Article ReMix
Le Projet Xanadu. Entretien avec Bertrand Laverdure
Cet entretien avec Bertrand Laverdure, animé par Rachel Bouvet, s’est déroulé dans le cadre du colloque «Paroles d’arbres, histoires de jardins» (ACFAS 29-30 mai 2018, UQO, Gatineau).
Rachel Bouvet: En tant que poète de la Cité à Montréal de 2015 à 2017, tu as proposé différents projets liés aux arbres de Montréal. Comment t’est venue cette idée? Pourquoi les arbres?
Bertrand Laverdure: Les arbres sont pour moi un aspect négligé du patrimoine urbain. Bien qu’on en plante une bonne quantité un peu partout en ville, leur valorisation reste relative. Dans le cadre de mon mandat de Poète de la Cité (2015-2017), j’ai donc ressenti le besoin de mettre sur la sellette, d’entreprendre plusieurs projets afin de remédier, bien humblement, à ce manque. En premier lieu, il me fallait déposer un projet au moment de la soumission de ma candidature pour le poste de Poète de la Cité. C’est ainsi que j’avais proposé l’idée de la réalisation d’un herbier de Montréal des poètes et des bédéistes. Ma candidature ayant été retenue, j’ai donc eu le plaisir de réaliser ce projet, en m’adjoignant plusieurs collaborateurs au sein d’Espace pour la vie (Jardin Botanique), au CAM (Conseil des Arts de Montréal) et aux éditions La Pastèque. Je dois aussi admettre que d’un point de vue aussi un peu potache, je m’étais dit que consacrer mon mandat à ce qu’annonce mon nom de famille, soit «Laverdure», j’honorerais tout aussi bien la nature urbaine que je transformerais mon patronyme en «aptonyme».
RB: Peux-tu nous présenter rapidement les différents projets, en collaboration et individuels?
BL: Un herbier de Montréal des poètes et des bédéistes, La Pastèque, 2017 (réalisé dans la cadre de mon mandat de Poète de la Cité). J’ai réuni seize poètes (parité homme-femme), de tous les âges (Martine Audet, José Acquelin, Benoit Jutras, Nicole Brossard, Élise Turcotte, Francis Catalano, Bertrand Laverdure, Kim Doré, Erika Soucy, Denise Desautels, Rodney Saint-Éloi, Natacha Kanapé Fontaine, Michaël Trahan, François Guerrette, André Roy, Christine Germain.), et leur ai attribué chacun une plante montréalaise qui évoquait selon moi leur style particulier ou leur univers. Seize plantes ont été choisies dans le vaste répertoire des plantes poussant sur le territoire montréalais dès le départ avec l’aide des botanistes du Jardin Botanique (Espace pour la vie). Ensuite trois bédéistes, Michel Rabagliati, Pascal Girard et Réal Godbout se sont inspirés librement du concept pour créer de courtes BD.
Histoire arboricole de Montréal en poésie et chansons.J’ai écrit un spectacle racontant l’histoire de Montréal du point de vue de la flore arboricole montréalaise. Le spectacle consistait en une suite de vignettes historiques enregistrées, entrecoupées de lectures de poèmes sur les arbres par moi et certains poètes et de chansons originales sur le même sujet. Certains poètes de l’herbier, José Acquelin, Natasha Kanapé Fontaine, André Roy et Denise Desautels sont venus y lire leur texte de l’herbier. J’ai écrit aussi plusieurs chansons relatant des aspects de la vie arboricole montréalaise tout autant que des anecdotes cocasses s’y rapportant. Le compositeur et musicien Vincent Collard a composé des musiques sur mes paroles et a fait la direction musicale du spectacle. J’avais demandé au rappeur D-Track d’écrire un morceau en s’inspirant du poème «Arbres» de Paul-Marie Lapointe, ce qu’il a réalisé avec brio. La chanteuse Sophie Lemaire a interprété les chansons du spectacle, sauf une, «Le mont chauve» que je chantais.
