Entrée de carnet
La fête de la consommation
Durant les semaines d’été, les rues de Montréal sont littéralement envahies par les « ventes de trottoir ». À perte de vue sur Mont-Royal, sur Saint-Laurent, sur Sainte-Catherine, les badauds innombrables circulent le long des étalages et sous les tentes montées par les marchands, où s’empilent les grands déballages des fins de séries et des articles soldés. Il y a de la musique, des ballons, les enfants mangent de la barbe à papa, une odeur de saucisses grillées flotte dans l’air. Les familles, les poussettes, les chiens, les couples d’amoureux, les cyclistes forment une foule pittoresque, une cohue débordante et bon enfant, mi-acheteuse, mi-spectatrice. La rue prend une sorte de charme dans cette atmosphère de fête foraine. Qu’achète-t-on dans de telles circonstances? Sans doute des choses assez peu chères, des bijoux de toc, quelques vêtements d’été, une babiole décorative pour la maison, bref des objets dont on n’a pas vraiment besoin, que l’on n’avait pas pensé acheter, mais qui ce jour-là se trouvent en montre et auxquels on cède. Entre ici en jeu une logique d’achat qui, sous les raisonnements de la supposée « bonne affaire », mérite d’être interrogée. D’autant plus qu’elle semble cristalliser ce qui est la nature même de la consommation festive et superflue, que l’on retrouverait aussi dans bien d’autres circonstances, par exemple dans les marchés public ou lors du magasinage des fêtes.
Cette consommation fonctionne dans un registre spécifique qui la distingue de la dépense ordinaire. Hélas pour nous, notre rapport à l’argent est le plus souvent régi par la raison. Il faut bien d’abord payer le loyer et l’épicerie, ce qui met en jeu le devoir, la contrainte ou même l’insuffisance. Or la consommation festive est du côté du plaisir, de l’impulsion, elle permet de céder à un désir. C’est sans doute aussi pour cela qu’elle s’attache souvent à des objets superflus, puisqu’elle rompt avec la pensée utilitaire. Elle offre une façon modérée, mais bien réelle, de gaspiller, de se donner une impression d’abondance, de liberté, bref de sortir l’argent de son cadre contraignant pour le mettre, ne serait-ce que temporairement, au service de notre plaisir. À cause de cette nature spéciale, la consommation festive, au contraire de l’achat rationnel, s’inscrit dans une temporalité circonscrite et discontinue, alors que la dépense ordinaire, elle, est récurrente et prévisible. Enfin si cette consommation est une fête, c’est aussi parce qu’elle se présente comme le contrepoint, voire comme l’exact opposé, du travail rémunéré. Nous travaillons pour pouvoir dépenser. La liberté sacrifiée d’un côté doit être regagnée symboliquement de l’autre, la jouissance est censée compenser la contrainte.
Si les ventes de trottoir et autres moments du même genre constituent un mode de consommation singulier, c’est aussi, au point de vue social cette fois, parce qu’ils créent un espace perçu comme participatif. Alors que la plupart de nos transactions sont désormais anonymes et même virtuelles, la transaction de la vente de trottoir met en jeu un rapport direct avec un vendeur. La flânerie, la conversation, le marchandage en font partie, et donnent l’impression d’accéder à des formes plus riches et authentiques de l’économie, qui auraient conservé une dimension relationnelle. D’ailleurs les marchandises achetées dans ces contextes doivent souvent être payées comptant, ce qui accentue le caractère direct et non médiatisé de la transaction. Cette consommation comporte aussi une autre dimension relationnelle, du côté de la clientèle cette fois : elle implique de participer à une expérience de foule, à un moment collectif. Il semble donc se jouer ici le désir de retrouver une économie archaïque qui serait encore un foyer social, un lieu d’échange primitif de la communauté.
Pourtant, et la chose est évidente, le gaspillage jouissif ou le marché archaïque sont de purs fantasmes. Ce sont des représentations idéologisées qui ne désignent pas l’économie réelle, mais bien notre rapport problématique à cette économie. Elles pointent vers une prémodernité économique dont nous avons la nostalgie régressive, vers un monde où la consommation et l’argent auraient un sens.
Si on voulait, pour mieux comprendre ce qui caractérise notre rapport à cette consommation, faire un peu d’archéologie de l’imaginaire et retourner à un modèle premier de la consommation festive et superflue en régime moderne, on pourrait en trouver une version dans ce roman des grands magasins qu’est Au Bonheur des Dames d’Émile Zola. En observateur attentif de son époque, Zola a bien vu dans la consommation de masse un sujet d’intérêt qui témoignait de façon bien particulière de notre modernité. Il a bien vu aussi comment la consommation faisait intervenir en couches stratifiées des déterminants variés et conflictuels : le désir, la compétition, la manipulation, le sacré. Ses descriptions des foules acheteuses et de la marchandise frappent aujourd’hui par l’alliance qu’elles proposent entre la libido et le sacré. Chez Zola, la marchandise suscite un désir irrépressible parce qu’elle appartient à un registre quasi religieux, elle est une nouvelle idole. Bien sûr cette description est critique, et le romancier indique bien que cette aura est déplacée, dans tous les sens du terme, qu’elle tient même à une sorte de faute morale. Néanmoins l’achat superflu met en place un rituel, il est une forme de célébration collective d’un nouveau mode de vie qui scelle l’appartenance des acheteuses à la bourgeoisie consommatrice.
À la lumière de cette description, on peut bien voir que nous ne sommes pas les héritiers directs de cette époque. Il y a bien une constante entre le 19e siècle et nous : c’est grâce à la soupape que constitue la consommation festive que les aspects les plus aliénants de notre rapport à l’argent se maintiennent. Mais le modèle de consommation festive exposé par Zola est encore fortement lié à une forme de sacré, même si c’est un sacré déplacé, inversé, voire carnavalesque. À notre époque, par contre, toute référence au sacré a disparu. La consommation festive demeure inscrite dans une forme de logique carnavalesque en ceci qu’elle est le lieu de toutes sortes d’inversions. Cependant ces inversions ont changé de nature, elles se sont laïcisées, trivialisées même, et concernent maintenant notre rapport à la règle et au plaisir, au travail et au loisir, à la solitude et à la collectivité. Ainsi la dimension ritualisante de l’achat est-elle fortement diminuée, ce qui explique peut-être que nous n’en ayons jamais assez, que son sens ne soit jamais à la hauteur de ce que nous en attendons, qu’il soit toujours marqué par une insuffisance.