Article d'une publication
La Jubilation des hasards
Ouvrage référencé: Garcin, Christian (2005), La jubilation des hasards, NRF, Gallimard, Paris, 147p.
Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)
Présentation de l’œuvre
Résumé de l’œuvre
Eugenio Tramonti est journaliste dans la région marseillaise, mais il se définit aussi comme un « écrivain négatif » après avoir renoncé à l’écriture. Mariana est sa compagne, Choisy-Legrand son patron. Shoshana Stevens, vieille dame, modeste, gentille, à la limite effacée, lui rend un jour visite pour lui expliquer que le père de Eugenio, père mythique, guide en montagne emporté par une avalanche lorsque Eugenio était très jeune, est vivant, réincarné dans un bébé à New York. Curieusement, Eugenio décide de la croire. Le récit peut alors commencer à spiraler, repoussant sans cesse l’échéance, c’est-à-dire la rencontre entre Eugenio et le bébé et ainsi l’éventuelle reconnaissance. La première partie du récit décrit la rencontre avec Shoshana Stevens : les questions de Eugenio, la révélation d’un détail biographique que seul Eugenio connaît qui emporte sa décision, les affirmations étranges de Shoshana. La vieille dame possède l’étrange faculté d’entrer en contact avec les morts parce que « les morts deviennent des consciences sans corps ». Selon Stevens, alors que certains souffrent, des vivants les entendent, d’autres se réincarnent pendant que des hommes s’enfouissent dans des terriers creusés par leurs mains nues pour y trouver une sérénité totale et impossible ailleurs puis y mourir. Le Bardo tibétain est notamment évoqué par Shoshana comme l’évocation d’un possible passage entre univers sans que l’on puisse pour autant qualifier ce roman de fantastique, de métaphysique ou d’ésotérique. L’irrationnel y devient en effet vecteur d’un rationnel paisible où l’anatomie du présent est constituée d’un assemblage de coïncidences elles-mêmes banalisées car rendues ordinaires dans le cadre de la fiction. Cette banalisation engendre un flou identitaire, ou à tout le moins une perte de croyance dans la réalité (de quelle réalité est composée la réalité?, semble se demander en permanence le narrateur) du monde environnant dont les symboles demeurent parfaitement énigmatiques.
La deuxième partie se passe à New York oû Eugenio est censé effectué un reportage sur l’après-11 septembre. De rencontres professionnelles prévues à d’autres totalement hasardeuses qui finissent par se recouper, l’auteur explore un New York décadent, peuplés de ruines idéologiques, de personnages décalés, d’ombres felliniennes, une ville mouvante dont le décor évoque la Rome néronienne. Entre deux rencontres de témoins de l’attaque du 11 septembre, puis une visite obligée à Ground Zero, Eugenio livre ses réflexions sur le 11 septembre et l’exploitation commerciale qui en est faite. Son approche iconoclaste de l’événement, approche qui ne sombre ni dans le pathos ni dans la critique à tous crins, pose des questions plutôt qu’elle ne propose de réponses cuites et recuites. Le récit maintient toujours une certaine distance avec ses thèmes, comme si l’auteur « était absent au monde ». Son « terrier-livre », dans lequel il s’enfouit en creusant à mains nues, fouille en spirales une histoire invraisemblable, finalement cohérente grâce à une écriture qui se joue de plusieurs plans narratifs en les juxtaposant, et qui prend incontestablement une réelle et amicale consistance poétique. Le motif de la souffrance habite en permanence l’histoire à la fois comme souffrance créative et souffrance pure des morts ou des vivants. La référence au « Souvenirs de la maison des morts » de Dostoïevski est constante tout au long de l’ouvrage.
Précision sur la forme adoptée ou sur le genre
Roman.
Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre
Il s’agit d’un monologue intérieur, mais la technique narrative entrecoupe également plusieurs voix, fictives, qui en font presque un roman polyphonique. La technique narrative mêle avec beaucoup d’habileté les voix des différents protagonistes dans un enchevêtrement maîtrisé de rêves dans les rêves, de voix qui se complètent et se rencontrent comme dans un labyrinthe borgesien d’« histoires en gigogne ». L’auteur dans un interview parle à propos de son livre d’un rêve cartographique
(Interview de l’auteur : https://web.archive.org/web/20070128221455/http://perso.orange.fr/calounet/interview/garcinexclusivite.htm [Consultée le 11 septembre 2023]).
Beaucoup plus que « l’idiotie du hasard », ce qui semble habiter ce livre attachant, c’est la réalisation même du livre, la recherche hasardeuse de l’écriture : le terrier, semble nous confier l’auteur à la toute fin, c’est la vie puis la fiction de tout livre menteur. Des deux réunis, il faut bien faire quelque chose, d’où ce livre pour « que je parvienne à reconquérir un peu de moi, un peu de moi qui m’échappait. »
Modalités de présence du 11 septembre
La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?
La présence du 11 septembre est générique. Mais il s’agit d’un roman de l’après-11 septembre.
Les événements sont-ils présentés de façon explicite?
Les événements ne sont pas présentés de façon explicite. Le point de vue est nettement sceptique face aux valeurs idéologiques ou face aux discours anti-musulmans ou pro-américains instrumentalisés par les médias occidentaux de l’après-11 septembre. Scepticisme de la critique, donc, dans un New York peuplé de créatures bizarres, assimilé à une Rome décadente.
Des moyens de transport sont-ils représentés? L’avion comme moyen de transport est mentionné et utilisé mais sans rapport avec le 11 septembre.
Les médias ou les moyens de communication sont-ils représentés? La télévision dans les hôtels. Le narrateur est journaliste, la référence aux médias est sous-jacente mais elle n’est pas en rapport direct avec le 11 septembre, bien qu’un des prétextes du voyage du narrateur à New York soit de rédiger un article sur l’après-11 septembre. Il écrit l’article rapidement et cite une phrase de Claudio Magris (l’auteur du fabuleux Danube) écrite bien avant le 11 septembre : « Pour tout pouvoir qui s’arroge le droit de représenter l’universel et la civilisation arrive le moment de payer le tribut, et de rendre les armes à celui qui, l’instant d’avant, était regardé comme un rustre de la pire espèce. » (p.129)
Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?
Pour le besoin d’un reportage, Tramonti va à New York rencontrer deux témoins des attentats. Le point de vue est individuel mais plusieurs voix sont enchevêtrées dans la narration.
Aspects médiatiques de l’œuvre
Des sons sont-ils présents?
Aucun son.
Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?
Aucun travail iconique sur le texte.
Autres aspects à intégrer
N/A
Le paratexte
Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat
Le narrateur, Eugenio Tramonti (personnage d’un précédent roman, Le vol du pigeon voyageur) reçoit un jour la visite d’une étrange petite dame vêtue de gris, qui dit avoir quelque chose à lui apprendre au sujet de son père Alessandro, mort depuis plus de quarante ans : il serait à New York, bien vivant, mais âgé de six mois environ. Bien entendu Eugenio la prend pour une folle. Il est cependant troublé, car elle a connaissance d’éléments biographiques que nul n’est censé connaître. Au bout du compte, trois ans après être parti en Chine sur les traces d’une jeune fille disparue, il se laisse convaincre de partir à nouveau, mais en sens inverse, cette fois à la recherche de son propre père. Le récit enchaîne jeux de miroirs, mises en abyme et coïncidences extraordinaires (de ces événements qui sont, selon Claudel, la « jubilation du hasard ») sans pour autant leur donner d’explication rationnelle. Des hommes se réfugient dans d’étranges terriers tant en Écosse qu’en Sibérie, une phrase de Dostoïevski peut infléchir le cours d’un voyage, et les théories de la transmigration des âmes paraissent investir l’ordre naturel des choses. Christian Garcin mêle un art consommé de la narration et un penchant pour une méditation à la fois métaphysique et ironique. Le suspense, maintenu grâce à une construction en spirale, diffère sans cesse la résolution des énigmes distillées au fil d’un récit qui intrigue, déroute, captive.
Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises
Inconnues pour le moment, bien qu’à la p.91 et aux suivantes du livre son analyse du 11 septembre soit limpidement exprimée, avec un scepticisme rigoureux.
Citer la dédicace, s’il y a lieu
À ma mère, Qui a peur des orages mais pas des fantômes
Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web
Interview de l’auteur : https://web.archive.org/web/20070128221455/http://perso.orange.fr/calounet/interview/garcinexclusivite.htm [Consultée le 9 août 2023] https://web.archive.org/web/20051202043747/http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-02-03/2005-02-03-456013 [Consultée le 9 août 2023]
http://perso.orange.fr/calounet/resumes_livres/garcinc_resume/jubilation [Cette page n’est plus accessible]
https://web.archive.org/web/20070814060054/http://www.forumpsy.org/Resource/ALP3_102.html [Consultée le 11 septembre 2023]
http://www.lelibraire.com/din/tit.php?Id=21568 [Cette page n’est plus accessible]
Impact de l’œuvre
Inconnu pour le moment (03/2006).
Pistes d’analyse
Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre
À nouveau, la permanence du 11 septembre dans la littérature de l’extrême contemporain démontre, s’il en était besoin, que la mythification de cet événement est bien en cours et parfaitement installée comme un des motifs dominant cette littérature. Dans ce roman français, le 11 septembre est explicitement lié à l’idée de décadence, les parallèles entre la Rome de Néron et l’Amérique de Bush sont établis. C’est donc un point de vue critique européen qui s’exprime, mélange de défiance, de curiosité et de scepticisme face à une Amérique piégée, blessée et en crise. Banalisé, le 11 septembre devient un fragment de souffrance parmi d’autres, resitué dans la complexe géopolitique mondiale de la souffrance. Le monde n’y semble pas plus crédible pour autant alors que l’identité du narrateur est en miettes, que New York se délite, et que chacun creuse partout, de la Sibérie au centre de la France, son propre terrier, qu’il soit livre ou grotte, afin de s’y enfouir pour redevenir un peu soi-même. Ici, la décadence est synonyme de modernité.
Donner une citation marquante, s’il y a lieu
« Toujours à hésiter, à me dire que je pourrais répondre que s’il faut être quelque chose, je suis, c’est selon, globalement satisfait, ou radicalement malheureux, plutôt hésitant, observateur, transparent, invisible, écrivain (à une époque), et que, s’il faut vraiment faire quelque chose, ce que je fais c’est flâner, lire, réfléchir dans la mesure du possible, aimer certaines personnes et en détester d’autres, exercer aussi ma détestation sur le cynisme des gouvernants, la bêtise organisée, érigée en modèle dans notre société télévisuelle, sur l’état de la langue et de la pensée appauvries, aplanies par le verbiage médiatico-spectaculaire, la déliquescence des idéologies, la mise au ban des utopies. Parfois aussi j’aimerais me contenter de citer Lovecraft – mais je me retiens, de peur de paraître cuistre. « Ce que fait un homme pour gagner sa vie, disait-il, ne présente pas d’intérêt. C’est en tant qu’instrument réagissant à la beauté du monde qu’il existe. Je ne demande jamais à un homme ce qu’il “fait”. Ce qui m’intéresse, ce sont ses pensées et ses rêves. » (p. 97 « Comme tout le monde j’avais vu en boucle les spectaculaires images des avions percutant les deux tours de Babel, et je ne pouvais m’empêcher de penser que, finalement, c’était assez réussi. L’événement était certes considérable, la souffrance des victimes absolue — comme toute souffrance, d’ailleurs, mais pas plus —, et je n’étais pas de ceux qui s’en réjouissaient, mais je trouvais cela, oui, assez réussi. De la part d’intégristes musulmans, me disais-je, quel admirable maniement du symbole biblique : le centre financier du monde occidental, le royaume absolu de l’argent-roi, la Babylone moderne, ces deux impassibles tours de verre dressées fièrement à la face des humbles et des miséreux, tout cela abattu par le feu du ciel, c’était à la fois l’orgueil de Babel et la turpitude de Sodome et Gomorrhe qui étaient châtiés en direct. » (p.91)
Noter tout autre information pertinente à l’œuvre
Romans
- Le vol du pigeon voyageur, éditions Gallimard, 2000, Prix du Rotary International (réédition. Folio n°3680).
