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La littérature québécoise contemporaine et les chantiers de la mémoire
La mémoire est devenue la grande affaire de notre époque. En témoigne bien sûr le nombre effarant de publications savantes à ce sujet —dont je me garderai bien de faire ici l’inventaire—, mais plus encore le déferlement des témoignages, les débats acrimonieux sur le devoir de mémoire ou la nécessité de l’oubli, l’exhumation souvent acharnée, à des fins politiques ou idéologiques, des blessures du passé par des groupes ou des communautés qui les revendiquent comme stigmates identitaires ou qui les instrumentalisent en vue d’obtenir reconnaissance ou réparation. Il semble ainsi qu’aujourd’hui la mémoire, y compris celle, abstraite et transmise, d’événements lointains dont il ne reste aucun témoin, ait pris le dessus sur l’histoire, discipline «froide» en ce qu’elle se donne pour une étude critique des traces du passé en l’absence de tout rapport direct avec l’expérience. Pour le dire dans les mots de François Hartog, il appert en somme que, postérieurement aux massacres en série de la deuxième moitié du 20e siècle, «dans le duel entre la mémoire et l’histoire, on a rapidement donné l’avantage à la première» (2003, 17).
Il y a dans cette primauté contemporaine de la mémoire une espèce de paradoxe. D’une part, assure-t-on ici et là, les désastres du premier 20e siècle nous auraient en quelque sorte coupés de notre passé, de ce «monde d’hier», de ce «monde de la sécurité» dont Stefan Zweig énonçait si fortement la nostalgie au début de son livre de «souvenirs» ([1943] 1989). La «grande boucherie» de 1914-1918, puis la Deuxième Guerre mondiale et surtout la Shoah auraient marqué une rupture telle qu’il serait désormais impossible de renouer avec la vie d’avant, la civilisation d’avant, et nous serions enfermés dorénavant dans un présentisme aussi solipsiste qu’inévitable1Cette vision d’une rupture provoquée par les deux grandes guerres est celle de la critique qui s’attache, en France, aux récits d’une filiation brisée par la mort ou le silence des pères; voir à ce sujet Viart (2009).. Mais, note-t-on d’autre part, ce ressassement sans fin des circonstances de la catastrophe et de ses effets retard ne nous aurait pas rendus amnésiques pour autant: il aurait fait ressurgir, au sein de tous les groupes soumis à un moment ou à un autre aux vicissitudes de l’Histoire2Songeons par exemple aux communautés arméniennes dispersées par le génocide ou aux descendants d’esclaves., et à rebours des histoires nationales souvent uniformisantes et triomphalistes, une mémoire diverse, douloureuse, conflictuelle, voire une hypermnésie souvent associée à une posture victimaire.
Comment, dans ce cas, concilier le soi-disant présentisme et la mémoire longue de ces collectivités qui, jugées jusqu’alors «sans histoire», réclament enfin leur place au sein du discours historique? Sans doute en signalant que le présentisme ne se réduit pas, comme on serait porté à le croire, à l’enfermement dans le présent, qu’il ne signifie pas l’abolition du passé et de l’avenir au profit d’un présent omniprésent, mais plutôt leur «écrasement» dans celui-ci. Comme le remarque Henry Rousso à propos des politiques mémorielles contemporaines:
Plus rien ne s’oppose à ce que toute l’Histoire puisse faire l’objet d’une revendication ou d’une politique mémorielle: nous sommes là dans l’une des manifestations les plus nettes du «présentisme», d’un effacement imaginaire des frontières entre le présent et le passé qui rend les contemporains comptables, juges et expiateurs de tous les crimes commis par leurs ancêtres. (2007, 6)
De fait, le passé ne serait plus saisi comme passé (et donc peu ou prou amnistié), mais comme partie prenante du présent: non pas en tant qu’élément constitutif d’une histoire élaborée a posteriori, mais comme souvenir vif, «à chaud», et relevant par conséquent de la mémoire.
C’est ainsi que la période actuelle se révèle tout encombrée de mémoires à plus ou moins longue portée, entretenues par des groupes plus ou moins vastes, ayant droit de cité ou luttant pour leur reconnaissance. Si, d’un côté, on peut parler, avec Rousso, d’une «mondialisation de la mémoire3Voir le titre de l’article que je viens de citer.», de l’autre, on peut aussi bien évoquer, avec les éditeurs de la revue Mémoires en jeu4«Revue critique interdisciplinaire et multiculturelle sur les enjeux de mémoire», Mémoires en jeu, dirigée par le spécialiste du témoignage Philippe Mesnard, a publié son premier numéro en septembre 2016. Il est question des «mémoires de moins en moins partagées» dans le manifeste qui a paru dans ce premier numéro; on le trouve en ligne, des mémoires de moins en moins partagées, nourrissant les crispations identitaires et communautaires.
La situation du Québec contemporain, dans cet enchevêtrement des mémoires et des histoires, paraît tout à fait particulière. Si un récit historique national s’est constitué à partir de François-Xavier Garneau, il a été, dès ses origines, en concurrence avec le récit, autrement plus effectif, de l’Autre anglais. Et s’il a pu, surtout à partir des années 1960, s’émanciper partiellement du récit canadien et édifier, à la suite d’un repli sur le territoire québécois, un narratif relativement hégémonique, celui-ci a eu tôt fait de subir le choc de la réalité, c’est-à-dire la présence de narratifs concurrents, aussi bien de la minorité anglo-saxonne que des communautés immigrantes et, plus récemment, des nations autochtones. On revient ici au paradoxe de la «puissance faible» du Québec, jadis énoncé par les animateurs de la revue transculturelle Vice versa5Lamberto Tassinari et Fulvio Caccia parlaient ainsi, dès les années 1980, de la «faiblesse forte» d’une «culture minoritaire qui peut entrer en osmose avec d’autres cultures minoritaires immigrées» (Bissonnette 1992, 312); «[l]e sujet transculturel, alléguait Tassinari, […] pourrait [par conséquent] sortir du creuset faible du Québec» (1999, 27)., puis reconduit, sous d’autres formes, par Pierre Nepveu, par exemple. Selon ce dernier, la littérature québécoise, en situation minoritaire par rapport au reste de l’Amérique anglo-saxonne et à la France, «a[urait] surmonté, au moins relativement, sa propre exiguïté» et serait «devenue autonome et forte, se constituant du même coup comme un centre, un pouvoir» (2004, 199). Ayant retourné sa faiblesse relative en force, elle s’exposerait toutefois au péril de ne se laisser traverser par les autres cultures partageant son territoire physique et imaginaire que pour «consolide[r] un prestige et magnifie[r] assez illusoirement un pouvoir plutôt que [pour] susciter une véritable pensée de la différence et de la diversité» (Nepveu 2004, 200).
