Entrée de carnet

La démultiplication des images

Jimmy Roa Bernal
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Aylan Kurdi. Premiers résultats d’une recherche image sur Google.

Aylan Kurdi. Premiers résultats d’une recherche image sur Google.
(Credit : Google image)

La photographie documentaire est une sorte de reportage social attestant l’existence d’un événement ou d’une situation, touchant souvent la vie des classes les plus défavorisées afin de sensibiliser un public plus favorisé, éloigné ou simplement ignorant. Elle veut faire connaître un fait, sans avoir l’intention de restituer fidèlement une réalité, et en témoigner par des images. C’est dans ce contexte social que les images, en particulier celles de guerre, viennent s’inscrire. Elles montrent non seulement le malheur, l’angoisse et le désespoir d’un peuple soumis à un conflit armé, par exemple, mais elles exploitent aussi l’aspect émotionnel, jouant avec les sentiments, les pensées et les croyances des spectateurs. En effet, les photos leur permettent de revivre l’événement et de prendre conscience de l’émotion qu’elles procurent. Une fois ce contact établi, les spectateurs réagiront de différentes manières et ils iront jusqu’à manipuler ces images. 

Prenons un exemple : nous avons tous vu la photographie du petit Aylan Kurdi, âgé seulement de trois ans, en t-shirt rouge et short bleu, mort noyé en méditerranée, couché face contre terre sur une plage. Rapidement devenue virale, cette image est devenue le symbole du drame des migrants. Elle a touché, de multiples façons, des milliers de gens à cause de sa grande charge émotive, interpellant vivement la conscience de ceux qui l’ont vue. Or, la composition de cette image a fait que les spectateurs ont réagi à cette crise aux dimensions catastrophiques et se sont approchés métaphoriquement de l’image pour s’approprier cette douleur, réaction qui s’est actualisée par des gestes concrets, par une manipulation de l’image, par sa reprise, son détournement et sa surdétermination. 

Une série de nouvelles images a vu le jour, images qui ont circulé dans les médias sociaux, les magazines, les journaux, etc. Ce phénomène s’est produit évidemment parce qu’on accorde à l’image une efficacité, celle de pouvoir changer le monde. Rancière dit à ce propos que : « l’image se voit, là, attribuer une tâche qui va au-delà des limites de l’art, puisqu’elle a pour charge d’intervenir là où la politique ferait défaut. » (Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 79)  Autrement dit, la force sémiotique véhiculée par cette image conduit les spectateurs à réagir et ils s’attendent à ce que cette nouvelle forme de manifestation et de production se multiplie. Ces images fonctionnent comme une sorte de bouche à oreille numérique, où certains traits de l’image pourraient être effacés ou rehaussés.

Devant l’horreur, les spectateurs ont réagi avec émotion et, par une pratique assez bien connue, ils se sont réapproprié ces photographies et en ont créé de nouvelles. Ce « mouvement social » qui fait circuler les images, qui les manipule et les modifie est nommé démultiplication. La démultiplication consiste en une manipulation d’une d’image dans le but de générer massivement de nouvelles images qui en reprennent, en ajoutent, en éliminent, en gardent ou en modifient un certain nombre d’éléments iconiques et plastiques. Or, la coexistence, le déplacement et la mutation de ces éléments engendrent un éclatement des points de vue, au même titre que différentes interprétations d’un texte. Les images produites viennent affirmer, appuyer, renforcer ou contredire la signification de l’image originale. À la suite de  cette démultiplication, les spectateurs doivent décider de la valeur des ce qu’ils voient et de leur propre part dans le processus. Il est à signaler que la rapidité de diffusion de ces images est impérative pour que leur message puisse être véhiculé et susciter les effets et les réactions attendus. 

Enfin, la photographie du garçonnet a donné naissance à des photos reconstituées et à de caricatures. Certes, pour presque chacune de ces images, nous pouvons toujours reconnaître l’enfant, même si l’environnement immédiat (la plage) ou le contexte a varié. Mais il est évident que le but de ces réappropriations est d’attirer l’attention des spectateurs et de les conduire à dénoncer la situation politique qui a provoqué le triste événement. En d’autres mots, à travers cette démultiplication, nous avons été témoins d’une démarche reconstructive d’actualisation d’un événement par sa réitération.

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