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«L’envie» de Sophie Fontanel: se soustraire au «schéma des hommes»

Isabelle Boisclair
couverture
Article paru dans Féminismes, sexualités, libertés, sous la responsabilité de Caroline Désy, Lori Saint-Martin et Thérèse St-Gelais (2017)

«Pendant une longue période, qu’au fond je n’ai à cœur ni de situer dans le temps ni d’estimer ici en nombre d’années, j’ai vécu dans peut-être la pire insubordination de notre époque, qui est l’absence de vie sexuelle» (7). Ainsi débute L’envie, roman de Sophie Fontanel, publié en 2011. Dire que la «pire insubordination» réside dans le fait de se priver de vie sexuelle suggère que la sexualité est une injonction à laquelle il faut se soumettre, corroborant qu’elle est, ainsi que le formule Gayle Rubin, «un des principaux soucis de notre société» (2010: 172); une fabuleuse obsession, en somme. Et c’est bien cette insubordination qu’a retenue la critique jusqu’ici: l’abstinence comme un exploit. À la clôture du roman, la narratrice renoue avec le sexe: «il s’approcha, et dès que je le pus avec quelle hâte j’appliquai ma main où elle n’allait plus. Je touchai quelque chose qui me rassura tellement» (161). Mais qu’est-ce qui rend donc la narratrice si craintive envers la sexualité (puisque son retour à la sexualité est annoncé par le fait d’être rassurée), au point de s’y refuser?

Certes, la narratrice indique une piste: «il me semblait qu’il fallait […] sortir du schéma des hommes» (25-26). Mais à quoi renvoie ce schéma? Et que se passe-t-il lorsque quelqu’un-e se soustrait délibérément à ce schéma, geste qui est sans équivalence avec le fait d’être interdit de sexe, d’être exclu-e, relégué-e aux marges parce que jugé-e indésirable? Le roman esquisse-t-il ce que pourrait être un « schéma des femmes»? Si oui, qu’est-ce qui le distingue? En m’arrêtant aux figurations aussi bien des divers profils sexuels des personnages que de la sexualité elle-même, puis à la trajectoire de la narratrice, je tenterai de voir à quoi la narratrice veut échapper, ainsi qu’avec quoi elle se dit prête à renouer. Qu’est-ce qui la pousse à quitter la scène de la sexualité, et qu’est-ce qui l’y ramène? 

 

Portraits

Ancrée dans le présent, la narration de L’envie nous fait plonger dans différents moments du passé, qui sont autant d’occasions de constituer une mosaïque de portraits caractéristiques en fonction des conduites sexuelles: le couple hétérosexuel usé dont l’un des membres trompe l’autre, une lesbienne toujours dans le placard, une autre qui tente de séduire la narratrice («Elle avait cru, puisque je n’allais pas avec les hommes, que j’irais avec les femmes» [72]), un couple d’échangistes, un homme se dépeignant en «affamé sexuel» (60), un autre couple dont la femme proclame «la mirifique activité sexuelle» (67)1Si, à première vue, le roman peut sembler hétéronormatif, il faut bien voir qu’en les problématisant, le roman travaille précisément à spécifier les rapports hétérosexuels, et à discuter de la politique qui leur est inhérente, plutôt que de les situer sur un horizon hégémonique. et qui fantasme sur la possibilité d’un threesome avec la narratrice (fantasme qui se dégonfle lorsque la femme apprend que son mari, «n’ayant […apparemment pas absolument] besoin d’une ambiance de trio, [avait] fix[é] un rendez-vous» privé à cette dernière (157). Il y a aussi le voisin de palier de la narratrice, à qui l’épouse refuse aussi bien son corps qu’une séparation et qui, par dépit, fréquente des prostituées (75), et puis l’amie qui téléphone à la narratrice au beau milieu de la nuit pour lui raconter sa dernière aventure, alors que l’amant dort dans la chambre d’à côté, jurant toujours que c’était «mieux que le précédent» (81). Une galerie de portraits donc, au sein de laquelle chacun illustre une posture possible traduisant une sexualité volubile et obsédante.

