Entrée de carnet

Là où on souffre

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Bond, Edouard H. Prison de poupées, Montréal, Coups de tête, 2008, 122 pages.

Le séjour de Louis-Ferdinand Céline dans une prison danoise, raconté notamment dans Féeries pour une autre fois [1952-1954], est un des grands épisodes de la vie d’après-guerre de l’écrivain. Dans un entretien télévisé, accordé à Louis Pauwels en 1961, il souligne le caractère remarquable de la prison: «Je n’aime pas ce qui est commun, ce qui est vulgaire. Une prison est une chose distinguée, parce que l’homme y souffre. Tandis que la fête à Neuilly est une chose très vulgaire, parce que l’homme s’y réjouit. C’est ainsi la condition humaine1Entretien télévisé avec Louis Pauwels de 1961, Ubuweb, http://www.ubu.com/film/celine.html. Consulté le 24 mai 2008..» Le narrateur de Jean Genet, dans le Miracle de la rose [1946], défend aussi l’aspect extraordinaire—et pourtant si près de l’homme—de la prison en décrivant de quelle manière la Deuxième Guerre mondiale a rendu la prison répugnante en la remplissant d’innocents. Pour les personnages prisonniers de Genet, il faut mériter sa place pour y vivre. Ils admirent le séjour particulier d’Harcamone, un jeune homme condamné à mort pour le meurtre d’une enfant. Le narrateur du Miracle de la rose ajoutera même qu’Harcamone «avait ‘réussi’, […] réussite [qui n’est] pas de l’ordre terrestre2Jean Genet, Miracle de la rose, coll. «Folio», Paris, Gallimard, 1977, p. 10.». Harcamone lors de son passage sur l’échafaud connaîtra enfin une «gloire3Ibid., p. 11.» non humaine. Chez Genet, la prison obtient ses lettres de noblesse par l’accession à la transcendance qu’elle permet.

La prison des ultra chiennes sales

Le premier roman de Edouard H. Bond, Prison de poupées, se déroule entre les murs d’une prison pour femmes très distinguée, selon le sens accordé au terme par Céline. La souffrance ne manque pas d’envergure à la prison fictive de Saint-Jean-de-Matha. Elle est à la hauteur des crimes des prisonnières. Même s’il n’est pas question comme chez Genet du caractère transcendant du lieu, les prisonnières connaissent la gloire en se retrouvant dans cette prison où l’on n’admet que les «ultra criminelles». La prison fut construite en 1981, raconte le narrateur, alors que la violence ne cessait de monter dans les prisons du système canadien. Pour arrêter le développement de cette violence de plus en plus incontrôlable, le gouvernement a décidé de bâtir un nouvel établissement pour enfermer ensemble les plus dangereuses criminelles: «On se devait donc de réagir, de créer un endroit où elles payeraient pour au lieu de se contenter de les mettre à l’écart de la société, pus question de parler de réhabilitation. On les mettait entre les mains de plus toughs qu’elles encore. Des ultra chiennes sales, les bitches du staff de Matha» (p.38). Cette méthode de contrôle de la violence par la violence ne fit d’abord pas l’unanimité auprès de la population. Une émeute de six jours à la prison Tanguay fut suffisante pour faire taire les dernières protestations et pour raviver les flammes des citoyens en faveur d’une législation très sévère, à l’encontre des droits de l’homme. L’«envie du pénal», selon l’expression de Philippe Muray, revient en force lorsque la peur monte dans la population. L’ironie est palpable chez le narrateur. Ce passage historique au sujet de la prison lui permet de dresser le portrait de ses contemporains en soulignant la faiblesse de leurs convictions morales. Cette faiblesse se constitue en opposition radicale avec la dureté légendaire — toute aussi dépourvue de morale — des gardiennes de Saint-Jean-de-Matha.