Il y aurait donc une exception québécoise tenant à cette «faiblesse forte», qui a pour conséquence de soustraire la littérature au paradigme de l’exiguïté relevé naguère par François Paré (1992). L’une des stratégies pour se dérober à ce paradigme ou, plus précisément, selon Nepveu, «[l]’une des formes de cet élargissement de l’exiguïté ou, si l’on veut, de cette manière de la creuser jusqu’à l’immense se situe naturellement aujourd’hui dans les diverses pratiques de la mémoire» (2004, 206). C’est là une façon non seulement de se relier à la précarité d’un certain mode contemporain d’être au monde, mais également de déconstruire l’illusion d’autonomie et de centralité qui guette une littérature par ailleurs toujours menacée de complaisance compensatrice. Ces «pratiques de la mémoire» ne concernent cependant pas uniquement celles de la communauté franco-descendante, des immigrants et des autochtones vivant au Québec; elles désignent l’ensemble des mémoires du monde, et en particulier les mémoires minoritaires, marginales, blessées. Nepveu parvient à ce constat, que je me permets de citer un peu longuement:
Ce qui me frappe davantage et plus concrètement, c’est que nous écrivons, lisons et vivons désormais en présence de toutes les mémoires du monde. La mémoire des autres est aussi la mienne, elle se donne à moi, se raconte en moi, elle me sollicite, me questionne, m’envahit, m’habite. La mémoire des puissants et des vainqueurs a toujours eu la possibilité de se faire entendre, et, quand elle ne disposait pas des médias, elle disposait au moins de monuments, de cérémonies grandioses, ou encore de systèmes d’éducation qu’elle pouvait imposer, jusque dans les pays conquis ou colonisés. C’est la mémoire de tous les fragilisés et de tous les marginalisés de l’Histoire qui est nouvelle aujourd’hui, au sens où elle trouve désormais une présence inédite, des voix et des canaux pour se diffuser, l’image bien sûr, mais aussi ce bon vieux média encore si puissant: le livre. (2004, 207)
Et il ajoute, peu après:
c’est le monde lui-même qui, en cette fin de millénaire, s’impose à nous comme un véritable déluge mémoriel: mémoire multiforme, pléthorique, encyclopédique, muséale, vidéoscopique, photographique et textuelle, véritable culture de l’archive, de la conservation, de la rétrospective, de l’impossible oubli. (2004, 208)
C’est un tel constat qui se trouve ici au principe de ma réflexion. Nepveu situe le tournant vers le tout-mémoire à la «fin du millénaire» et non au «11-Septembre». De même, je ne tiendrai que très accessoirement compte de ce dernier chrononyme; car s’il a servi à construire collectivement, dans l’espace médiatique mondialisé, le référent d’une catastrophe interprétée comme un choc des civilisations, il ne m’apparaît pas plus déterminant, en ce qui a trait aux enjeux mémoriels de la littérature québécoise, que la relecture de la Shoah6Relecture amorcée tant par le film de Claude Lanzmann (Shoah, 1985) et la série grand public Holocaust (1978) que par les «militants de la mémoire», les autorités des principaux pays européens et des États-Unis, etc. Au sujet de cette «gestion» de la mémoire du génocide, voir Rousso (2016, 33-58)., qui s’intensifie à partir de la fin des années 1970, ou la chute du Mur de Berlin en 1989, laquelle aurait marqué, pour certains philosophes pressés, la «fin de l’histoire» (Fukuyama 1992). Certes, l’écho extraordinaire qu’a reçu l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center est sans doute le signe éclatant d’une mondialisation de la mémoire à l’ère de l’information en continu et de l’Internet. Tous, nous avons vécu cet événement dans la quiétude de nos foyers comme s’il avait lieu sous nos yeux et nous concernait personnellement. Mais il faut se rappeler que le phénomène avait commencé bien auparavant: nos parents se souviennent très probablement de ce qu’ils faisaient au moment de l’annonce de l’assassinat de John F. Kennedy, et les images en boucle de la décapotable, du tailleur rose de Jacqueline Bouvier Kennedy et de John John saluant le cercueil de son père ont certainement contribué à graver cet événement dans les mémoires des téléspectateurs du monde entier. S’il faut retenir la destruction des tours comme un jalon dans la gestion de notre rapport à l’histoire et à la mémoire, c’est surtout, du point de vue qui sera le mien ici, en tant que facteur de cristallisation de certaines angoisses millénaristes et comme preuve du fait que le triomphe des démocraties libérales sur le communisme n’a pas enrayé la marche de l’histoire, tant s’en faut.
Les mémoires pléthoriques qui nous sont offertes par les anciens et les nouveaux médias demandent évidemment à être mises en œuvre. Et c’est précisément cette mise en œuvre que je voudrais observer ici dans quelques fictions de la littérature québécoise récente. Car il va de soi que la mémoire en quelque sorte «rapportée» qui s’y love n’est pas accueillie de manière uniforme par les écrivains. Cela tient bien sûr à la nature même des souvenirs convoqués: entre une «mémoire du présent» qui fait brutalement irruption dans la diégèse et un événement «refroidi», passé à l’histoire, la différence est notable. Mais c’est l’un des privilèges de la littérature que d’effectuer des plongées dans le temps, de le ressusciter, d’y placer des témoins qui pourront adopter un point de vue immédiat et subjectif sur le fait historique. J’avancerai donc l’hypothèse que ce qui caractérise l’écriture de la mémoire, dans la littérature québécoise actuelle, c’est un parti pris marqué pour la proximité du témoin ou du protagoniste plutôt que pour le recul de l’historien, une préférence nette, pour reprendre la distinction proposée par Emmanuel Bouju, pour l’istor au détriment de l’histor (2013)7Je cite Bouju: «Si l’on fait ainsi l’hypothèse d’une force diagonale qui jouerait dans le roman contemporain comme actualité tensive du présent, on peut essayer d’en examiner la pertinence en considérant la façon très singulière dont certains auteurs quittent ce que j’appellerais le paradigme de la fiction de l’histor pour celui de la fiction de l’istor: soit en quittant le modèle dominant, au tournant du 21e siècle, de ce que l’on pourrait définir non plus comme le “roman historique” (périmé en tant qu’illusion de la représentation voulant effacer les traces de la décision narrative) mais comme le “roman de l’historien” (au sens où le narrateur imite une figure possible de l’historien en une fiction d’enquête indiciaire attachée à la remontée des traces, à l’écho des voix perdues, à l’archéologie du présent), pour rejoindre le modèle actuel d’une fiction du témoin oculaire que j’appelle, par un barbarisme volontaire, “roman istorique”: incarnation imaginaire du personnage historique, parodie de la microhistoire en fiction d’énonciation biographique (voire autobiographique) qui actualise le temps historique comme temps vécu au présent.» (2013, 52). C’est pourquoi j’ai choisi de m’attacher ici aux chantiers de la mémoire vivante.
Le 11-Septembre, tout de même
Arrêtons-nous tout de même un bref moment sur le 11-Septembre. Sa fonction de borne temporelle n’a pas à être remise en question: l’attentat du World Trade Center est, sans contredit, le premier événement marquant du 21e siècle, celui qui, par son ampleur, son caractère inédit et sa résonance médiatique nous a propulsés dans le nouveau millénaire. Quant à savoir si c’est un «événement majeur» caractérisé par sa Wirkungsgeschichte, c’est-à-dire par une efficacité historique propre à infléchir le cours de l’avenir, il est sans doute trop tôt pour le dire. Il reste néanmoins que cette tragédie a donné l’«impression», selon Jacques Derrida, d’un «événement majeur»:
[et que] cette «impression» elle-même est en soi un événement, il ne faut jamais l’oublier, surtout quand, de façon certes différenciée, elle est un effet proprement mondial. L’«impression» ne se laisse pas dissocier de tous les affects, des interprétations, des rhétoriques qui l’ont à la fois réfléchie, communiquée, «mondialisée» mais aussi et d’abord formée, produite, rendue possible. L’«impression» ressemble alors à la «chose même» qui l’a produite. Même si ladite chose ne s’y réduit pas. ([2003] 2004, 137)
Événement discursif autant que fait historique, le 11-Septembre a rapidement essaimé dans la littérature québécoise: les travaux du groupe ERIC LINT, dans le cadre du projet «Lower Manhattan», l’ont très bien illustré8Voir notamment les collectifs publiés sous la direction de Gervais et Tillard (2010) et de Gervais, Van der Klei et Dulong (2014).. L’événement passe ainsi en filigrane, par exemple, dans Fugueuses ([2005] 2019), le roman de Suzanne Jacob, dont l’action s’amorce le 13 septembre 2001 par l’évanouissement d’une mère dont le psychisme «venait d’être percuté par un engin antipersonnel» ([2005] 2019, 11): son petit 11-Septembre à elle, qui sera le point de départ de l’implosion familiale. Il passe aussi, dans Les derniers jours de Smokey Nelson (2011) de Catherine Mavrikakis, par le prisme de la conscience d’une famille de Georgie qui y voit une preuve supplémentaire du délitement des valeurs américaines telles que les chérit l’extrême-droite religieuse et raciste9On le voit aussi ressurgir dans Artéfact, l’une des fictions dont il sera question plus loin. Dans ce roman, une survivante d’Auschwitz périt dans l’une des tours.. Mais c’est sans conteste chez Annie Dulong, chercheuse associée au projet «Lower Manhattan», que l’attentat de New York est abordé de la manière la plus frontale au sein de la littérature québécoise. Dans son roman intitulé Onze (2011), elle raconte la tragédie du point de vue de personnages fictifs se trouvant à l’intérieur des tours le jour de leur effondrement. Publié peu avant ce roman, un très instructif essai de Dulong avait donné lieu à l’exposé des enjeux et des scrupules soulevés par un tel projet littéraire: «quel est l’espace pour la fiction lorsque le poids des faits, des données, pèse sur l’imaginaire et qu’on ne souhaite pas non plus faire de la fiction historique? Quel rapport entretient-on avec les images? Comment concilier ce qui doit être dit et ce qui peut l’être?» (2010, 176) Questions on ne peut plus classiques, on en conviendra, mais qui déjà mettent à l’écart le point de vue de l’historiographie et insistent plutôt sur le rôle de l’image dans la construction de l’événement. Après avoir évoqué la paralysie provoquée par le «trop d’images» et par leur redondance hypnotisante, Dulong affirmait son désir d’adopter l’échelle des victimes, d’une part, et de se placer à la jonction de la fiction et de l’histoire, de l’autre, pour, disait-elle, tenter d’«écrire le 11 septembre sans alimenter les discours entourant le 11 septembre» (2010, 186). Et elle poursuivait:
Comment créer des personnages aux prises avec l’événement sans, du même coup, prendre position par rapport à l’Histoire, cette Histoire qui, dès les premiers moments, a voulu s’approprier à la fois la date, les victimes et les attaques pour orienter la façon dont on se souviendrait d’eux, et le rôle qu’ils joueraient dans cette grande fiction qu’est l’histoire d’un peuple? (2010, 186)
Contre un certain discours historique et sa récupération de la circonstance par l’exaltation de l’héroïsme, la démonisation des terroristes, l’explication politique ou idéologique, l’écrivaine forme le pari esthétique, et éthique, de s’en tenir à de «petites choses» afin de «lutter contre l’image unifiée qu’on tente de donner des événements et des personnes, cette opposition entre les bons et les méchants, les héros et les autres» (Dulong 2010, 189). C’est en «ramen[ant] l’événement à des proportions humaines» (Dulong 2010, 190) qu’elle fonde sa légitimité à s’approprier par la fiction le drame vécu et qu’elle s’inscrit en faux contre son instrumentalisation. Il s’agit en somme de garder à distance la grande histoire, par souci de rendre justice aux anonymes broyés par elle, mais également parce que, comme l’a noté Carl Leblanc, «faire entrer un contexte historique puissant dans un roman, c’est comme faire entrer un tueur à gages dans la pièce10Transcription d’une intervention de Carl Leblanc à une table ronde organisée lors de la journée d’études «Expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire dans les écritures contemporaines québécoises», Maison de la littérature, Québec, 14 juin 2016.» (2016). Ce contexte trop imposant, il convient par conséquent de le concasser, de le réduire à des tesselles pour une fois considérées en elles-mêmes et pour elles-mêmes.