Lettres d’amour aux arbres centenaires de Montréal à la Maison de la culture Marie-Uguay. J’ai réalisé une exposition destinée à faire connaître le patrimoine arboricole de Montréal, c’est-à-dire les vieux arbres remarquables sur le territoire montréalais. Dans le cadre de cette exposition, j’ai travaillé avec le graphiste Rico Michel afin de réaliser une immense carte répertoriant la localisation de 19 arbres centenaires ou possiblement centenaires montréalais. Cette carte a été exposée sur un des murs de la Maison de la culture Marie-Uguay de juin à août 2017. De même, deux poèmes affiches ont été conçus à partir de poèmes qui font maintenant partie de mon livre Lettres en forêt urbaine, Le projet xanadu, Mémoire d’encrier 2019 (alors en cours de rédaction). De plus, toujours dans le cadre de cette exposition, de son volet médiation culturelle, j’ai donné des ateliers de poésie à plusieurs jeunes des écoles des environs du quartier Sud-Ouest de Montréal accompagnée par Patsy Van Roost (la fée urbaine) directement dans les parcs de la ville autour d’arbres remarquables du quartier, intervenant sur le pourtour de leur tronc. Le poème composé avec les jeunes se voyait imprimé par ceux-ci et fixé à l’arbre célébré durant une petite cérémonie d’accrochage sensibilisant par le fait même les jeunes au patrimoine arboricole de leur quartier.
Lettres en forêt urbaine. Le projet xanadu, Mémoire d’encrier 2019. Résultat de mon travail sur le terrain, livre de poèmes composé durant mon mandat de Poète de la Cité, ce livre vient clore, en quelque sorte, tout mon cycle arboricole montréalais. Dans celui-ci, je reprends le concept des «Lettres d’amour à des arbres centenaires montréalais» mais en le transformant, augmentant le nombre d’arbres montréalais interpellés à cinquante. Me détachant de l’idée de la lettre d’amour comme telle, j’ai tenté d’explorer dans ce livre tous les aspects de la survie en ville des arbres de rue, qui sont exposés toute l’année à de rudes épreuves. Mais je me suis aussi attardé à célébrer leur présence tout autant que leur beauté dans le tissu urbain. Je me suis également permis d’évoquer le réseau racinaire un peu comme l’ancêtre du World Wide Web et de montrer ainsi l’étonnante adaptation des arbres au régime terrestre. Les noms et surnoms que je donne à chacun de ceux-ci rappellent l’univers du WWW, des réseaux sociaux et du culte des vedettes. Mon idée était de sensibiliser au fait que les vraies vedettes du réseau urbain étaient les arbres centenaires eux-mêmes, non pas le Wi-Fi gratuit ou les antennes qui relaient les signaux pour les téléphones cellulaires.
RB: Pour réaliser Un herbier de Montréal, tu as fait appel à des botanistes, à des écrivains, à des illustrateurs. Est-ce que le recueil est issu d’une collaboration étroite entre ces personnes ou bien les textes et les images ont-ils été simplement juxtaposés?
BL: Le recueil est issu d’une collaboration étroite entre les botanistes du Jardin Botanique (Espace pour la vie), l’équipe du CAM (Conseil des Arts de Montréal), le directeur artistique de La Pastèque et moi-même. En ce qui a trait aux poètes choisis, ce sont mes suggestions établies selon trois paramètres: la qualité de l’œuvre, la diversité des âges et des origines, et la parité homme-femme. L’équipe de graphistes de Nouvelle Administration et l’illustratrice Janice Nadeau ont travaillé de concert pour créer l’aspect visuel du livre et des planches. L’équipe de La Pastèque a choisi les bédéistes et travaillé avec eux.
RB: Comment conçois-tu l’apport de la botanique dans ton travail d’écriture? As-tu une formation en biologie végétale? Comment procèdes-tu pour faire des recherches sur les espèces arboricoles, ou sur certains arbres en particulier?
BL: Je n’ai pas de formation en botanique ni en biologie, mais bien évidemment, lorsque j’ai décidé de consacrer une bonne partie de mon mandat de Poète de la Cité à la flore arboricole montréalaise, je suis parti à la recherche de documents et de livres qui sauraient faire mon éducation sur le sujet. C’est dans ce cadre que j’ai lu le livre de Peter Wohlleben sur la vie secrète des arbres, mais que j’ai aussi consulté l’application Branché qui m’a permis d’identifier plusieurs arbres montréalais ainsi que plusieurs autres livres sur les arbres ou le monde de la forêt (une partie de cette bibliographie apparaît d’ailleurs sur la carte). Je tiens à mentionner aussi le livre de Pierre Monette sur l’histoire du Mont-Royal, ouvrage d’histoire s’intéressant aux peuples autochtones liés à la montagne tout autant qu’un traité sur l’histoire arboricole de cette curiosité géologique naturelle.
RB: Est-ce que la connaissance acquise au cours de tes projets sur le végétal t’a amené à transformer ta manière de voir les arbres? Est-ce que cela a eu un impact sur ton écriture?