Mais les portraits comprennent aussi des figures d’abstinents-es autres que celle de la narratrice, question de souligner qu’il y en a plus qu’on pense, même s’ils le sont parfois par défaut et qu’ils ne le crient pas sur les toits. Sans compter qu’ils ne se désignent pas nécessairement comme tels : ils sont plutôt ici des «spectateur[s] de la sexualité» (88). Il en est ainsi de la nounou, figurant «ces [innombrables] femmes » dévouées « [qui élèvent des] enfants qu’elles n’[ont] pas enfantés» (57). On rencontre aussi un aubergiste «sans présence féminine depuis trois ans» (13), puis l’épouse du voisin de palier déjà évoqué ci-haut, qui depuis cinq ans lui impose la « disette » (77). L’oncle Charles est un prêtre qui passe ses vacances au chalet familial, où il fait office de bête mystérieuse: «chaque soir, l’apéritif n’était qu’une progression hypocrite vers la question importante, celle qui définit un homme. Durant la dernière soirée, après avoir bien louvoyé, ils finissaient par la poser: est-ce que ça ne lui pesait pas, à Charles, l’absence de relations sexuelles?» (46). Mentionnons aussi Axel, grand ami de la narratrice, cet «homme infréquenté» (34) qui vit comme elle une «lassitude sexuelle» (14). 

À côté de ces figures, comment la narratrice se décrit-elle elle-même? «Nous disons “chasteté”, mais ce n’est pas le bon mot. Nous disons “abstinence”, ce n’est pas le bon mot. “Asexualité” n’est pas le bon mot» (36). Car comment résumer en un mot «une multitude de dispositions intérieures, de circonstances extérieures»? (36). De fait, la narratrice attribue de multiples désignations à sa situation. De façon très littérale, elle parle de l’«absence de vie sexuelle» (7), de «renoncement» (108). Elle use tantôt d’euphémismes –elle évoque sa «particularité» (7), son «désintérêt» (14), «ce rien qui [lui] fut salutaire» (8)–, tantôt de métaphores– ici se profilent «les solitaires, [formant une] armée non violente sauf contre elle-même» (7-8), là une «inavouable peuplade» (8) –ou encore d’hyperboles– il est question de son «incurable pureté» (117) ou encore du «plus inouï des fantasmes» (142). Mais quelle que soit l’appellation, elle dit se «sentir honteuse de [s]a particularité, pire que différente» (7). C’est dire le stigmate qui pèse sur cette condition.

Ces figures de «solitaires» sont ici singularisées, constituées en phénomènes bizarroïdes, alors que d’innombrables personnes vivent des périodes de vie sans sexualité, tout en demeurant invisibilisées. À ne pas confondre avec les célibataires: célibat ne signifie pas désert sexuel («Il m’arrive des trucs par-ci, par-là» (51), précise un homme inquiet de sa réputation), tout comme le fait d’être en couple ne garantit en rien une activité sexuelle permanente. Tous autant qu’ils sont, ces abstinents traduisent un comportement problématique en regard des normes, comportement qui trahit l’injonction à la sexualité –rappelons que celle-ci est souvent présentée comme un « besoin », ce qui présuppose quelque chose de «vital». On ne meurt pourtant pas d’absence ou de privation de sexualité, pas plus que la sexualité ne garantit la sensualité, ou que celle-ci soit réductible à celle-là. «Une part colossale de sensualité a accompagné ces années, où seuls mes rêves ont comblé mes attentes – et quels rêves – et où ce que j’ai approché, ce n’était qu’en pensée – mais quelles pensées» (7), assure la narratrice. Ici, en plus du déplacement du sexuel au sensuel, c’est la quantité –«colossale»– et la qualité –«et quels rêves, et quelles pensées»– qui est soulevée. L’absence de sexualité fait l’objet d’un retournement: ce n’est pas un vide, mais plutôt un plein, et un plein de qualité. Dans le même ordre d’idées, tandis que le «a» privatif de «asexualité» renvoie à l’absence, la narratrice affirme que sa vie «n’était en rien négligeable. Au contraire, elle était riche, parfaitement ajustée à [sa] personne» (7). 