Postmémoire et mémoire prosthétique
Je l’ai déjà noté ailleurs11Voir le chapitre 10, «Le passé du présent», dans l’ouvrage publié sous ma direction et celle d’Andrée Mercier (Dion et Mercier, 2019). : il y a peu d’écrivains québécois contemporains qui, selon le vœu de Pierre Nora, ont envisagé de se transformer en «historiens du présent» aptes à faire «consciemment surgir le passé dans le présent (au lieu de faire inconsciemment surgir le présent dans le passé)» (Nora cité par Hartog 2003, 136). Peu de nos écrivains ont eu le souci de relire notre histoire au présent afin d’y débusquer certains blocages de la mémoire12Certes, au Québec comme ailleurs, il existe bien un roman historique recyclant les formules éprouvées du 19e siècle, mais celui-ci, lorsqu’il s’arrime au présent, le fait plutôt par l’anachronisme que par sa relecture consciemment critique.. Or, si le roman québécois actuel semble peu préoccupé d’explorer systématiquement de semblables zones d’ombre, il n’est pas resté indifférent aux soubresauts de l’Histoire, loin de là. Chose intéressante, il se signale notamment par le fait, somme toute inusité mais peu étonnant dans le contexte du «déluge mémoriel» dont on a parlé, que c’est souvent l’histoire des autres qui a suscité sa curiosité —on songe par exemple au Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis ([2008] 2011)13Dorénavant, les références au Ciel de Bay City seront notées par le sigle CBC et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte., mais aussi à L’homme blanc de Perrine Leblanc (2010), à Revoir Nevers de Roger Magini (2006) ou à Du bon usage des étoiles de Dominique Fortier (2008)—, comme si les romanciers du Québec avaient du mal à relier l’expérience de leur passé propre à leur situation présente, à en extrapoler les répercussions dans un hic et nunc devenu par là même à la fois plus polémique et mieux interprétable14Loin de pallier cette lacune, le roman historique traditionnel à la Micheline Lachance témoignerait à l’opposé de la forclusion d’un passé certes national mais enfermé sur lui-même, sans conséquences sur le présent —d’un passé à la fois exotisé par l’exhibition soigneuse de différences de surface et normalisé par la projection implicite de schèmes idéologiques contemporains sur des situations qui ne sauraient les admettre..
Parmi les événements historiques qui retiennent particulièrement l’attention des auteurs québécois, la Shoah n’est pas le moindre. Les travaux de Christine Poirier (2005, 2008-2009), d’Évelyne Ledoux-Beaugrand (2015) et d’Anne Martine Parent (2017), entre autres, ont permis de prendre la mesure de sa réelle présence dans le corpus québécois. La chose n’est certes pas inexplicable, «le souvenir de la Shoah étant devenu un élément essentiel de la culture occidentale contemporaine» (Rousso 2016, 40). Je retiendrai ici deux romans québécois récents qui ont abordé cet épisode tragique dans des perspectives radicalement différentes qui mettent au jour des stratégies mémorielles et des modes de saisie de l’histoire distincts: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis et Artéfact (2012) de Carl Leblanc15Les analyses de Mavrikakis et de Leblanc reprennent plusieurs éléments de celles qui ont été publiées dans Dion (2018), même si l’orientation en est différente..
L’histoire du Ciel de Bay City se déroule à l’époque contemporaine aux États-Unis. La narratrice, Amy Duchesnay, écrit en 2008, près de trente ans après avoir soi-disant mis le feu au bungalow de sa tante et ainsi anéanti toute sa famille immédiate (cela pourrait bien relever du délire). Elle est obsédée par le miasme toxique qui plane au-dessus de Bay City, mélange de pollution, des fumées de l’incendie du bungalow et des fumées grises d’Auschwitz où ont péri la plupart des membres de sa famille, dont ses grands-parents Georges Rosenberg et Elsa Rozenweig, spectres revenus hanter le basement de la maison où elle habite. Amy, en effet, est issue d’une lignée qui a connu la quasi-extermination et qui n’y a échappé que grâce à l’adoption des sœurs Duchesnay par un couple de catholiques normands. Les deux sœurs, Denise et Babette, ont ensuite gagné l’Amérique, terre d’amnésie pour la première, la mère d’Amy, et lieu du souvenir et de la déréliction pour la seconde. Prise entre les deux pôles de l’oubli et du délire, Amy se rallie sciemment à la destinée de ses ancêtres, sans cependant savoir d’abord ce qu’il en retourne au juste, l’histoire ne lui parvenant que murmurée et par bribes. Elle est à la fois désireuse de savoir et honteuse d’être née dans ce cocon de laideur et de banalité, consciente de l’impossibilité de vivre normalement après Auschwitz et surtout après l’holocauste qu’elle aurait elle-même ordonné le 4 juillet 1979, quand, le jour de son dix-huitième anniversaire, elle a déclenché le grand incendie. Mystérieusement épargnée alors qu’elle souhaitait périr en même temps que ses proches, elle développe la culpabilité des survivants et devient peu ou prou, à ce titre, inapte à témoigner: elle appartient dorénavant à la catégorie de ceux qui ne peuvent parler que pour les victimes, pour leur compte et à leur place (Agamben [1998] 2003, 131); elle est un témoin qui n’a rien vu, qui n’a qu’entendu les récits par ailleurs troués et souvent délirants de sa tante, mais qui est néanmoins enchaînée à son témoignage et qui finit, paradoxalement, par l’incarner —au point de devenir anorexique et de modeler son corps sur celui des déportés.
Car, malgré les flammes et les cendres, les morts ne meurent pas et le passé ne passe pas:
Les morts continuent leur existence. Et c’est bien là toute la tragédie des vivants, ne pas pouvoir vivre dans l’ignorance de ceux qui sont venus avant eux. C’est bien là mon terrible fardeau que d’être née de ceux qui ne sont plus et de ne rien pouvoir faire pour eux. (CBC, 52. Je souligne.)
