Entrée de carnet

La rhétorique du contrepied ou définitions multiples de l’anthropocentrisme et absence de confrontation vers l’animal

Marion Velain
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

GRANDJEAT, Yves-Charles. « Chapitre VI : La place de l’animal dans la littérature d’environnement américaine », La question animale : Entre science, littérature et philosophie [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, 2011 (généré le 01 février 2021. Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pur/38510>.

Professeur à l’université Bordeaux 3, Yves-Charles Grandjeat s’est intéressé particulièrement à la littérature américaine postmoderne, son multiculturalisme et son ethnicité, avant de se pencher sur la question de l’écologie et des écrivains de la nature. Agrégé d’anglais avec une formation à l’École Normale Supérieure, Grandjeat s’est donc forgé un parcours d’américaniste avant de se préoccuper des questions écologiques dans la littérature américaine.

Dans son article « La place de l’animal dans la littérature d’environnement américaine », le spécialiste s’interroge sur notre relation à l’animal dans un monde qui doit établir de nouvelles relations à l’autre et à la matière pour lutter contre la crise écologique. À l’aune de ce que propose Aldo Leopold dans son recueil d’essais A Sand County Almanach (1949), véritable ouvrage fondateur du mouvement écologiste, Grandjeat présente l’intérêt d’utiliser l’animal en littérature, « principal éveilleur des consciences[1] », car celui-ci possède un rôle de médiateur et d’intermédiaire entre le monde vivant humain et non-humain.

La proposition de lecture de l’éthique de la terre (land ethic) de Leopold que fait Grandjeat mérite d’être examinée car elle remet en question la notion d’anthropocentrisme, et particulièrement la façon dont nous concevons ce terme. En effet, l’éthique de la terre se construit sur un principe d’interdépendance :

aucun élément ne peut s’envisager isolément, indépendamment de l’ensemble qui le dépasse, et aucun élément ne peut prétendre à la souveraineté sur l’ensemble […et] se traduit directement par le respect d’un principe d’égalité et de solidarité de toutes les formes du vivant.[2]

Grandjeat y voit là une façon de sortir de l’anthropocentrisme et mentionne un décentrement de l’homme : « l’homme décentré, déplacé de la position de monarque absolu.[3] » La mention de l’absolutisme français m’a beaucoup surprise ici, car comparer une vision anthropocentrique à la monarchie absolue établit une conception spatialisée très précise : en effet, le monarque est de fait, au sommet de la pyramide. Pourtant, Leopold mentionne un décentrement, ce qui insinue une conception sphérique et non pyramidale. On voit déjà ici un décalage ou un clivage dans la manière de conceptualiser spatialement l’anthropocentrisme, ce qui complique alors l’envie d’aller vers une écriture écologique et une éthique de la terre, car le point de départ qu’est l’anthropocentrisme n’est pas considéré de la même façon par les différents écrivains.

Pour parvenir à mettre en place une écriture écologique, Yves-Charles Grandjeat présente ce qu’il appelle la rhétorique du contrepied qui part du principe que l’« on peut estimer qu’une posture affichant suffisamment son propre anthropocentrisme comme justifiable d’un retour critique est la moins anthropocentrique possible[4]. » Cette pratique de l’humilité, qui vise à expliciter notre regard anthropocentrique sur le monde et à l’assumer pour nous libérer d’une culpabilité qui serait présente à imposer notre vision humaine sur le vivant autre qu’humain, semble pourtant trop idéale et légère. Suffit-il d’être dans la pratique de l’humilité pour mettre en place une éthique de la terre dans l’écriture ?

Ainsi, l’anthropomorphisme est une stratégie de la rhétorique du contrepied selon Grandjeat, car elle permet à Leopold de laisser à l’animal la maîtrise de son propre territoire : « La comparaison anthropomorphique cantonne le narrateur à son territoire d’homme, elle installe entre lui et l’animal une zone de sécurité, où il est encore temps de faire demi-tour[5] ». En insistant sur notre humanité, l’anthropomorphisme permet, selon Grandjeat, de ne pas empiéter sur le territoire inconnu de l’animal. L’exemple qu’il choisit dans un des essais de Leopold sur un narrateur qui cherche la trace de l’animal et finit par rebrousser chemin parce qu’il ne l’a pas vu, permet de comprendre son idée de laisser le territoire à chacun. Pourtant, en faisant part du choix de faire un « demi-tour », Grandjeat cautionne l’idée d’un désintéressement de l’animal, et même d’un refus de confrontation. Je définis la confrontation ici non pas dans un rapport de force ou comme une position négative face à l’animal mais plutôt comme une volonté de faire une rencontre. Le demi-tour serait en fait, je pense, contraire à l’éthique de la terre puisqu’il faut une interdépendance des différentes formes du vivant, et non un rejet.

Si l’anthropomorphisme, tel que le conçoit Grandjeat, peut en effet sembler être une manière de reconnaître que l’animal est différent de l’homme, il n’est qu’un outil littéraire provisoire. C’est en se confrontant à la différence et en la comparant, qu’une éthique de la terre peut être mise à l’épreuve. Cet article nous amène alors à repenser nos stratégies littéraires face à l’écologie et nous pousse à chercher d’autres moyens pour arriver à une égalité des vivants en littérature.

[1] Yves-Charles Grandjeat (2011). « Chapitre VI : La place de l’animal dans la littérature d’environnement américaine », La question animale : Entre science, littérature et philosophie [en ligne]. Rennes : Presses universitaires de Rennes, paragraphe 3.

[2] Idem, paragraphe 5.

[3] Idem, paragraphe 6.

[4] Idem, paragraphe 10.

[5] Idem, paragraphe 18.

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