Horn, mais il n’agit pas à titre de narrateur dans ces cas particuliers, puisqu’un narrateur extradiégétique se charge de raconter son (ses) histoire(s). Les nouvelles racontent en général la crise d’identité du narrateur Basara, crise qu’il vit à travers des événements parfois anodins, parfois extraordinaires. Par exemple, dans la nouvelle «Histoire d’une chute, accompagnée d’interventions paranoïaques sous forme de corrections, et qui par son titre rappelle les tableaux de Dalí de la période 1932-1940», le narrateur raconte son histoire tandis qu’il tombe du haut de la tour Eiffel (j’y reviendrai); dans «Le cinéma où l’on projette de mauvais rêves», il entre dans l’histoire d’un film projeté au cinéma auquel le titre de la nouvelle fait référence; dans «Perdu dans un supermarché», le narrateur est enfermé la nuit dans un supermarché et discute de sa condition de personnage avec Dieu; et ainsi de suite. La question de l’identité traverse presque tous les récits et se décline à chaque fois un peu de la même façon: «Par moments j’ai cru être toi. En s’adressant à moi, Dieu m’a appelé: poète! Je pensais alors être Bob Horn. Je ne sais pourquoi. Sais-tu, toi, qui je suis? Si tu le sais, pourquoi me le caches-tu? Pourquoi ne veux-tu pas me le dire?» («Perdu dans un supermarché», p. 147) Ou encore: «Je téléphonais de quelque part pour vérifier si j’étais à la maison. Je ne voulais pas décrocher. Un autre moi se balançait, pendu dans la salle de bain.» («Un mur», p. 89) Aussi: «J’entre dans une chambre et me surprends en train de déchirer mes poésies de l’époque où je m’appelais Solima B’sra, du temps où je m’appelais Swetislaw Van de Bassara, du temps où je m’appelais Svsltvae Brsaa, et je ne sais si je dois me plaindre ou me mépriser.» («Explosion», p. 117) Qui est donc ce narrateur qui se dédouble, qui se voit lui-même, qui ne connaît parfois même plus son nom? Les pistes sont brouillées, et on pourrait penser qu’il s’agit d’une stratégie de dispersion et d’effacement, que le narrateur ne cherche qu’à perdre celui à qui il s’adresse à travers ces brouillages d’allure étrange. Notamment, dans la nouvelle «Un crime parfait», celui qui raconte l’histoire est bizarrement omniscient, bien qu’il ne s’identifie pas comme tel dans le récit: «C’est alors que Gruber est entré dans le café. Bien entendu, je ne pouvais le savoir puisque je ne suis pas un observateur privilégié.» (p. 18) Il ajoute, un peu plus loin: «[…] j’ai entendu un grincement de freins, puis un coup sourd, semblable au coup de matraque que Gruber recevait sur les reins dans le commissariat voisin où on le tabassait.» (p. 19) Comment a-t-il pu savoir que Gruber entrait dans le café, comment a-t-il pu savoir qu’il se faisait ensuite tabasser, s’il n’est pas un «observateur privilégié»? Il arrive aussi à ce narrateur de se prendre pour Dieu, d’une certaine façon: «Gruber a été chassé de son logis parce que j’ai eu envie d’écrire une histoire à la troisième personne», dit-il dans la nouvelle «Réformateur» (p. 119), mais il ajoute ensuite que «[c]’était peut-être aussi la volonté de Dieu.» (p. 119) L’identité et la posture du narrateur sont fuyantes, donc, et le lecteur, à l’image du personnage de la nouvelle qui a donné son titre au recueil, se retrouve en quelque sorte «perdu dans un supermarché» qui vend des narrateurs ambigus, contradictoires.
Scénographies énonciatives problématiques
En plus des troubles identitaires du narrateur, le lecteur de Perdu dans un supermarché doit composer avec certaines situations de transmission narrative qui sont peu probables et qui posent problème. Le lecteur se demande en effet – et à juste titre – comment le personnage peut écrire son histoire s’il est en train de tomber du haut de la tour Eiffel. D’autant plus que le récit met l’accent sur l’acte d’écriture dans ce type de situation tout à fait impossible: le narrateur tient un discours sur l’écriture de sa chute pendant qu’il tombe. Il y a là une métalepse intéressante, à tout le moins un court-circuit entre les différents mondes (le monde du personnage qui agit et le monde du personnage qui raconte, entre autres), entre les différents cadres du texte:
«Comment arrêter cette chute?» me suis-je demandé en commençant à prendre conscience de la situation. Je disposais de trois possibilités: 1. rayer «du haut de la tour Eiffel» au moyen du signe convenu |—-| qui indiquerait au metteur en pages qu’il fallait remplacer ce membre de phrase, puis reproduire le même signe dans la marge et écrire à côté de celui-ci quelque chose de moins haut, «d’un arbre», par exemple; 2. attirer l’attention du correcteur sur les conséquences possibles, aussi bien littéraires et théoriques que juridiques; et 3. WU WEI: ne rien faire! (p. 21-22)
D’autres situations de transmission narrative sont tout aussi improbables, comme celle de la nouvelle «Chönyid Bardo». Dès l’incipit, le narrateur expose sa position problématique: «Je suis mort peu avant l’aube, mais je n’ai pas cessé d’écrire.» (p. 127) Plus loin, Bob Horn (son alter ego, peut-être – un autre écrivain, du moins) lui dit: «Tu t’es trop attaché aux objets et quand tu seras redevenu un mannequin en plastique tu écriras sur ce sujet dans ta nouvelle Perdu dans un supermarché.» (p. 128) Si l’on prend cet avertissement au pied de la lettre, on pourrait penser que la narration de la nouvelle «Perdu dans un supermarché» est tout aussi impossible: un mannequin en plastique n’écrit habituellement pas d’histoires, encore moins s’adresse-t-il à Dieu en lui parlant de «son auteur» (celui qui écrit son histoire, celui qui est responsable de son existence). Le narrateur a parfois des accès de conscience et est informé de son statut de personnage. Il dit: «Ça y est. L’auteur a profité d’un de mes moments d’inattention pour me marier. Ma femme s’appelle Anna, elle a dix-neuf ans et, évidemment, elle joue du piano.» («Perdu dans un supermarché», p. 144) Ou encore : «Il [l’auteur] écrit pendant une ou deux heures, trois tout au plus, puis il sort, alors que moi je reste ici, dans ses plates phrases monotones, dans le supermarché.» (p. 146) Cette situation est d’autant plus problématique que le lecteur a été encouragé dès le début du recueil à considérer le narrateur comme étant une sorte d’avatar de l’auteur réel. Or, si tel était véritablement le cas, il aurait été lui-même son propre auteur, comme on l’a vu ailleurs (dans «Histoire d’une chute…», par exemple). N’empêche que les deux situations soulèvent chacune leur lot de questions insolubles.