La sexualité est elle aussi l’objet de multiples circonlocutions, la plupart du temps négatives, souvent assimilée à un danger («J’éprouvais une joie à être hors de tout danger» (32)), à un risque («pour le moment il n’y avait aucun risque » dit la narratrice, rapportant un fantasme (33)), quand elle n’est pas associée à la «Servitude» (14), rappelant par là à quel point elle est l’objet d’un discours normatif dictant fréquence et longueur des rapports, etc. Plus rarement est-elle connotée positivement, apparentée à des «délices» (22) ou vue comme un «trésor» (36), mais un trésor qu’il revient, insiste la narratrice, à chacun-e de définir. 

 

Quels scénarios? 

Qu’est-ce donc qui éloigne la narratrice de la sexualité? C’est alors qu’elle se trouve entre les bras d’un mauvais amant qu’elle prend la décision de déserter. Et c’est d’abord le corps qui se refuse: 

Ce dont j’avais […] expérimenté la valeur […], ce rinçage inégalé apporté par le sexe, eh bien ne m’intéressait plus. Je n’en pouvais plus qu’on me prenne et qu’on me secoue. Je n’en pouvais plus de me laisser faire. J’avais trop dit oui. Je n’avais pas considéré la tranquillité demandée par mon corps. Comprenant que je n’entendais pas, ce corps avait haussé le ton. […] Une résistance s’était radicalisée en moi. Dans l’intimité, chaque parcelle de mon être se barricadait sans que j’y puisse quoi que ce soit. Je n’arrivais plus à desserrer les poings, il me fallait un effort pour ouvrir ma paume sur les draps, en plus elle se refermait aussitôt. (11)

Or, l’amant ne sait pas lire ces signes pourtant évidents, et se fait insistant: «Depuis des semaines, j’étais obligée de dire non du front à ce que proposait mon amant. Il s’impatientait. Je me forçais. Cet amant crut que je donnais alors que je concédais. […] Je n’étais devenue qu’une maigre possession pour celui qui estimait me tenir en son pouvoir» (11-12).

Pour cet amant, le sujet féminin a valeur de «butin» (12), nous dit la narratrice. Butin: « Ensemble des biens matériels et des esclaves ou prisonniers pris à l’ennemi au cours d’une guerre. Produit d’un vol, d’un pillage » (Usito). Dès lors, sa décision est prise: «On ne m’aurait plus» (13)2Aussi: «On n’allait pas me prendre» (32).. Il faut lire cet énoncé aussi bien au sens figuré, qui s’impose d’abord – ne plus se faire rouler – qu’au sens littéral: ce «on», qui anonymise la communauté des hommes, ne possèderait plus «m’». Aussi la narratrice rompt-elle avec cette «habitude d’obéir» (14) : «J’exigeais les pleins pouvoirs. Il me semblait qu’il fallait ça pour sortir du schéma des hommes» (26). 

Mais deux histoires précèdent ce moment déclencheur. D’abord celle de la fameuse «première fois». Un touriste mexicain, dans la jeune trentaine, apprivoise la jeune fille de treize ans, qui paraît en avoir seize (16), et l’entraine à son hôtel. Devant la nudité de son nouvel ami, elle s’extasie, mais n’envisage pas qu’il puisse y avoir des suites:

[…] elle voulut en rester là. Se reposer sur cette idée quelques années. Elle ébaucha le geste de quitter le lit. Le garçon la retint par le poignet. Elle disait qu’elle voulait partir. […] “J’ai 13 ans en réalité”, elle lui opposa. Elle avait une candeur ridicule malgré son intelligence. Car, que croyait-elle? Qu’un homme qui désire au point où désirait celui-là […] va s’en tenir à la théorie? (18)

En racontant l’évènement à une amie, deux ans plus tard, elle réalise qu’il s’agissait d’un viol, tout en refusant l’idée. C’est donc la jeune fille qu’elle a été, que la narratrice adulte met à distance, qui l’incitait à «tout quitter» (16). 