Journaliste à la pige, le narrateur se voit offrir l’occasion d’un reportage sur cette prison pour le moins singulière. Il commet un petit larcin afin d’être arrêté et envoyé, grâce à ses contacts, faire des travaux communautaires à la prison Saint-Jean-de-Matha. La parution sommaire et le succès dérisoire de son reportage l’entraîne à se tourner vers la littérature, comme il le précise dans l’avant-propos:

Après que les grosses lignes de mon fait divers soyent sorties dins journaux — un entrefilet coincé entre des publicités d’escortes —, après une gloire de pacotille suivie d’un down professionnel extraordinaire, des proches m’ont suggéré d’envoyer le document à Michel Vézina, éditeur chez Coups de tête. J’ai ainsi romancé certains passages pour en faire l’histoire palpitante que tu t’apprêtes à découvrir. (p.8)

Ce passage vers la littérature, qui n’est qu’une solution de dernier recours, ne se fait pas sans heurt. Après une dédicace à l’honneur de Paris Hilton, qui fit récemment un bref séjour carcéral, Bond se cite lui-même en exergue, revendiquant le statut littéraire de son oeuvre: «Malgré ce qu’a pu te raconter, Marguerite fuckin Duras, ma Belle, chuis aussi de la littérature» (p.13). Cette défense du narrateur, qui apparaît ainsi dès le début du roman, quant à ses ambitions littéraires supposent qu’elles sont remises en question4Entretien télévisé avec Louis Pauwels de 1961, Ubuweb, http://www.ubu.com/film/celine.html. Consulté le 24 mai 2008.. Véronique, la prisonnière principale du récit, remet même directement en question ses compétences: «Bond, t’es qu’un m’as-tu vu. T’écris comme un attardé mental, on te voudrait même pas dins magazines de Quebecor. T’as juste eu de la luck jusqu’à aujourd’hui, pauvre débile. T’es à des milles à l’heure de la littérature!»  (p. 85).[/mfn] La reconnaissance que la citation en exergue demande, l’éditeur, Michel Vézina, lui retire à travers le jeu de sa «Note de l’éditeur» qui souligne, non sans un certain désir de provocation, le français non normatif du roman, laissant ainsi en plan la négociation interrompue et toujours vivante de la littérature face aux normes de la langue. Les libertés langagières de Bond sont d’ailleurs bien sages à côté des détails odieux qui marquent les aventures des protagonistes de Prison de poupées. Cette langue rythmée et énergique alimente néanmoins ce récit foisonnant qui se nourrit à la fois des pratiques pornographiques contemporaines—l’éjaculation faciale occupant une place de choix dans les relations entre les personnages—et de la culture populaire—principalement en intégrant en son sein plusieurs clichés des films d’horreurs de série B.

 

Le séjour de Véronique

Le premier chapitre nous plonge au coeur de l’événement qui conduit Véronique dans la prison de Saint-Jean-de-Matha. Avec son amoureux, Bruno, et sa soeur, Martine, Véronique pénètre dans la demeure d’un couple de banlieusards, qu’on devine tranquilles, «du quatre cinq fuckin zéro» (p.18). Les banlieusards incarnent la faiblesse que le narrateur voit chez ses contemporains, en comparaison avec les criminels qui connaissent une vie autrement plus difficile. Les trois complices désiraient d’abord soutirer de l’argent à Johanne, enceinte de quelques mois, et à son mari, Sylvain, en leur volant leurs cartes bancaires et leurs cartes de crédit. Le trio de hors-la-loi décident de s’installer dans la maison dévalisée. Entre les échanges de drogue et de «french porno loadé de salive pis d’affection» (p.21) avec l’élue de son coeur, Bruno profite à sa guise du corps de Johanne, pendant que Véronique, sa douce et tendre compagne, martèle de coups le pauvre mari, qui assiste impuissant aux viols répétés de sa femme. Martine se détourne de l’horreur violente qui soulève la maison de Laval et préfère regarder un reportage sur une tueuse en série récemment arrêtée sur la Rive-Nord de Montréal. La double séquestration dégénère lorsque Martine quitte le téléviseur et met fin à ses jours dans le garage du domicile. Véronique pleure la mort de sa soeur. Bruno, le bienveillant amoureux, la réconforte. Ils retournent la frustration que provoque ce suicide en poursuivant les tortures sur les deux victimes du drame sans faire attention aux bruits. Johanne est tuée. La police arrive sur les entrefaites. Bruno et Sylvain décèdent pendant l’arrestation. Véronique, intronisée au rang des «super vilaines» (p.38) par ses crimes perpétrés à Laval, est envoyée à la célèbre prison de Saint-Jean-de-Matha.