BL: Bien entendu, entre autres le livre de Wohlleben a mis de l’avant l’aspect réseautique des systèmes racinaires, ce qui m’a permis de lancer cette comparaison que je n’aurais pas trouvée si évidente auparavant dans mon livre Lettres en forêt urbaine. Le projet xanadu. De plus, certaines anecdotes apprises sur l’histoire arboricole de Montréal, comme les «coupes de la moralité» commandées par l’administration Drapeau en 1954, m’ont éclairé sur les pratiques liées à la gestion du patrimoine arboricole urbain. J’aurais pu ajouter également la coupe de plus de mille arbres pour créer une scène sur l’île Sainte-Hélène sous le mandat de Denis Coderre.
RB: Quelles ont été les réactions du public quand tu as fait le spectacle arboricole avec musique et chansons ou quand tu as mené le projet avec l’artiste Patsy Van Roost? Est-ce que la communauté montréalaise se préoccupe des arbres, s’y intéresse? Est-ce que les gens connaissent les différentes espèces d’arbres de Montréal?
BL: L’accueil fut en général enthousiaste. Nous n’avons pas attiré des foules, c’est certain. Mais les gens qui se sont présentés à nos rendez-vous d’atelier d’écriture dans les parcs de la ville en ont retiré quelque chose de positif et l’ont exprimé durant la séance. Bien entendu, nous étions conscients que nous prêchions à des convertis, que nos rencontres créatives n’attireraient que des convaincus. Voilà pourquoi il me semblait intéressant de poursuivre le travail à travers un spectacle chansons, poèmes et vignettes historiques qui serait autant un divertissement qu’une espèce de leçon minuscule d’histoire arboricole. Là aussi, l’accueil fut positif et même très enthousiaste à plusieurs reprises. Porté par cette impression d’avoir été artistiquement pertinent et par la satisfaction que m’ont donnée les chansons produites avec Vincent Collard, je me suis même lancé dans la production d’un CD, engouffrant des frais que je paierai encore dans un an et plus, une expérience qui fut roborative et très enrichissante.
RB: Crois-tu que l’art, la littérature, la musique peuvent aider à sensibiliser la communauté à leur vulnérabilité? Ou simplement à mieux les voir, puisque nous sommes généralement «aveugles» au végétal?
BL: Je crois profondément à la sensibilisation au patrimoine arboricole par la culture, la littérature et le cinéma. Combien de jeunes écologistes sont nés et ont été à la fois éblouis par l’œuvre fabuleuse de Frédéric Back, L’homme qui plantait des arbres inspirée d’un texte de Giono? N’y-a-t-il pas toute une génération de jeunes enfants et de moins jeunes enfants qui ont découvert à travers ce récit poignant et universel l’apport d’une forêt, l’importance des arbres dans la vie de tous les jours, l’harmonie entre les terrains défrichés créés par l’homme et le reboisement nécessaire qui fait revenir les animaux, diffuse une paix magique qui apaise les êtres vivants et rétablit un certain équilibre écologico-biologique? À un niveau incommensurablement plus humble et à une échelle beaucoup moins ambitieuse, j’ai tenté, par l’entremise de tous ces projets arboricoles, de souligner cet apport bénéfique des arbres dans nos vies. Quelqu’un comme Richard Powers avec son grand roman L’arbre-monde aura réussi à créer une œuvre littéraire ample et d’une complexité enviable qui a pu célébrer tout à la fois l’histoire arboricole de son pays et la sensibilisation à la nature des arbres pour un large public.
RB: Dans ton recueil Lettres en forêt urbaine, qui vient tout juste de paraître, tu expliques que tu voulais réaliser le projet Xanadu, peux-tu nous expliquer de quoi il s’agit?
BL: J’ai voulu m’adresser aux arbres comme à un réseau internet primitif composé d’entités vivantes qui communiquent entre elles par l’entremise de racines qui s’étirent et s’étendent partout sous le sol de Montréal. J’ai voulu écrire aux arbres pour ne plus à avoir à écrire aux êtres humains. Coller mon oreille sur leurs troncs crieurs et calmes à la fois, complètement à la merci du bon vouloir des êtres humains. J’ai voulu entendre leur abandon extraordinaire, leur sagesse nette, leur bon vouloir non fardé. J’ai voulu comprendre comment ils peuvent bien trouver le courage de s’abandonner à la vie terrestre sans jamais se plaindre.