Un autre épisode jalonne son parcours vers le retrait du sexe, alors que, dans la vingtaine, elle vit avec son petit ami (22-24). Celui-ci «aimait la façon dont […] on pouvait [la] réveiller la nuit» (22). On ne peut mieux euphémiser l’abus. Au final, il apparaît que ce qu’il aime par-dessus tout, c’est son propre pouvoir (22), selon les mots de la narratrice.

Trois histoires inaugurales, trois scénarios rebutants : un viol à treize ans, un ami de cœur égoïste et profiteur, puis un mauvais amant qui croit que tout lui est dû. Si ces trois-là résument le «schéma des hommes», ils suffisent en effet à vous en détourner. Ainsi, la «solution sans hommes» (70) de la narratrice met l’accent non pas sur le dédain de la sexualité, mais bien sur la mauvaise qualité des partenaires – et les rapports sociaux de sexe qui les produisent. 

 

Le «schéma des hommes»

Ce «schéma des hommes» n’est pas sans liens avec certains aspects du dispositif de la sexualité tels que soulevés par divers théoriciens. Dans Sémiologie de la sexualité, Pierre Guiraud soutient que c’est toujours «la même voix –celle des Dieux, des Rois et des Pères» qui, dans la littérature érotique, «proclame et érige la puissance, l’autorité et la domination du mâle» (Guiraud, 1978: 109). Il invite à considérer «que ce langage est d’origine entièrement masculine; que les femmes n’y ont sans doute eu aucune part –au moins jusqu’à une date très récente, et encore» (Guiraud, 1978: 109). Certes, les femmes se sont approprié l’écriture de la sexualité au cours des quatre dernières décennies, mais celle-ci reste culturellement marquée par la domination masculine: «sous sa forme la plus abstraite, poursuit Guiraud, l’acte sexuel est simplement une chose qu’un homme fait à une femme […] Plus spécifiquement, c’est une “pénétration” et une “agression”» (Guiraud, 1978: 118), soutient-il après avoir examiné les principaux champs sémantiques utilisés pour parler du sexe. 

De son côté, John Gagnon, examinant de façon plus étroite les scripts3Les scripts sexuels peuvent être vus comme des scénarios préétablis entourant les conduites sexuelles; ces scénarios circulent à travers les discours et les objets culturels, influant sur les rapports interpersonnels et les fantasmes, tout en étant influencés par ceux-ci en retour (Gagnon, 2008). de l’agression sexuelle et de la violence, souligne que les «variantes du scénario culturel de l’usage […] de la force […] ont toutes un trait commun: l’homme dispose d’un droit légitime aux rapports sexuels […] et ce droit est contrecarré par le refus de la femme d’y accéder» (Gagnon, 2008: 118). Aussi bien dire que les femmes sont des dispositifs à prendre pour les hommes4Ce qui prolonge la proposition de Goffman pour qui «[c]haque sexe [constitue] un dispositif de formation pour l’autre sexe […]» (Goffman, 2002: 77)., ce que suggère la lecture croisée de Foucault sur le dispositif et de Guillaumin sur l’appropriation des femmes. Ainsi, les scripts sexuels en circulation dans la culture tout autant que le lexique de la sexualité tel que figé dans le langage correspondent à ce que la narratrice de Fontanel désigne comme le schéma des hommes5Cela n’est pas sans résonance avec la théorie des scripts, lesquels, selon Gagnon, peuvent être vus comme «des schème[s] cognitif[s] organisé[s]» (Gagnon, 2008: 78), comme des dispositifs heuristiques (80).