Il est tout aussi impossible d’échapper au poids du passé, même si l’histoire n’est vécue que par procuration: «Je suis hantée par une histoire que je n’ai pas tout à fait vécue. Et les âmes des Juifs morts se mêlent dans mon esprit à celles des Indiens d’Amérique exterminés ici et là, sur cette terre.» (CBC, 53) Les spectres ont beau être confinés au basement de la mémoire, ils sont là, muets mais insistants. La révolte d’Amy ainsi que sa soif de «porter sur [elle] toute l’horreur du passé» (CBC, 213) visent précisément à contrer cette mutité. Pourtant, plus tard, pour sa fille nommée Heaven, la narratrice tentera à son tour d’ériger un mur contre le déferlement du souvenir (CBC, 284). Mais les spectres finiront par rejoindre Heaven: le roman se termine par une scène hallucinante où Amy retrouve sa fille couchée entre les morts de la famille, Georges et Elsa, Babette, Denise et tous les autres. Exhumée puis refoulée derechef, l’histoire semble ainsi finalement gagner la partie.
Les extraits tout juste cités montrent à quel point le roman problématise les questions de la mémoire et de la postmémoire16Ces extraits montrent aussi que Mavrikakis a réfléchi, en universitaire documentée, à l’aspect théorique de ces questions.. Les faits historiques, ici, sont rapatriés dans le vécu de la narratrice et relatés dans une prose paroxystique («tragédie», «terrible fardeau») qui en indique la prégnance dans le présent. Les hallucinations d’Amy illustrent le paradoxe de la mémoire: le passé est à portée, mais inaccessible; les morts nous côtoient, mais ne nous touchent pas, ne nous parlent pas; nous les portons comme un poids, ils ne nous servent à rien —nous n’apprenons pas de leur expérience, nous la reproduisons à notre insu —et nous ne leur servons à rien non plus— nous ne les sauvons pas. Ce sentiment d’impuissance est encore plus aigu chez les descendants de la seconde génération comme Amy, qui n’a accès qu’à une postmémoire de la Shoah, pour parler comme Marianne Hirsch (2012), à une mémoire transmise qui ne lui appartient pas totalement, mais qui lui colle à la peau, qui est comme une hantise alors même que lui manque la connaissance exacte des faits —une mémoire qui constitue, de ce fait, un héritage de la douleur et du traumatisme impossible à solder.
Tandis que Mavrikakis aborde la question de la Shoah en ne conférant à son histoire aucun ancrage local17Il faut toutefois noter que le personnage d’Amy est bilingue et qu’elle parle français en famille, et qu’elle envisage un moment d’aller étudier à Montréal, où les frais de scolarité sont très avantageux. Cette différence, légère mais notable, ajoutée à la crypto-judéïté de la protagoniste, met celle-ci en porte-à-faux par rapport à la population ethniquement homogène et conformiste de Bay City., Leblanc, lui, plante la diégèse dans un contexte québécois francophone très affirmé. Même si l’on ne relève pas dans Artéfact de narration au je et quoique de nombreux segments du récit soient complètement détachés du contexte québécois contemporain —ainsi plusieurs chapitres se passent à Auschwitz, puis en France ou ailleurs—, l’ensemble du livre se place néanmoins sous la dépendance du personnage de François Bélanger, «journaliste aux affaires juridiques d’un grand quotidien montréalais» (Leblanc 2012, 11)18Dorénavant, les références à Artéfact seront notées par le sigle A et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte.. Mettant en place un dispositif d’enquête, le récit nous le montre, en ouverture, affecté à la couverture du «cas Krylenko», «du nom du vieil Ukrainien soupçonné de crimes de guerre» (A, 12) et terré à Montréal. De passage au Musée de l’Holocauste pour des recherches sur le génocide, Bélanger (comme cela était arrivé à Leblanc lui-même) tombe par hasard sur le carnet de souhaits en forme de cœur fabriqué en cachette par des détenues pour l’anniversaire de l’une des leurs, carnet connu sous le nom de «cœur d’Auschwitz19Carl Leblanc est le réalisateur d’un film documentaire ayant pour titre Le cœur d’Auschwitz qui raconte, peu ou prou, la même histoire que le roman, mais sans la fictionnaliser. Pour une étude des rapports entre les deux œuvres, voir Dion (2018).». L’objet, bien évidemment, lui paraît admirable et, séduit, Bélanger entreprend, parallèlement à son travail sur Krylenko, de retrouver les femmes qui, dans l’enfer d’Auschwitz, ont fabriqué et signé le carnet, de même que celle à qui il a été offert.
Constitué de 25 courts chapitres, le roman nous transporte en alternance du présent de l’enquête jusqu’aux épisodes de la guerre ou de l’immédiat après-guerre. Ainsi, par exemple, après le chapitre inaugural, où l’on assiste à la découverte du cœur par Bélanger au Musée de l’Holocauste, le deuxième chapitre nous ramène à l’intérieur du camp, le 20 décembre 1944, soit la veille de l’anniversaire de celle qui recevra le carnet; puis le chapitre suivant revient à l’époque actuelle, à l’enquête de Bélanger sur Krylenko. C’est dans ce troisième chapitre que la question du «devoir de mémoire des Juifs» (A, 20) et de la pertinence de leur rendre justice après toutes ces décennies est formulée de la manière la plus directe.
Comme journaliste, François Bélanger sait bien qu’il écrit dans un contexte de mémoire saturée, pour reprendre l’expression de Régine Robin (2003). Il reconnaît par ailleurs les travers du journalisme contemporain: sa «pensée globale» qui s’accommode mal des cas particuliers, sa légèreté coupable (A, 20-26). Il est également conscient du contexte de réception de son reportage, de la lassitude des lecteurs à l’égard des récits de la Deuxième Guerre mondiale et de tel «énième récit de la Shoah» (A, 26), des préventions contre Israël et les Juifs, passés aux yeux de plusieurs du statut de victimes à celui de bourreaux (A, 20). S’il est, du reste, un tabou qui pèse non seulement sur la figure fictive de Bélanger, mais sur la narration dans son ensemble, c’est bien davantage le tabou géopolitique que celui de l’appropriation d’une mémoire «sacrée» que seules les victimes ou, à la limite, leurs coreligionnaires seraient en droit de revendiquer. C’est le soupçon d’un ralliement aveugle à Israël, d’une mobilisation de la souffrance passée des déportés pour excuser la politique étrangère de l’État juif qui justifie les atermoiements, palinodies et autres restrictions mentales qui, dans Artéfact, viennent grever toute discussion sur les crimes de guerre et le devoir de mémoire. La lentille du présent constitue en fait l’instrument essentiel pour lire l’événement, réel et discursif, qu’est la Shoah.
L’enquête sur Krylenko relatée dans le roman rend compte de cet environnement discursif stratifié et complexe, où le vieil Ukrainien apparaît tour à tour comme un vieillard insignifiant ou comme un monstre, comme un citoyen injustement soumis à un désir de justice revanchard (A, 23) ou comme un coupable. Abasourdi par ses découvertes, Bélanger se voit soudain comme débarqué «en pleine Seconde Guerre mondiale» (A, 23), spectateur étonné d’«un rebondissement de la Shoah à Rosemont» (A, 22). Cet étonnement —qui présuppose, de manière sinon un peu méprisante du moins pleine d’auto-ironie20Parler d’un rebondissement de la Shoah à Montréal aurait déjà été moins ironique; insister sur Rosemont, un quartier bien tranquille et surtout résidentiel de la métropole, c’est jouer sur le contraste entre un événement majuscule et un lieu insignifiant., que jamais la grande histoire ne saurait se manifester dans le pays «monstrueusement en paix» qu’est, selon Wajdi Mouawad21Cette formule, très provocante, relève presque de la légende urbaine: impossible d’en trouver la première mention. Elle est souvent citée d’après une entrevue de Mouawad dans Voir où l’intervieweur l’évoque par un vague «aviez-vous déjà écrit dans un texte» (Boulanger et Mouawad, 2001, n. p.). J’ai retracé une entrevue à France Culture où, à tout le moins, Mouawad s’approprie la formule, sans en donner la référence originelle: «On était au Canada, que j’avais formulé comme “monstrueusement en paix”, c’est-à-dire une paix qu’il faudrait questionner» (Laporte et Mouawad 2019)., le Canada, pays sans drame, anesthésié par le confort, et qui donc n’aurait pour ressource, pour se sentir partie prenante de l’Histoire, que de s’affilier au malheur des autres —cet étonnement, dis-je, peut sans doute être lu comme une forme d’autocritique de l’entreprise même que représente Artéfact. La mémoire qu’il s’agit d’y mettre au jour par l’enquête serait ainsi, pour reprendre les mots d’Alison Landsberg, une mémoire purement prosthétique, une sorte de prothèse mémorielle qui pallierait le défaut de mémoire et la non-participation du Québec à la grande histoire. Cette «nouvelle forme de mémoire», écrit Landsberg:
émerge à l’interface entre une personne et un récit historique au sujet du passé, dans un site expérientiel tel qu’une salle de cinéma ou un musée. À ce point de contact, une expérience se produit par laquelle la personne se suture elle-même à une histoire plus vaste […]. Dans le processus que je décris, la personne ne fait pas qu’appréhender un récit historique, mais elle gagne une mémoire personnelle, profondément ressentie d’un événement passé qu’elle n’a pas vécu. La mémoire prosthétique qui en résulte a le pouvoir de modeler la subjectivité de la personne et ses positions politiques22«[E]merges at the interface between a person and a historical narrative about the past, at an experiential site such as a movie theater or museum. In this moment of contact, an experience occurs through which the person sutures himself or herself into a larger history […]. In the process that I am describing, the person does not simply apprehend a historical narrative but takes on a more personal, deeply felt memory of a past event through which he or she did not live. The resulting prosthetic memory has the ability to shape that person’s subjectivity and politics». . (2004, 2, je traduis)
Ce gain mémoriel n’a rien, pour Landsberg, d’une appropriation indue. La chercheuse part en effet du postulat que les mémoires culturelles, à l’ère des médias de masse, «n’ont plus de propriétaires légitimes23«[C]ultural memories no longer have exclusive owners» (Landsberg 2004, 18).» et que des communautés imaginées («imagined communities» [2004: 8]) forgées par le partage des mêmes souvenirs prosthétiques coexistent avec celles qui ont été historiquement élaborées par les récits historiques identitaires. La mémoire prosthétique aurait même «la capacité de remettre en question la logique essentialiste de nombreuses identités de groupe24«[T]he ability to challenge the essentialist logic of many group identities» (Landsberg 2004, 8-9).». Elle rejoindrait en cela la «mémoire transnationale» dont parle Aleida Assmann, mémoire décloisonnée par l’effet des transits, des transferts et des traductions, de toutes les migrations qui nous constituent et que souvent nous ne percevons plus25Je songe ici au brassage qui constitue l’identité québécoise dite «de souche», dont les composantes française, autochtone, anglaise, irlandaise, écossaise, etc., demeurent, chez une majorité de la population, inaperçues., et qui ne serait pas véhiculée que par les acteurs transnationaux et les cosmopolites, ni par les seuls médias numériques, mais par toutes sortes de réseaux qui travaillent par le haut comme par le bas (2014).