Les arbres et leurs «hyperracines» existent depuis plus de trois cents millions d’années, le world wide web n’a plus ou moins que cinquante ans et n’est qu’une métaphore inspirée de leurs exploits d’adaptation. L’informaticien, artiste et écrivain états-unien, Ted Nelson, dans les années soixante, a inventé le terme «hypertexte». À l’époque, il souhaitait trouver un langage et une interface afin que tous les ordinateurs du monde correspondent entre eux. Il avait nommé sa création informatique: «projet xanadu». Finalement, c’est le protocole http (HyperTextTransferProtocol), proposé par l’équipe de Tim Berners-Lee qui décrocha le gros lot de l’histoire en réseautique. J’ai eu l’idée (peut-être tirée par les cheveux) que ce projet technologique avorté, qui évoque tout à la fois un poème de Coleridge, une demeure paradisiaque, tout aussi bien qu’un rêve de communication absolu entre des entités non humaines, me permettrait de nommer un peu mieux mon désir littéraire. Celui de communiquer franchement avec des arbres, de me confier à eux dans un protocole épistolaire conséquent, leur inventant un lien caustique avec ce qui envahit aujourd’hui nos propres réseaux, soit le vedettariat, la culture pop, les parcelles de culture générale et tout ce qui en découle.
RB: Chaque poème est adressé à un arbre spécifique, que tu nommes à partir de figures célèbres, des artistes, des acteurs, des figures mythologiques (cher Black Star, cher capitaine Achab, cher Cyclope, chère Jayne Mansfield…): pourquoi avoir choisi d’en faire des figures humaines?
BL: Voir la réponse précédente. Également, après y avoir réfléchi beaucoup, je me suis dit qu’anthropomorphiser un arbre n’était pas si inconséquent qu’il n’y paraissait. Tenter de recréer en littérature une espèce de vision plus réaliste de l’expressivité arboricole ou du mode de vie intrinsèque des arbres m’aurait amené sur des terrains expérimentaux nuisant à l’exposé principal de mon projet, soit sensibiliser d’une façon ludique et littéraire à la forêt urbaine et aux arbres remarquables de Montréal. Si mon projet avait été de chercher à transmettre avec des lettres et des mots et des signes la dimension particulière de la vie d’un ligneux à Montréal, je me serais sans doute retrouvé à mimer de quelque façon que ce soit les éléments, les insectes, les gaz et la composition chimique de la terre ainsi qu’à illustrer le travail des mycorhizes. Le projet en soi est intéressant et je serais très curieux de lire et voir un tel projet réalisé, mais ce n’était pas le but recherché. En fait le projet ultime, que je ne réaliserais sûrement pas, serait de créer un journal statique d’un arbre en particulier, répertoriant tous les aléas de la température, bêtes, insectes survenant à ce ligneux. Pour considérer le temps de vie d’un arbre, il faudrait sans doute une caméra 24h sur 24h ainsi que transmettre le projet à un autre écrivain à la mort du premier diariste arboricole. Même cet exercice relevant de la statistique et de l’observation scientifique in situ n’arriverait pas à rendre compte de la complexité cachée des échanges gazeux et des milliers de molécules qui arrivent à faire pousser les feuilles et à porter la sève jusqu’au bout des plus hautes branches de l’arbre.
RB: Quand tu as lancé ton dernier recueil, tu as distribué en même temps une carte répertoriant quelques arbres centenaires de Montréal. Peux-tu nous expliquer ce qui t’a amené à la réaliser? C’est un outil intéressant pour suggérer des promenades végétales aux Montréalais et aux visiteurs. Cette carte est-elle disponible en librairie ou ailleurs? En ligne?
BL: Voir plus haut ma réponse aux projets arboricoles entrepris durant mon mandat de Poète de la Cité. Également, il m’apparaissait évident que cette œuvre cartographique deviendrait éventuellement un outil de repérage utile pour tous ceux qui souhaiteraient faire du tourisme écologique urbain. Puisque telle était mon intention dès le départ: créer une interface papier permettant à quiconque intéressé par le sujet de repérer et d’aller visiter ces arbres remarquables dans le contexte informel d’une promenade dans la ville ou sur la montagne. Je suis d’ailleurs bien content que des employés du département d’horticulture de la ville m’aient demandé une copie papier de cette carte. À l’achat de mon livre, d’ailleurs, à la Librairie du Square (sur St-Denis), on obtenait une copie de cette carte. Favorisant ainsi le maillage entre les poèmes, les textes documentant mes impressions sur ces arbres et leur localisation précise dans la ville. Le tout devenant un circuit d’exposition de poèmes urbains arboricoles en situant leurs arbres-sujets.