Plus spécifiquement, le sexe du schéma des hommes est associé, dans le roman, au frénétique, au tapageur –«Si tout le monde faisait l’amour, on ne s’entendrait plus» (81)–, alors que la narratrice recherche le silence et le calme. Cela s’applique aussi au discours, jugé trop bavard, trop ostentatoire6C’est bien ce que l’intertexte confirme: «L’envie», c’est aussi le titre d’une chanson de Johnny Hallyday (12). Celle-ci fait entendre une série d’antithèses, variations sur le thème de «trop tue l’envie»: «qu’on me donne le froid pour que j’aime la flamme / Pour que j’aime ma terre qu’on me donne l’exil / Et qu’on m’enferme un an pour rêver à des femmes / […] On m’a trop donné bien avant l’envie […] Qu’on me donne l’envie / l’envie d’avoir envie». «Qu’on m’enferme un an pour rêver à des femmes», dit le chanteur. On le constate, les genres ne sont pas égaux devant le désir: le locuteur exprime un souhait, la narratrice réalise le projet; un an suffit au locuteur; dix sont nécessaires à la narratrice…, tandis que selon elle, «toute sexualité devrait […] être un [secret]» (159). Les hommes sont jugés trop techniques, trop mécaniques: «au summum de leurs élans, ils se montr[ent] plus basiques que des manettes» (142). C’est aussi une conception utilitaire, économiste, qui est condamnée, telle qu’elle est véhiculée par ce médecin qui compare le corps au «métro de Taipei, à Taiwan» (35): il faut l’utiliser pour ne pas qu’il rouille; a fortiori «le corps sexuel. Si on en fai[t] pas usage, il se dégrad[e]» (35). 

Le roman ne propose ni ne précise ce que serait un schéma des femmes. Aussi sommes-nous appelés-es à le reconstituer en regard des propositions implicites du schéma des hommes. Deux passages en particulier donnent prise à la reconstitution. Le premier est un fantasme: 

La nuit, j’étreignais mon oreiller, exactement comme s’il se fût agi d’un être humain à ma portée. J’avais pour lui des égards qu’on a pour celui à qui on ne veut aucun mal. […] C’était me livrer au dos d’un homme imaginé par moi, poser mon front entre ses omoplates, je l’entourais. Et lui-là-bas devant, il me prenait les mains. Il bougeait lentement, si peu que j’aurais pu jurer qu’il se contentait de respirer. J’en mettais, du temps à comprendre qu’il me berçait. Comment s’arrangeait-il de son désir? Je n’en savais rien. Mon désir à moi c’était d’attendre. (33) 

Le second réside dans la finale. Après des années d’abstinence, la narratrice croise un homme sur sa route et annonce qu’elle «[veut] recommencer avec le corps» (159). Cet homme est «calme», il a «la stabilité d’un paysan» (160). Devant lui, elle dit n’avoir plus que «l’embarras des incapables» (160). Il s’approche d’elle, qui «appliqu[e]e [alors] sa main où elle n’allait plus», pour «touch[er] quelque chose qui [la] rassura tellement» (161). Le texte ne spécifie pas ce qu’elle touche, ni ce qui la rassure. Et si les sèmes de la lenteur, de la patience, de la bienveillance et de la tendresse peuvent renvoyer à un schéma féminin traditionnel, ils semblent davantage au service d’une récusation d’une sexualité bruyante, rapide, frénétique, consumériste : une sexualité-fétiche, une sexualité-injonction. Au sexe bavard, technique et bâclé (26), centré sur la génitalité, est ici opposée une sexualité qui échappe au spectacle. Fontanel suggère de renouer avec le slow sex, pourrait-on dire, comme d’autres renouent avec le slow food

Par ailleurs, c’est notablement le sujet féminin qui amorce un geste vers le corps de l’autre à la clôture du roman. Vers le corps d’un homme qui attend, qui laisse le temps au désir féminin de s’exprimer plutôt que le devancer et lui imposer le sien. Le schéma des femmes inclurait donc dans le registre des scripts sexuels «une chose qu’une femme fait à un homme», renversant ainsi la description de l’acte sexuel tel que formulée par Guiraud (1978: 118) – et bien qu’elle ne soit pas à exclure, cette chose ne se résume pas à la fellation, là où nous conduirait une lecture phallocentrée de cette proposition. 