Après un bref procès, Véronique est reconnue coupable par le jury de toutes les accusations retenues contre elle. Le narrateur décrit l’air détaché qu’elle affichait pendant le procès:

Sur le banc des accusés, elle a pas bronché, envoyant même une couple de clin d’yeux au journaliste judiciaire de TQS. Elle faisait preuve d’arrogance, la bitch, propab parce qu’elle savait quel sort lui était réservé de toute manière. À quoi bon essayer de convaincre le système que le crime est la seule solution pour se placer les pieds confortablement dans not’société, han? (p.26-27)

Elle est conduite à Saint-Jean-de-Matha par Beaudry, un vieil homme solitaire, habitué d’escorter les «Méchantes» (p.26) de tout acabit en prison. Elle partage le voyage vers sa cellule avec Suzie, accusée d’avoir tuée une femme «full hétéro au civil» (p.28) récemment rencontrée dans un bar de lesbiennes, et Zoé Tremblay, enfermée dans une cage. L’histoire de Zoé, aussi connue sous le nom de la cannibale de Repentigny, est racontée en note de bas de page. Il s’agit de nulle autre que la tueuse en série dont Martine suivait l’arrestation à la télévision, peu avant de mettre fin à ses jours. Zoé Tremblay n’apparaît jamais dans le texte principal sauf par le biais d’allusions ou de désignations brèves qui renvoient à la note infrapaginale. Le douzième chapitre est d’ailleurs entièrement constitué d’une note de bas de page qui raconte l’évasion de la cannibale de Repentigny. Elle se distingue des autres personnages du roman par cette position étrange qu’elle occupe dans le récit, mais aussi par son statut d’animal: «La cannibale de Repentigny — pas humaine, la madame. Une gueule loadée de crocs terrifiants qui menacent les kodaks des médias, son arrestation quasiment live. À peine si elle se déplaçait pas à quatre pattes. On l’a surnommée ‘La Squale’ dins journaux de Transcon». (p.19) L’animalité de Zoé suffit sans doute à justifier son retrait de la trame principale du roman. Lorsqu’on connaît les habitudes de vie de l’ensemble des personnages de Bond on se demande toutefois en quoi Zoé serait plus animale que les autres.

 

L’expérience de la fin à Saint-Jean-de-Matha

Bâtie sur une île, la prison de Saint-Jean-de-Matha est menée de main ferme par ses gardiennes, des she-male ou des femmes lesbiennes à l’uniforme noir, avec des bottes d’armée dix-huit trous au pied, équipées, entres autres, d’une mitraillette. Elles battent, torturent, abusent sexuellement des détenues et pratiquent sur elles des expérimentations médicales. Les gardiennes — tout droit sorties d’Ilsa, She Wolf of the SS5Dans ce film culte de Don Edmonds, Ilsa (Dyanne Thorne), une dirigeante nazie, est la gardienne sadique d’un camp de concentration. Elle mène sur les détenues des expérimentations afin de prouver sa théorie, c’est-à-dire que les femmes endurent mieux que les hommes la souffrance et qu’elles devraient, par conséquent, se retrouver au premier plan dans les opérations armées du Troisième Reich. [1975] — sont déclarées pires encore que les détenues. Comme les personnages du film de Don Edmonds, les gardiennes ont une moralité douteuse. Aucune préoccupation éthique ne vient porter ombrage à l’assouvissement de leurs désirs. Le gouvernement canadien autorise de toute façon leur liberté. Les gardiennes sont les exécutantes de l’horreur du système. À l’intérieur des murs de la prison, les gardiennes, qui répondent aux charges autoritaires de la Directrice, détiennent tous les droits sur les prisonnières. Véronique est torturée et humiliée dès son entrée dans l’enceinte de l’institution. Après avoir passé plusieurs heures avec Gwendoline, le médecin en charge des prisonnières, elle se déplace de plus en plus difficilement tant les sévices infligés lui causent une douleur importante.