Il y a bien entendu quelque chose de cela dans Artéfact. Mais ce serait réduire la portée du roman que de le confiner à une fiction purement prosthétique. À travers l’enquête de Bélanger, nous sommes en effet amenés à prendre acte du fait que la mémoire d’Auschwitz est aussi, à proprement parler, la nôtre: certes, parce que des rescapés ont fait souche au Québec et y ont créé des institutions nombreuses, mais également parce que l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, à travers des cas tel celui de Krylenko26Krylenko est la transposition romanesque de Vladimir Katriuk. Arrivé au Canada en 1951, il a figuré parmi les criminels nazis les plus recherchés. Il a été arrêté en 1998, mais, à la différence du Krylenko fictif, n’a été ni extradé ni jugé. Il est mort en mai 2015, à Ormstown en Montérégie, à l’âge de 93 ans., continue de faire sentir son onde de choc jusqu’à nous. Montréal, on le sait, a accueilli après la guerre plus de 40 000 survivants du génocide (ce qui en fait la troisième ville d’accueil au monde) et, dans la fiction, deux des signataires du «cœur d’Auschwitz» s’y seraient établies. Il va sans dire que le poids démographique de cette communauté, comme plus généralement celui de la mémoire de la Shoah, continue de peser sur le rapport que les gouvernements, comme du reste les individus, entretiennent vis-à-vis d’Israël, suscitant des clivages qui dépassent de loin la seule question du génocide. Et c’est ce que le roman nous fait sentir à travers les réflexions du «récitan[t] de l’odyssée du jour» (A, 99) qu’est le journaliste François Bélanger.
Entre affiliation et désir de distance
1984 (2011, 2012 et 2013)27La trilogie a été republiée en un seul volume sous le titre 1984 en 2016; mais je me référerai ici aux éditions originales. L’analyse qui suit puise, comme les deux précédentes, à la lecture que j’ai publiée dans Dion (2018)., la trilogie à succès d’Éric Plamondon, comporte trois biographies déguisées, les titres Hongrie-Hollywood Express, Mayonnaise et Pomme S ne désignant aucun biographié et la mention générique «roman» figurant de plus, bien en évidence, sur la couverture. Ces trois biographies, au surplus, sont déconstruites, le fil narratif d’une vie, ou de plusieurs, n’organisant aucunement les livres plutôt formés de fragments en apparence disparates, mêlant l’anecdotique et la réflexion, l’accessoire et l’essentiel, le personnel et le commun. Ruse supplémentaire, les biographies de Johnny Weissmuller (Hongrie-Hollywood Express), de Richard Brautigan (Mayonnaise) et de Steve Jobs (Pomme S) restent, d’une certaine façon, subordonnées au récit autobiographique d’un je qui parfois se confond avec un alter ego nommé Gabriel Rivages, parfois s’en détache. Quoiqu’une «réalité biographique», pour ainsi dire, des trois sujets de Plamondon soit mise en avant, c’est néanmoins le substrat autobiographique, garant en règle générale de la crédibilité du récit de vie référentiel28Sur le mode de «moi, l’auteur, doté d’une identité stable et reconnue, je vais raconter l’histoire réelle de la vie de mon biographié». Très peu de biographies dérogent à ce modèle, et même quand l’entreprise se fait plus expérimentale il est assez rare que le biographe problématise sa propre personnalité, sa propre «référentialité», à moins de verser nettement dans le romanesque, voire le romancé. Sur ces questions, voir Dion et Fortier (2010)., qui pose d’abord problème et qui, par ricochet, affecte la solidité même de l’édifice biographique. L’un des premiers, René Audet a relevé l’instabilité de l’instance auctoriale au sein des romans qui composent 1984, cette instance étant alternativement, et semble-t-il arbitrairement, figurée par un je autodiégétique et par un personnage qui ne recoupe pas entièrement ce je et qui peine par ailleurs à s’imposer. Rivages serait, selon Audet, un personnage «défaillant» qui se nourrirait des fictions qui l’habitent, en l’occurrence des trois figures mythiques que représentent Weissmuller, Brautigan et Jobs (2015, §27). Cette captation par le mythe n’est nulle part aussi visible que dans le fragment de Mayonnaise intitulé «Un fils» où le je, jusque-là peu ou prou assigné à Plamondon lui-même (même date de naissance, similarité globale des balises biographiques, etc.), décale sa venue au monde de quatorze ans et affirme: «Né le 13 février 1983 à Montréal, je suis le bâtard de Brautigan. […] Je suis le fils de Brautigan.» (Plamondon 2012, 189)
La bipartition de l’instance auctoriale est au principe d’un remodelage des récits de vie en contact dans les trois tomes de 1984. La fragilisation de la référence autobiographique rend en effet particulièrement perméable la frontière entre «l’un et l’autre», pour reprendre le nom de la réputée collection publiée chez Gallimard. En somme, le traitement très libre de l’autobiographique permet de multiplier les effets de correspondance avec le biographique; et c’est sans doute dans le «jeu» entre ces deux discours en théorie référentiels que réside le fictionnel dans la trilogie.