 

La disponibilité des femmes

Un tel récit, celui d’une personne racontant comment, pendant plusieurs années, elle se serait volontairement refusée à toute sexualité, semble impensable au masculin. Non pas qu’un tel homme ne puisse pas exister, mais en l’occurrence, ce récit dirait tout autre chose –on pense à Mallarmé et autres figures du blasé, ou encore aux farces hollywoodiennes sur l’abstinence des hommes7 Voir 40 jours et 40 nuits, de Michael Lehmann.. Chose certaine, on ne saurait imaginer l’histoire d’un homme racontant qu’il aurait renoncé à la sexualité précisément parce que ses expériences avec des femmes lui imposant leur désir lui auraient ôté toute faim –car n’est-ce pas, selon le sens commun, les hommes, tout comme les scouts, sont toujours prêts8Selon Raewyn Connell, «la “véritable” masculinité» est pensée «comme inhérente au corps masculin» et ce corps est «conçu comme conduisant et dirigeant l’action (par exemple, les hommes seraient naturellement plus agressifs que les femmes, le viol résulterait d’un désir sexuel incontrôlable ou d’une pulsion violente innée)» (2014: 29). Et si les contours de la «masculinité hégémonique» (2014: 73) sont historiquement et culturellement variables, on pourrait soutenir que l’un des éléments l’attestant réside dans la manifestation d’un appétit sexuel inassouvissable, voire dans la consommation régulière de sexualité.. Cette impossible inversion révèle une autre dimension signifiante de l’œuvre: sous le récit d’une femme qui se prive de vie sexuelle se profile celui d’une femme qui refuse de se rendre disponible sur le «marché au sexe»9Je fais référence au titre d’un entretien entre Judith Butler et Gayle Rubin (2001)., et ce second récit nous rappelle que la disponibilité sexuelle est inhérente à la condition de femme dans nos sociétés (Guillaumin, Wittig). 

Jusqu’ici, les scripts sexuels ont été écrits par des hommes, les femmes étant «invitées» à y jouer le rôle d’adoratrices du phallus qui leur était dévolu. Ces patrons sont bel et bien le produit d’une «culture patriarcale et “patrisémique”» (Guiraud, 1978: 132). Certaines inventent de nouveaux scripts, octroyant de nouveaux rôles aux personnages féminins. Fontanel dessine une femme qui se retire de la scène de la sexualité, comme pour mieux la désapprendre, s’en désintoxiquer. Pour ce faire, elle observe, dissèque, analyse les scripts fondés sur les «schémas des hommes»; en creux se révèle ce que pourrait être une autre sexualité, moins bavarde, moins tapageuse, moins technique. Et pour trouver ce qui pourrait la remplacer, il faut d’abord effacer le tableau. Faire silence. C’est ce que fait le personnage de Fontanel, en cessant toute activité sexuelle, le temps que s’effacent de son corps et de sa mémoire les «schémas» que les hommes y ont imprimés. Ce n’est pas tant la sexualité qu’elle refuse, mais l’obligation sociale d’avoir à jouer dans de mauvais scénarios avec de mauvais candidats. C’est bien du «marché au sexe» que la narratrice se retire. Parce que ce marché est régi par une économie patriarcale. Et c’est à cette économie, où le viol d’une jeune fille de 13 ans est chose possible, où la femme est un dispositif à jouir pour les hommes, que Fontanel fait un procès. Économie violente, de laquelle la narratrice s’extrait pour signifier un refus radical à l’endroit des scripts dominants, élaborés sans la participation des femmes. Signifiant aussi par là qu’une autre sexualité est possible, comme on dit : un autre monde est possible. 