- Sortilège, éditions Champ Vallon, 2001.
- Du bruit dans les arbres, Gallimard, 2001 (rééd. Folio n°4134).
- L’embarquement, Gallimard, 2003 (rééd. Folio n°4311).
Nouvelles et récits
- Vidas (récits), éditions Gallimard, 1993 (rééd. Folio n°4494).
- L’Encre et la couleur (récits), éditions Gallimard, 1997.
- Vies volées (récits), éditions Climats, 1999 (rééd. Folio n°4494).
- Une odeur de jasmin et de sexe mêlés (nouvelles), éditions Flohic, 2000.
- Rien (nouvelles), éditions Champ Vallon, 2000.
- Une théorie d’écrivains (récits), éditions Théodore Balmoral, 2001.
- Fées, diables et salamandres (nouvelles), Champ Vallon, 2003.
- La neige gelée ne permettait que de tout petits pas (nouvelles), Verdier, 2005.
- Deux fragments oubliés, éditions des librairies Initiales, 2005.
- J’ai grandi, Gallimard, 2006, Prix Symboles de France.
- Le scorpion de Benvenuto (récits), éd. L’Escampette, 2007.
- À Budapest, éd. Circa 1924, 2007.
Poèmes
- Les cigarettes, éditions L’Escampette, 2000.
- Pierrier, L’Escampette, 2003.
Essais
- Labyrinthes et Cie (sur Borges, Kafka, etc.), éditions Verdier, 2003
- Piero ou l’équilibre (sur la peinture de Piero della Francesca), L’Escampette, 2004
- L’autre monde (à partir d’un tableau de Gustave Courbet), éd. Verdier, 2007
Divers
- Itinéraire chinois (une énigme) (récit de voyages), éditions L’Escampette, 2002.
- Lexique, éditions L’Escampette, 2004.
- Pris aux mots (Lexique 2), L’Escampette, 2006.
Traduction
- Jorge Luis Borges & Luisa Mercedes Levinson, La sœur d’Eloísa, Verdier, 2003
Ouvrages collectifs, catalogues, etc.
- « Henri Thomas ou la discrétion salutaire », in Les Cahiers Henri Thomas, éditions Le Temps qu’il fait, mai 1998.
- « Les cycles de Bergounioux » in Théodore Balmoral (Numéro spécial : « Compagnies de Bierre Bergounioux »), hiver 2003.
- « Clébards alpestres », Télérama (Numéro spécial : « Robert Doisneau »), 2004.
- « La chevalier à la pie », texte de l’exposition De la Lorraine, FRAC Lorraine, 2004.
- « Disparaître », in Écrire, pourquoi?, éd. Argol 2005.
- « Très affairés les os », Exposition Philippe Flavier : Perpétuel, galerie Confluence(s), Lyon, 2005.
- «L’œil obstiné », in Télérama (numéro spécial : « Cézanne »), juin 2006.
- « La grotte et la passerelle », in collectif Fondation Abbé Pierre, juin 2006.
- « Les calamars », in Face(s) : Olivier Rollin, éd. Argol, 2007.
(source https://web.archive.org/web/20110409211844/http://fr.wikipedia.org/wiki/Christian_Garcin [Page consultée le 9 août 2023])
Couverture du livre