À la cafétéria où le narrateur travaille, il parvient à établir un contact avec Véronique. Le séjour de Véronique à Saint-Jean-de-Matha, ainsi que celui du narrateur, est perturbé par l’évasion de la cannibale de Repentigny. Malgré tous les dispositifs spéciaux mis en place par les gardiennes, Zoé parvient à prendre la poudre d’escampette6«Dans cave, queques minutes à peine après son incarcération dans cellule d’isolement numéro deux, Zoé s’est volatilisée. Pouf de même! Aura fallu juste qu’on détourne les yeux de l’écran de surveillance un moment pour sneaker sur AssTraffic, aller mater des goaties méga wides, pour qu’elle disparaisse. Dans tv, la gardienne voit que la cannibale a rompu la chaîne fouille-moé comment, pis la grille du conduit d’aération git au milieu de la pièce». (p. 66). Elle dévore sur son passage quelques détenues et gardiennes. Sa course est interrompue par un repas plus dangereux que les autres. Zoé mange Diane, une she-male mélancolique, au moment même où cette dernière allait mettre fin à ses jours. Pour réaliser son suicide, elle venait d’avaler, quelques minutes plus tôt, un poison qui tue la cannibale de Repentigny au moment où elle digère Diane. Sous le choc de la perte d’une des leurs, le travail des gardiennes de Saint-Jean-de-Matha n’est plus exercé dans les règles de l’art. Elles échouent ainsi à interrompre un début d’émeute qui dégénère. Comme dans le premier chapitre, où le suicide de Martine venait perturber le cambriolage de Bruno et de Véronique, le suicide de Diane annonce l’effondrement de l’établissement carcéral. Véronique, avec l’aide précieuse du narrateur, intrépide et ingénieux, parvient à s’échapper de la prison, alors que plusieurs détenues trouvent la mort lors de l’évasion. Le narrateur est donc témoin des derniers jours de l’institution.

 

Un monde sans interiorité

Dans Prison de poupées, toutes les horreurs sont permises sans dérégler le cours du monde. Le suicide est dans cet univers le seul événement perturbateur. Il fait perdre le contrôle aux personnages qui en sont témoins. Si la souffrance infligée à l’autre est déjà prévue dans la société décrite par le narrateur, la violence envers soi-même ne l’est pas. Elle est intolérable. Dans ce monde lourd où la douleur sera de toute manière partout présente, plutôt que d’intérioriser la violence, les personnages apprennent à la transmettre. Les suicides de Martine et de Diane perturbent l’ordre parce qu’ils sont imprévisibles, mais aussi parce qu’ils exposent ce que le système a réussi à mettre de côté par le biais des lois. Autant chez Céline que chez Genet, la représentation de la prison dans le texte littéraire participait pleinement à un processus d’intériorisation de la violence par le narrateur. Prison de poupées est un roman dépourvu d’intériorité. Les désirs sexuels sont aussitôt énoncés qu’assouvis. L’affection entre les personnages, chez Bruno et Véronique par exemple, est exprimée comme une boutade. Le narrateur ne cache pas le caractère utilitaire de sa relation avec Véronique. Il la laisse tomber dès qu’elle s’accroche à lui et que son reportage est terminé. Le monde de Prison de poupées ne retient rien. Il reconduit sans cesse la violence. La souffrance ne reste nulle part; elle circule sans fin.

  • 1
    Entretien télévisé avec Louis Pauwels de 1961, Ubuweb, http://www.ubu.com/film/celine.html. Consulté le 24 mai 2008.
  • 2
    Jean Genet, Miracle de la rose, coll. «Folio», Paris, Gallimard, 1977, p. 10.
  • 3
    Ibid., p. 11.
  • 4
    Entretien télévisé avec Louis Pauwels de 1961, Ubuweb, http://www.ubu.com/film/celine.html. Consulté le 24 mai 2008.
  • 5
    Dans ce film culte de Don Edmonds, Ilsa (Dyanne Thorne), une dirigeante nazie, est la gardienne sadique d’un camp de concentration. Elle mène sur les détenues des expérimentations afin de prouver sa théorie, c’est-à-dire que les femmes endurent mieux que les hommes la souffrance et qu’elles devraient, par conséquent, se retrouver au premier plan dans les opérations armées du Troisième Reich.
  • 6
    «Dans cave, queques minutes à peine après son incarcération dans cellule d’isolement numéro deux, Zoé s’est volatilisée. Pouf de même! Aura fallu juste qu’on détourne les yeux de l’écran de surveillance un moment pour sneaker sur AssTraffic, aller mater des goaties méga wides, pour qu’elle disparaisse. Dans tv, la gardienne voit que la cannibale a rompu la chaîne fouille-moé comment, pis la grille du conduit d’aération git au milieu de la pièce». (p. 66)
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