Le parallèle, la coïncidence, la convergence, procédés qui pullulent dans 1984, sont à l’origine de plusieurs de ces effets de correspondance. En plus de briser la linéarité du texte, ils défont la singularité des expériences autobiographique et biographiques. Par exemple, l’expérience de chacun des biographiés est lue et interprétée par référence au nœud temporel commun et jusqu’à un certain point arbitraire que représente l’an 1984. Année de la mort pitoyable de Weissmuller à Acapulco, du suicide de Brautigan à Bolinas, du lancement du Macintosh et, sur une base moins vérifiable, de la perte de la virginité de Gabriel Rivages (Plamondon 2013, 39), ce point charnière détermine globalement le mode d’appréhension et de présentation des trois destinées en cause: dans le cas de Weissmuller et de Brautigan, sur le modèle de la «grandeur et décadence» d’êtres à l’origine promis à la médiocrité29La prégnance de ce modèle indique bien l’existence d’une continuité biographique sous l’apparente dispersion. Comme le remarque Pierre Nora à propos de l’histoire (mais cela vaut pour le biographique et l’autobiographique) dans Les lieux de mémoire, «[l]es deux grands thèmes d’intelligibilité de l’histoire, au moins depuis les Temps modernes, progrès et décadence, exprimaient bien tous deux ce culte de la continuité, la certitude de savoir à qui et à quoi nous devions d’être ce que nous sommes» (1984, xxxi).; dans celui de Jobs, sur le schéma de la réinvention et de la mythification de soi. Quant au récit autobiographique, ici comiquement réduit à la perte d’un encombrant pucelage, il finit par apparaître comme la version en mode mineur des existences relatées dans les récits biographiques. Car si l’existence du je-Gabriel Rivages effleure parfois celle de ses modèles, de manière tantôt ouvertement fictive (Rivages en fils de Brautigan, en nageur du cent mètres style libre en moins de soixante secondes), tantôt plus plausible (Rivages en usager du Macintosh, en lecteur de Brautigan), c’est surtout au moyen de parallèles dévalorisants que l’instance auctoriale se met en scène. De sorte que si cette instance tend à se mesurer à ses «héros», c’est, sauf en de rares accès de mythomanie, en relisant son histoire pour en souligner le caractère en comparaison dérisoire. Et, d’ailleurs, pour que Gabriel Rivages existe un tant soit peu vis-à-vis des objets de sa fascination, il faut que, forçant la note, il «fasse tout un plat» de cette expérience personnelle médiocre, qu’il l’exacerbe par le recours à une imagination reconstructrice et assimilatrice. C’est à ce prix que son histoire de «sans histoire» est susceptible de retrouver un sens, sinon une dignité.
J’en arrive ici au mode de mise en relation de l’expérience québécoise et de l’expérience américaine dans la trilogie. Malgré la volonté de désarticuler les trajectoires biographiques et autobiographique, de les faire se croiser et «rimer» entre elles en les désyntagmatisant, un sens totalisant émerge néanmoins chez Plamondon, qui apparaît tout particulièrement dans les deux fragments en forme de bilan qui closent Pomme S, «California Dreaming» (2013, 225-232) et «Il était une fois» (2013, 233). Ces fragments convergent in extremis vers un faire fictionnel avoué: «Il lui aura fallu trois vies pour comprendre que le bonheur n’est qu’une fiction, que pour être heureux il faut inventer sa vie, et que la seule façon de l’inventer, c’est de la raconter. C’est ce que Rivages a compris grâce à Weissmuller, à Brautigan et à Jobs» («Il était une fois» 2013, 233). Cette trop simple conclusion est cependant immédiatement précédée, dans «California Dreaming», d’un bilan plus échevelé où Rivages, sous l’emprise du LSD, voit défiler en accéléré le Novus Ordo Seclorum (Plamondon 2013, 230) puis se dessiner, à travers des images apocalyptiques, la quête d’un nouveau monde, d’un paradis perdu qui l’auraient incité à s’engager à son tour sur la piste de l’Oregon, comme naguère les familles de Weissmuller, de Brautigan et de Jobs, à la recherche du pays de cocagne où ont convergé Tarzan, le dernier des beatniks et le père de la microinformatique. En plus de rappeler le périple à la fois livresque et physique des protagonistes de Volkswagen Blues (Poulin 1984), ces pages de Pomme S donnent une dimension plus collective à l’entreprise du je-Gabriel Rivages: il ne s’agit plus seulement de multiplier les angles d’approche de vies emblématiques (sinon exemplaires), mais de se rallier au grand rêve de l’Amérique tel que l’a incarné la conquête de l’Ouest dans ses déclinaisons successives et à laquelle bien des Français et des Québécois ont participé: ruée vers l’or, invention du show-business, utopies libertaires, révolution informatique. En se laissant dangereusement aspirer par ses trois héros, au détriment de sa spécificité et de son intégrité, l’énonciateur exprime bien sûr une sorte de fascination masochiste pour ses biographiés, mais celle-ci est en partie compensée par l’abolition de la distance qui l’en sépare. Le gain est sans doute dans cette proximité inédite, qui ne se borne pas à une aptitude particulière à l’empathie, mais va jusqu’à l’amalgame. Ici, la fiction est un moyen d’affiliation à la grande histoire états-unienne, une manière de s’y insérer, à la fois dérisoire par les trébuchements qu’elle provoque et impérialiste par sa prétention à revendiquer, fût-ce au prix d’un traficotage des faits réels, son droit à faire partie de ces histoires américaines.
À l’opposé de ce désir de ralliement et d’affiliation à la grande histoire, l’œuvre romanesque d’Élise Turcotte se caractérise par sa résistance à ce qui est souvent désigné comme l’«explosion» ou la «catastrophe», c’est-à-dire le déferlement violent des événements mortifères du monde extérieur. C’est le cas de son premier récit, Le bruit des choses vivantes ([1991] 2016), où le couple formé par Albanie et sa petite fille Maria semble à la fois totalement exposé, tel un sismographe, à «ce qui arrive», qu’il s’agisse de drames proches —l’abandon par ses parents du petit voisin d’en face —ou lointains— famine en Éthiopie, tremblement de terre en Algérie, etc.—, et protégé par l’abri relativement sûr qu’offre la maison et le cocon familial. C’est également, et a fortiori, le cas de son roman ayant pour titre Guyana (2011)30Dorénavant, les références à Guyana seront notées par le sigle G et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte., où le suicide collectif des disciples de Jim Jones, en 1978, revient hanter la protagoniste, Ana, cette fois encore une mère vivant seule avec son enfant, Philippe. Le roman est construit comme une énigme: énigme du décès violent de Kimaya, dite Kimi, la jeune coiffeuse d’origine guyanienne de Philippe, avec laquelle la mère et l’enfant ont formé un lien aussi fort et spontané que mystérieux, et énigme, justement, de la teneur exacte de ce lien. Celui-ci, on l’apprendra en même temps qu’il se révèle à Ana, consiste en ce que, ayant été violée en novembre 1978, celle-ci avait pu suivre à la télévision, depuis son lit d’hôpital, les reportages sur la tragédie de Jonestown, où elle avait perçu certains échos de ce qu’elle venait de vivre: l’agression, bien sûr, mais aussi la domination violente, la sujétion et, plus concrètement, la position identique des corps assassinés et du corps violé, face contre terre dans la boue.
Chez les personnages de Turcotte, le désir de se protéger de l’extérieur s’accompagne souvent de celui, paradoxal, de sortir de soi, de comprendre. De fait, Ana désire savoir d’où venait Kimi et ce que cela signifiait de grandir au Guyana dans les années 1970, dans cet univers de violence où ont péri son frère et sa cousine. Par des lectures à la bibliothèque, par quelques entretiens avec des proches de la morte et par la reconstitution empathique et imaginaire de sa trajectoire, l’apparent suicide de Kimi, à Montréal, lui apparaîtra peu à peu comme l’aboutissement presque logique d’une histoire de violence(s). Et son enquête la fera bien involontairement revenir à elle-même. Malgré son inattention du début —Ana se sent d’emblée proche de Kimi, mais elle ne cherche pas vraiment à la connaître, du moins pas tant qu’elle est en vie—, malgré son intention de «[s’]occuper des autres sans trop [s’]impliquer» (G, 37) et de garder une distance «entre soi et la douleur de l’autre» (G, 13), elle se rendra bientôt compte que tout est lié et que la mort de Kimi, comme le massacre de Jonestown, événement non vécu par soi mais qui existe précisément, et à plus forte raison, par ce manque même31Je paraphrase ici un passage du roman (G, 107) au sujet de «la nostalgie d’une nostalgie», qui me paraît pouvoir être appliqué à ce dont je parle., la «ramenait maintenant à la fin de [s]on adolescence marquée au fer rouge» (G, 126). Entre Kimi, violentée et suicidée, et elle, la jeune femme empêtrée dans ses souvenirs et ses secrets, il y a ainsi, Ana le découvre au fil du roman, «la représentation de mille personnes couchées face contre terre dans la jungle» (G, 152). Comme le remarque finement Anne Martine Parent, Jonestown, qui, par son horreur même, a enseveli les meurtres du frère et de la cousine de Kimi et qui a en quelque sorte «recouvert» le viol d’Ana, «agit comme un signifiant, rappelant la violence et la souffrance» (2017, 89). Ce souvenir du massacre, ajoute Parent, ressortit chez Ana à la mémoire prosthétique, puisqu’il n’a pas été généré par l’expérience directe ni transmis par la famille, mais produit par le biais d’une représentation médiatique, le reportage télévisé (2017, 89). Or, si l’expérience n’a pas été vécue, c’est tout comme, car elle s’est amalgamée à celle du viol, à la manière d’un alliage ou d’une cristallisation. Et elle constitue une prothèse au sens de Landsberg dans la mesure où c’est grâce à elle qu’Ana peut nouer une relation éthique à Kimi (Parent 2017, 90) et sortir de la posture de témoin qui est celle, caractéristique, des personnages de Turcotte32Voir le chapitre sur Élise Turcotte, «Les choses vivantes d’Élise Turcotte», dans Nepveu (2004)., pour s’engager dans une véritable enquête et obtenir une forme de réparation symbolique. Il n’est donc pas tout à fait juste d’associer cette mémoire prosthétique à une mémoire de substitution; il convient plutôt de la voir, à l’instar de Landsberg, comme une forme de solidarité construite qui dépasse les mémoires individuelle et collective.