Selon Rubin, «une théorie radicale du sexe doit identifier, décrire, expliquer et dénoncer l’injustice érotique et l’oppression sexuelle» (Rubin, 2010: 151). C’est bien l’entreprise de Fontanel. Et s’il y a oppression, s’y soustraire constitue un geste d’émancipation. Dans un tel contexte, s’extraire du marché sexuel est un affront à la communauté des hommes; c’est leur barrer l’accès à une ressource. Ce qui n’est pas sans rappeler les propositions théoriques de Monique Wittig, pour qui le lesbianisme est un moyen de sortir du rapport d’appropriation (2001). Mais voilà, il est des hétérosexuelles qui souhaitent aussi définir leur sexualité hors de ce rapport. 

Les filles l’apprennent toutes jeunes: les hommes ne «s’en tiennent pas à la théorie», ce que rappelle aussi Annie Ernaux dans Mémoire de fille. Ce schéma des hommes semble donc s’imposer aux filles dès leur entrée dans la sexualité (Dussault Frenette). Il apparait ainsi que la première injonction du schéma des hommes, c’est bien de s’y soumettre. Et s’en soustraire revient à recouvrer sa liberté. Ce que le roman de Fontanel semble nous dire, c’est que le premier des scripts est probablement l’injonction à participer aux scripts. C’est, rappelons-le, à cette jeune fille qu’elle a été que la narratrice dédie son silence sexuel. Comme si elle lui devait ça : aller à rebours d’une entrée trop hâtive dans la sexualité, précipitée par un homme sans aucune considération pour son (non-)désir.

«Pourquoi donner à la vie sexuelle une valeur en tant que telle?» (36), demande la narratrice. En effet, ne s’agit-il pas de trouver la valeur qu’elle a pour soi? Car elle est bel et bien chargée «d’un excès de signification» (Rubin, 2010: 156). C’est à l’autonomie qu’aspire la narratrice de Fontanel, la réitération du pronom personnel «mon», dans «mon corps et moi» (25); «mon désir à moi c’était d’attendre» (33), «entre ma peau et moi» (26), ainsi que la personnification du corps, dans «mon corps se révolta» (13), le traduit bien. S’émanciper des impératifs normatifs et trouver son propre chemin, exiger et reprendre «les pleins pouvoirs» (25), recouvrer son agentivité (Lang). Et si, en bout de ligne, l’abstinence est vue comme un exploit, cela trahit le fait que la participation aux jeux sexuels relève bien souvent, de nos jours, davantage d’une injonction sociale que de l’envie.

 

Références

BUTLER, Judith et Gayle S. RUBIN. 2001. Marché au sexe, trad. de l’américain par Éliane Sokol et Flora Bolter, Paris: EPEL, coll. «Les grands classiques de l’érotologie moderne».

DUSSAULT FRENETTE, Catherine. 2015. L’expression du désir au féminin dans quatre romans québécois contemporains, Nota Bene.

ERNAUX, Annie. 2016. Mémoire de fille, Paris: Gallimard.

FONTANEL, Sophie. 2011. L’envie, Paris: Robert Laffont.

FOUCAULT, Michel. 1976. Histoire de la sexualité, tome I: La volonté de savoir, Paris: Gallimard.

GAGNON, John. 2008. «L’utilisation explicite et implicite de la perspective des scripts dans les recherches sur la sexualité», in Les scripts de la sexualité. Essais sur les origines culturelles du désir, trad. de l’anglais par Marie-Hélène/Sam Bourcier avec Alain Giami, Paris: Payot, 2008, p. 69 135.

GOFFMAN, Erving. 2002 (1977). L’arrangement des sexes, trad. de l’anglais par Hervé Maury, Paris: La Dispute.