D’autres impossibilités, encore
Et ce n’est pas tout. Il y a dans les nouvelles du recueil quelques infractions au code de vraisemblance empirique, c’est-à-dire à ce type de vraisemblance défini par Cécile Cavillac et qui concerne la conformité des événements racontés à l’expérience commune (Poétique, 1995). Entre autres, dans la nouvelle «Le monde merveilleux d’Agatha Christie», le narrateur a un serpent dans son sein. Ou encore, dans «La boum fatale», les invraisemblances envahissent la diégèse dès l’incipit:
Tout s’est passé très vite: par mégarde, quelqu’un a touché Bobby avec le bout embrasé de sa cigarette; l’air s’est mis à chuinter et Bobby, en plein milieu de son monologue sur les événements les plus récents de la vie londonienne, s’est dégonflé. Il gisait dans un coin, bidimensionnel comme un poster qui se serait décollé du mur. Mais il ne montrait aucun signe d’inquiétude; c’est tout juste s’il regardait avec mépris l’empoté qui l’avait dégonflé. (p. 57)
Puis c’est tout le monde qui se dégonfle ou qui prend en feu. Le monde fictionnel mis en place dans cette nouvelle détonne de l’ensemble et positionne ce texte en particulier plutôt du côté du fantastique, à tout le moins de la fantaisie. D’autres nouvelles présentent un monde de référence somme toute assez réaliste, mais ponctué d’invraisemblances empiriques plutôt dérangeantes. Dans «Souvenirs de la saison de football 1959-1960», le narrateur a fermé les yeux mais affirme pouvoir continuer de tout voir et continue sa narration comme s’il n’avait jamais été incapacité par son geste. Et il explique: «Parce que je traite par le mépris la dichotomie POSSIBLE-IMPOSSIBLE. Si je n’agissais pas de la sorte, il est peu probable que tout ceci serait possible.» (p. 39-40) Il est en effet peu probable que tout ceci soit possible. C’est peut-être ce mépris du narrateur pour les lois de la physique, pour l’expérience commune de la réalité, qui fait en sorte que ses troubles identitaires, les situations de transmission narrative impossibles et les invraisemblances empiriques sont rendues possibles dans les nouvelles du recueil. Le lecteur, plutôt habitué à cette attitude «d’arrogance» du narrateur qui se moque du possible et de l’impossible, lui accordera peut-être le droit à l’invraisemblance, à tout le moins cessera-t-il de chercher à comprendre; tout, dans Perdu dans un supermarché, ne serait en fait que fantaisie.
En somme, tous les dénuements de la fiction, toutes ces façons qu’a le narrateur de brouiller les pistes, de confondre les niveaux de fiction, tous les accrocs aux codes de vraisemblance contribuent en quelque sorte à rendre le narrateur encore plus autoritaire. Il démontre de cette façon sa toute puissance, son pouvoir de faire ce qu’il veut du récit qu’il est en train de construire. Par contre, on pourrait croire que sa crédibilité et sa fiabilité seraient écorchées au passage. Puisqu’on se dit, à la lecture du recueil, que rien n’est vraiment «vrai», que tout n’est qu’une invention du narrateur, on a peut-être moins tendance à adhérer à son récit. Mais encore… Le lecteur oscille ici, il me semble, entre crédulité et incrédulité, sans pour autant discriminer l’une ou l’autre des deux postures. C’est cette lecture du dédale caractéristique de l’œuvre de Basara qui le place au-delà du soupçon, parmi ces autres romanciers qui par leur travail participent eux aussi à la remise en question du contrat de lecture, de l’adhésion au raconté et du pacte de l’illusion consentie.
Bibliographie
Basara, Svetislav. Histoires en disparition, Montfort-en-Chalosse, Gaïa Éditions, 2001.
Basara, Svetislav. Perdu dans un supermarché, traduit du serbe par Gojko Lukic, Montréal, Les Allusifs, 2008.
Cavillac, Cécile. «Vraisemblance pragmatique et autorité fictionnelle», dans Poétique, no 101, février 1995, p. 23-46.