* * *
J’ai choisi ici de me pencher sur la mise en œuvre des mémoires plurielles qui se partagent l’espace littéraire québécois; de ce fait, j’ai négligé des textes qui, comme La constellation du Lynx ([2010] 2012) de Louis Hamelin, par exemple, s’intéressent à l’histoire nationale plutôt qu’à la mémoire plurielle, et d’autres textes tels ceux qui ont été regroupés sous la bannière de l’écriture migrante, où le passé et la mémoire qui sont mis en scène relèvent d’une expérience immédiate et personnelle. J’ai donc voulu m’attacher à ces œuvres qui sont hantées par une mémoire d’emprunt, mondialisée, qui excède les frontières du Québec sans pourtant toujours se détourner de tout ancrage local. À côté du Ciel de Bay City ou de Onze, romans de la pure extraterritorialité, on remarque en effet de nombreux textes qui, comme Artéfact ou 1984, problématisent ce rapport du Québec à la grande histoire, ou qui, à l’instar de Guyana, montrent à quel point, nolens volens, les drames de l’histoire s’insinuent au cœur de notre vie la plus intime.
Pour appréhender la nature de cette présence de la mémoire de l’Autre dans les œuvres du nouveau siècle, il importe de bien distinguer les niveaux narratifs. Du point de vue de leurs auteurs, tous les romans que j’ai évoqués convoquent des mémoires et des histoires «étrangères»; aucun des écrivains n’est directement concerné par les événements qu’il met en discours, si bien sûr on entend, par «être concerné», «être impliqué directement». Mais tous le sont au sens de Landsberg, dans la mesure où les événements qu’ils relatent ont le pouvoir de les «interpeller» en sujets créateurs, dirai-je en paraphrasant Louis Althusser. C’est la fascination soutenue pour tel ou tel événement, documentée au point de donner naissance à une œuvre, qui relie ces auteurs à la communauté touchée et qui les y soude. Du point de vue des narrateurs ou des personnages, toutefois, les postures sont plus variées. Amy Duchesnay se situe dans une continuité mémorielle et même temporelle (par l’hallucination) avec la Shoah qui relève manifestement d’une postmémoire traumatique. Dans Artéfact, l’affiliation mémorielle varie selon les protagonistes. L’omniprésence de la Shoah dans l’espace public fictif ressortit à une mémoire mondialisée de nature prosthétique; chez la communauté judéo-canadienne, cependant, cette mémoire est engravée dans les chairs, alors que François Bélanger est dans la position de l’histor, de l’historien enquêteur, mais d’un historien de l’immédiat que les feuilletés du temps entraînent dans les profondeurs troubles du passé. Chez Plamondon, l’ambiguïté de l’instance énonciatrice suscite une semblable ambiguïté de son positionnement par rapport à ses héros, entre assimilation un peu forcée et désir plus ou moins satisfait de se greffer à leur histoire. Chez Turcotte, enfin, la mémoire du monde est une intruse, mais qui, prothèse utile selon Parent (2017, 90), brise le cercle de l’enfermement en soi et permet de tendre vers l’altérité.
La borne de l’an 2000, ou de 2001, si l’on retient comme marque l’attentat du World Trade Center, est celle de l’accentuation des déplacements mémoriels au sein de la littérature québécoise. Plus encore qu’avec la chute du Mur en 1989, pourtant très médiatisée, c’est avec l’effondrement des tours que l’aile de l’histoire immédiate semble nous avoir frôlé du plus près. L’an 2001 n’a pas tout déclenché, tout changé, mais il a cristallisé la réflexion sur une soi-disant «lutte des civilisations» qui serait nourrie par les mémoires douloureuses, les ressentiments de tous les déclassés. Plus que jamais, les mémoires et les histoires officielles des états-nations et les mémoires minoritaires des sous-groupes rivalisent, se côtoient et s’intersectent. Par ailleurs, si l’on suit Astrid Erll, la mémoire partagée de l’événement appartiendrait à une nouvelle configuration mémorielle, à une mémoire transculturelle, «voyageuse», «transnationale, diasporique, hybride, syncrétique, postcoloniale, translocale, créolisée, mondialisée ou cosmopolite33«[T]ransnational, diasporic, hybrid, syncretistic, postcolonial, translocal, creolized, global, or cosmopolitan».» (2011, 9. Je traduis.). Cette reconfiguration, au Québec, s’effectuerait dans le contexte de l’un de ces décentrements qu’ont retracés Michel Biron, François Dumont et Élisabeth Nardout-Lafarge dans leur Histoire de la littérature québécoise pour la période littéraire contemporaine (2007).
Je voudrais revenir, pour terminer, sur le caractère immédiat de l’appréhension des événements qui nourrissent les fictions qui m’ont retenu ici. La saisie du fait historique, dans le corpus que j’ai constitué, part invariablement de l’actualité ou d’un événement récent et restreint; à part peut-être chez Mavrikakis, ce sont les aléas de l’histoire en marche, en train de se faire, qui font remonter le passé. Et même s’il s’agit d’une catastrophe majeure, elle se voit appréhendée, pour ainsi dire, par le petit bout de la lorgnette: le suicide collectif de Jonestown à travers la mort d’une petite coiffeuse, les biographies d’idoles américaines depuis une série d’anecdotes plus ou moins controuvées, la Shoah par le biais d’un carnet aperçu dans un musée, etc. Cette position est du reste explicitée et justifiée par Dulong dans son essai sur son roman consacré au 11-Septembre, essai où elle dénonce la déshumanisation et l’abstraction qui seraient opérées par le récit historien globalisant. C’est là toute l’ambiguïté des «mémorialisations immédiates34Voir à ce sujet le dossier publié sous ce titre dans la revue Mémoires en jeu et coordonné par Gérôme Truc (dir.) (2017a). Celui-ci désigne quatre niveaux (et non des phases) de mémorialisation qui assurent le passage de l’événement à l’histoire: une mémorialisation populaire, spontanée; institutionnelle, à travers des cérémonies et des monuments; culturelle, à travers les livres, les chansons, etc.; et patrimoniale, par la création de fonds d’archives, voire de musées (Truc 2017b, 47).» qui caractérisent la plupart des textes littéraires étudiés ici, où se télescopent mémoire et histoire, et où la première, à travers des discours commémoratifs élaborés sur le coup, prétend à sa patrimonalisation instantanée, tandis que la seconde, instruite des prestiges de l’actuel, prétend saisir le vif, au risque de se décrédibiliser comme discipline du recul dépassionné et de l’analyse. Longtemps sœurs ennemies, l’histoire et la mémoire paraissent ainsi devoir se fondre, dans la nouvelle configuration décrite par Erll, Landsberg et Assmann et relayée par la littérature, en un indémêlable embrouillamini où rien n’échappe à la terrible attraction du présent.
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- 1Cette vision d’une rupture provoquée par les deux grandes guerres est celle de la critique qui s’attache, en France, aux récits d’une filiation brisée par la mort ou le silence des pères; voir à ce sujet Viart (2009).
- 2Songeons par exemple aux communautés arméniennes dispersées par le génocide ou aux descendants d’esclaves.
- 3Voir le titre de l’article que je viens de citer.
- 4«Revue critique interdisciplinaire et multiculturelle sur les enjeux de mémoire», Mémoires en jeu, dirigée par le spécialiste du témoignage Philippe Mesnard, a publié son premier numéro en septembre 2016. Il est question des «mémoires de moins en moins partagées» dans le manifeste qui a paru dans ce premier numéro; on le trouve en ligne
- 5Lamberto Tassinari et Fulvio Caccia parlaient ainsi, dès les années 1980, de la «faiblesse forte» d’une «culture minoritaire qui peut entrer en osmose avec d’autres cultures minoritaires immigrées» (Bissonnette 1992, 312); «[l]e sujet transculturel, alléguait Tassinari, […] pourrait [par conséquent] sortir du creuset faible du Québec» (1999, 27).