GUILLAUMIN, Colette. 1992. Sexe, race et pratique du pouvoir. L’idée de nature, Paris: Côté-femmes.

GUIRAUD, Pierre. 1978. «La rhétorique de l’érotisme», Sémiologie de la sexualité, Paris: Payot, p. 107-133.

LANG, Marie-Ève. 2011. «L’“agentivité sexuelle” des adolescentes et des jeunes femmes : une définition», Recherches féministes, vol. 24, n° 2, p. 189-209.

RUBIN, Gayle. 2010. «Penser le sexe. Pour une théorie radicale de la politique de la sexualité», in Surveiller et jouir. Anthropologie politique du sexe, trad. de l’anglais par Nicole-Claude Mathieu, Epel, p. 135 224.

__________. 1998 (1975). «L’économie politique du sexe: transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre», trad. de l’anglais par Nicole-Claude Mathieu et Gail Pheterson, Les Cahiers du CEDREF, n° 7, p. 3-81, http://cedref.revues.org/171.

WITTIG, Monique. 2001. La pensée straight, trad. de l’anglais par Marie-Hélène/Sam Bourcier, Paris: Balland.

  • 1
    Si, à première vue, le roman peut sembler hétéronormatif, il faut bien voir qu’en les problématisant, le roman travaille précisément à spécifier les rapports hétérosexuels, et à discuter de la politique qui leur est inhérente, plutôt que de les situer sur un horizon hégémonique.
  • 2
    Aussi: «On n’allait pas me prendre» (32).
  • 3
    Les scripts sexuels peuvent être vus comme des scénarios préétablis entourant les conduites sexuelles; ces scénarios circulent à travers les discours et les objets culturels, influant sur les rapports interpersonnels et les fantasmes, tout en étant influencés par ceux-ci en retour (Gagnon, 2008).
  • 4
    Ce qui prolonge la proposition de Goffman pour qui «[c]haque sexe [constitue] un dispositif de formation pour l’autre sexe […]» (Goffman, 2002: 77).
  • 5
    Cela n’est pas sans résonance avec la théorie des scripts, lesquels, selon Gagnon, peuvent être vus comme «des schème[s] cognitif[s] organisé[s]» (Gagnon, 2008: 78), comme des dispositifs heuristiques (80).
  • 6
    C’est bien ce que l’intertexte confirme: «L’envie», c’est aussi le titre d’une chanson de Johnny Hallyday (12). Celle-ci fait entendre une série d’antithèses, variations sur le thème de «trop tue l’envie»: «qu’on me donne le froid pour que j’aime la flamme / Pour que j’aime ma terre qu’on me donne l’exil / Et qu’on m’enferme un an pour rêver à des femmes / […] On m’a trop donné bien avant l’envie […] Qu’on me donne l’envie / l’envie d’avoir envie». «Qu’on m’enferme un an pour rêver à des femmes», dit le chanteur. On le constate, les genres ne sont pas égaux devant le désir: le locuteur exprime un souhait, la narratrice réalise le projet; un an suffit au locuteur; dix sont nécessaires à la narratrice…
  • 7
    Voir 40 jours et 40 nuits, de Michael Lehmann.
  • 8
    Selon Raewyn Connell, «la “véritable” masculinité» est pensée «comme inhérente au corps masculin» et ce corps est «conçu comme conduisant et dirigeant l’action (par exemple, les hommes seraient naturellement plus agressifs que les femmes, le viol résulterait d’un désir sexuel incontrôlable ou d’une pulsion violente innée)» (2014: 29). Et si les contours de la «masculinité hégémonique» (2014: 73) sont historiquement et culturellement variables, on pourrait soutenir que l’un des éléments l’attestant réside dans la manifestation d’un appétit sexuel inassouvissable, voire dans la consommation régulière de sexualité.
  • 9
    Je fais référence au titre d’un entretien entre Judith Butler et Gayle Rubin (2001).
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