Entrée de carnet

Le Dictionnaire visuel Google: plus rien n’échappe au visible

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

Il semble bien qu’à notre époque tout soit visible, tout se donne à voir, jusqu’à l’invisible et l’impalpable. C’est la grande leçon des moteurs de recherche et surtout du développement des métadonnées permettant d’indexer les photos et images téléversées sur des sites de partage ou des blogues. La page de résultats d’images du moteur Google, devenu pour l’occasion le Dictionnaire visuel Google, offre ainsi des catalogues étonnants d’images pour des interrogations qui devraient normalement ne rien donner. Strictement ne rien donner. Prenez le mot « invisible » (par définition, « qui n’est pas visible, qui échappe à la vu » – ça ne pourrait être plus transparent!). Entrez le terme dans le Dictionnaire visuel Google et, presto, vous obtenez vingt-cinq pages de résultats. Vingt-cinq pages de photos qui vous montrent l’invisible dans toute sa splendeur! L’homme invisible. La main invisible qui se fait sentir sur un corps. La voiture en partie effacée grâce à Photoshop. Des chats dans des poses étonnantes. Pourquoi est-ce que les chats servent mieux que tout autre être vivant à figurer l’invisible? La question me laisse perplexe…

Gervais, Bertrand. 2011. «Résultats de recherche d’images sur Google (invisible)» [Capture d’écran: Recherche Google]

Gervais, Bertrand. 2011. «Résultats de recherche d’images sur Google (invisible)» [Capture d’écran: Recherche Google]
(Credit : Gervais, Bertand)

De tels résultats sont, on le comprend aisément, paradoxaux. L’invisible, c’est ce qui ne se donne pas à voir. Pourtant, les résultats nous en offrent de multiples versions, toutes plus insignifiantes les unes que les autres. Essayez-le. Entrez les mots « impalpable », « néant », « immatériel », « imperceptible », « indécelable », « deus ex machina », tous permettent d’obtenir des résultats faramineux. Des pages et des pages de photos de choses qui ne devraient pas pouvoir se voir. C’est dire que plus rien n’échappe au visible. Nous sommes, par le biais de la culture de l’écran qui se généralise, dans un régime de la visibilité absolue. Tout est image. Il n’y a plus de mystère. Les symboles les plus ineffables s’offrent au regard.

En même temps, tout est dénaturé. Car les images récupérées par le Dictionnaire visuel Google ne portent pas sur les notions elles-mêmes, sauf exception, mais sur des marques de commerce. Ce sont des attributs de produits. Synec.doc, une firme spécialisée dans les sites web (un vrai cas de synecdoque…). Deus ex machina, un fabriquant de motos. Imperceptible, le condom Skyn. Invisible, la lingerie Passionata.

Même les plus abstraits des termes génèrent leur poids en images concrètes. L’effet est pour le moins étonnant, comme si notre époque n’était plus capable de penser abstraitement; comme si le cyberespace, pourtant abstrait par définition, rendait tout concret, palpable ou visible.

Et on finit par s’interroger : quelle proportion du dictionnaire est représentée en images? 90%? 100%? Existe-t-il encore des mots qui ne sont pas associés à des images? Qui ne donnent aucun résultat dans le Dictionnaire visuel Google?

Même le rien et le vide absolu donnent des résultats visuels.

Plus rien n’échappe au visible.

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