- 6Relecture amorcée tant par le film de Claude Lanzmann (Shoah, 1985) et la série grand public Holocaust (1978) que par les «militants de la mémoire», les autorités des principaux pays européens et des États-Unis, etc. Au sujet de cette «gestion» de la mémoire du génocide, voir Rousso (2016, 33-58).
- 7Je cite Bouju: «Si l’on fait ainsi l’hypothèse d’une force diagonale qui jouerait dans le roman contemporain comme actualité tensive du présent, on peut essayer d’en examiner la pertinence en considérant la façon très singulière dont certains auteurs quittent ce que j’appellerais le paradigme de la fiction de l’histor pour celui de la fiction de l’istor: soit en quittant le modèle dominant, au tournant du 21e siècle, de ce que l’on pourrait définir non plus comme le “roman historique” (périmé en tant qu’illusion de la représentation voulant effacer les traces de la décision narrative) mais comme le “roman de l’historien” (au sens où le narrateur imite une figure possible de l’historien en une fiction d’enquête indiciaire attachée à la remontée des traces, à l’écho des voix perdues, à l’archéologie du présent), pour rejoindre le modèle actuel d’une fiction du témoin oculaire que j’appelle, par un barbarisme volontaire, “roman istorique”: incarnation imaginaire du personnage historique, parodie de la microhistoire en fiction d’énonciation biographique (voire autobiographique) qui actualise le temps historique comme temps vécu au présent.» (2013, 52)
- 8Voir notamment les collectifs publiés sous la direction de Gervais et Tillard (2010) et de Gervais, Van der Klei et Dulong (2014).
- 9On le voit aussi ressurgir dans Artéfact, l’une des fictions dont il sera question plus loin. Dans ce roman, une survivante d’Auschwitz périt dans l’une des tours.
- 10Transcription d’une intervention de Carl Leblanc à une table ronde organisée lors de la journée d’études «Expériences du temps, de la mémoire et de l’histoire dans les écritures contemporaines québécoises», Maison de la littérature, Québec, 14 juin 2016.
- 11Voir le chapitre 10, «Le passé du présent», dans l’ouvrage publié sous ma direction et celle d’Andrée Mercier (Dion et Mercier, 2019).
- 12Certes, au Québec comme ailleurs, il existe bien un roman historique recyclant les formules éprouvées du 19e siècle, mais celui-ci, lorsqu’il s’arrime au présent, le fait plutôt par l’anachronisme que par sa relecture consciemment critique.
- 13Dorénavant, les références au Ciel de Bay City seront notées par le sigle CBC et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte.
- 14Loin de pallier cette lacune, le roman historique traditionnel à la Micheline Lachance témoignerait à l’opposé de la forclusion d’un passé certes national mais enfermé sur lui-même, sans conséquences sur le présent —d’un passé à la fois exotisé par l’exhibition soigneuse de différences de surface et normalisé par la projection implicite de schèmes idéologiques contemporains sur des situations qui ne sauraient les admettre.
- 15Les analyses de Mavrikakis et de Leblanc reprennent plusieurs éléments de celles qui ont été publiées dans Dion (2018), même si l’orientation en est différente.
- 16Ces extraits montrent aussi que Mavrikakis a réfléchi, en universitaire documentée, à l’aspect théorique de ces questions.
- 17Il faut toutefois noter que le personnage d’Amy est bilingue et qu’elle parle français en famille, et qu’elle envisage un moment d’aller étudier à Montréal, où les frais de scolarité sont très avantageux. Cette différence, légère mais notable, ajoutée à la crypto-judéïté de la protagoniste, met celle-ci en porte-à-faux par rapport à la population ethniquement homogène et conformiste de Bay City.
- 18Dorénavant, les références à Artéfact seront notées par le sigle A et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte.
- 19Carl Leblanc est le réalisateur d’un film documentaire ayant pour titre Le cœur d’Auschwitz qui raconte, peu ou prou, la même histoire que le roman, mais sans la fictionnaliser. Pour une étude des rapports entre les deux œuvres, voir Dion (2018).
- 20Parler d’un rebondissement de la Shoah à Montréal aurait déjà été moins ironique; insister sur Rosemont, un quartier bien tranquille et surtout résidentiel de la métropole, c’est jouer sur le contraste entre un événement majuscule et un lieu insignifiant.
- 21Cette formule, très provocante, relève presque de la légende urbaine: impossible d’en trouver la première mention. Elle est souvent citée d’après une entrevue de Mouawad dans Voir où l’intervieweur l’évoque par un vague «aviez-vous déjà écrit dans un texte» (Boulanger et Mouawad, 2001, n. p.). J’ai retracé une entrevue à France Culture où, à tout le moins, Mouawad s’approprie la formule, sans en donner la référence originelle: «On était au Canada, que j’avais formulé comme “monstrueusement en paix”, c’est-à-dire une paix qu’il faudrait questionner» (Laporte et Mouawad 2019).
- 22«[E]merges at the interface between a person and a historical narrative about the past, at an experiential site such as a movie theater or museum. In this moment of contact, an experience occurs through which the person sutures himself or herself into a larger history […]. In the process that I am describing, the person does not simply apprehend a historical narrative but takes on a more personal, deeply felt memory of a past event through which he or she did not live. The resulting prosthetic memory has the ability to shape that person’s subjectivity and politics».
- 23«[C]ultural memories no longer have exclusive owners» (Landsberg 2004, 18).
- 24«[T]he ability to challenge the essentialist logic of many group identities» (Landsberg 2004, 8-9).
- 25Je songe ici au brassage qui constitue l’identité québécoise dite «de souche», dont les composantes française, autochtone, anglaise, irlandaise, écossaise, etc., demeurent, chez une majorité de la population, inaperçues.
- 26Krylenko est la transposition romanesque de Vladimir Katriuk. Arrivé au Canada en 1951, il a figuré parmi les criminels nazis les plus recherchés. Il a été arrêté en 1998, mais, à la différence du Krylenko fictif, n’a été ni extradé ni jugé. Il est mort en mai 2015, à Ormstown en Montérégie, à l’âge de 93 ans.
- 27La trilogie a été republiée en un seul volume sous le titre 1984 en 2016; mais je me référerai ici aux éditions originales. L’analyse qui suit puise, comme les deux précédentes, à la lecture que j’ai publiée dans Dion (2018).
- 28Sur le mode de «moi, l’auteur, doté d’une identité stable et reconnue, je vais raconter l’histoire réelle de la vie de mon biographié». Très peu de biographies dérogent à ce modèle, et même quand l’entreprise se fait plus expérimentale il est assez rare que le biographe problématise sa propre personnalité, sa propre «référentialité», à moins de verser nettement dans le romanesque, voire le romancé. Sur ces questions, voir Dion et Fortier (2010).
- 29La prégnance de ce modèle indique bien l’existence d’une continuité biographique sous l’apparente dispersion. Comme le remarque Pierre Nora à propos de l’histoire (mais cela vaut pour le biographique et l’autobiographique) dans Les lieux de mémoire, «[l]es deux grands thèmes d’intelligibilité de l’histoire, au moins depuis les Temps modernes, progrès et décadence, exprimaient bien tous deux ce culte de la continuité, la certitude de savoir à qui et à quoi nous devions d’être ce que nous sommes» (1984, xxxi).
- 30Dorénavant, les références à Guyana seront notées par le sigle G et le folio, entre parenthèses dans le corps du texte.
- 31Je paraphrase ici un passage du roman (G, 107) au sujet de «la nostalgie d’une nostalgie», qui me paraît pouvoir être appliqué à ce dont je parle.
- 32Voir le chapitre sur Élise Turcotte, «Les choses vivantes d’Élise Turcotte», dans Nepveu (2004).
- 33«[T]ransnational, diasporic, hybrid, syncretistic, postcolonial, translocal, creolized, global, or cosmopolitan».
- 34Voir à ce sujet le dossier publié sous ce titre dans la revue Mémoires en jeu et coordonné par Gérôme Truc (dir.) (2017a). Celui-ci désigne quatre niveaux (et non des phases) de mémorialisation qui assurent le passage de l’événement à l’histoire: une mémorialisation populaire, spontanée; institutionnelle, à travers des cérémonies et des monuments; culturelle, à travers les livres, les chansons, etc.; et patrimoniale, par la création de fonds d’archives, voire de musées (Truc 2017b, 47).