Entrée de carnet

La condition d’Humpty Dumpty

Jean-François Bourgeault
couverture
Article paru dans Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine, sous la responsabilité de Chloé Savoie-Bernard et Daniel Letendre (2014)

Si Humpty Dumpty me semble le saint patron des revues littéraires, ce n’est donc pas seulement parce qu’il incarne l’équilibre fragile de celui qui fait du mur érigé entre deux espaces son royaume incertain; mais aussi parce qu’il pose de façon extrêmement claire l’acte de naissance polémique des revues, lesquelles sont prises, à leur corps défendant ou non, dans une joute interminable où il s’agit de savoir qui seront les maîtres dans l’usage de certains mots talismaniques —à commencer par celui, fondamental, de littérature, qui impose son exigence et brille un peu comme un feu follet destiné à perdre ceux qui se lancent à sa poursuite dans la nuit.

Tout le monde se souvient de cette scène mémorable: oeuf gigantesque juché sur un mur où il croise les jambes, sa bouche si vaste qu’il court le risque de s’auto-décapiter en souriant, Humpty Dumpty trône au centre du sixième chapitre de Through the looking-glass, tout disposé à égarer Alice dans le dédale d’une conversation loufoque où il est le seul maître à bord. Équilibriste, l’oeuf en cravate ne l’est pas seulement parce qu’il oscille là-haut entre deux côtés, assuré que, le cas échéant, s’il venait à tomber et à se fracasser sur le sol, «all the king’s horsemen and all the king’s men» accourraient tout aussitôt pour le reconstituer. Dans ce dialogue, la posture limitrophe d’Humpty Dumpty rejoue surtout, pour Lewis Carroll, la situation de celui qui refuse le sens comme l’insensé, et qui apparaît alors, en sa qualité de stylite du langage en méditation sur un mur de briques, comme un praticien subtil des mots dans leur épiphanie, dans leur précarité vibratoire, lorsqu’ils viennent de surgir mais n’ont pas encore acquis, pour les autres, un statut d’évidence. «When I use a word, Humpty Dumpty said in a rather scornful tone, it means just what I choose it to mean neither more nor less. The question is, said Alice, whether you can make words mean so many different things.» Question que Humpty Dumpty corrige de la façon suivante, en lecteur anachronique de Foucault et avec cette étrange lucidité que l’on retrouve chez tous les protagonistes du pays des merveilles: «The question is which is to be master that’s all.»

En ce qui concerne les mots, tous les mots, dans leur vie fantomatique où le «combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes», comme l’écrit Rimbaud, la question est en définitive de savoir qui est le maître —ce qui revient aussi à dire, du point de vue d’Humpty Dumpty surplombant la petite Alice, de savoir qui accepte d’embrasser le vertige qui accompagne la pensée en altitude, là où toutes les significations stables se dérobent et où seul demeure à habiter une mince lisière, avec le risque perpétuel que comporte ce séjour d’une dégringolade dans la pure insignifiance. Si Humpty Dumpty me semble le saint patron des revues littéraires, ce n’est donc pas seulement parce qu’il incarne l’équilibre fragile de celui qui fait du mur érigé entre deux espaces son royaume incertain; mais aussi parce qu’il pose de façon extrêmement claire l’acte de naissance polémique des revues, lesquelles sont prises, à leur corps défendant ou non, dans une joute interminable où il s’agit de savoir qui seront les maîtres dans l’usage de certains mots talismaniques —à commencer par celui, fondamental, de littérature, qui impose son exigence et brille un peu comme un feu follet destiné à perdre ceux qui se lancent à sa poursuite dans la nuit.

Avec qui, avec quoi lutte une revue littéraire, au Québec, en 2013, dans ce champ de batailles des mots qui cherchent inlassablement leurs maîtres? Mon hypothèse est qu’elle lutte avec à peu près tout le monde, tous les champs, tous les milieux, ce qui lui confère un statut unique et incarne du même souffle son plus grand péril. La catégorie mitoyenne de la «revue culturelle», dont la revue littéraire est une enclave, se fonde peut-être ainsi sur le fantasme d’une double appartenance qui court toujours le risque, par voie de réversibilité, de se métamorphoser en angoisse d’un double exil.

En effet, à droite, la revue culturelle est dorénavant bordée par la «revue savante», formule d’importation assez récente au Québec lorsqu’il s’agit de littérature et dont les implications sont considérables. Alors que les revues avaient longtemps existé ici sans complément, comme s’il allait de soi qu’elles étaient des auberges espagnoles où les penseurs de toute provenance venaient se rencontrer, l’invention de cette fracture entre le «savant» et le «culturel» eut pour effet de créer le double standard qui est encore le nôtre dans notre système de publication intellectuelle. Aux revues savantes, fondées sur l’évaluation anonyme par les pairs et le culte de la contribution décisive, reviendraient les articles sérieux ayant traversé un rite d’inclusion rigoureux, celui-ci devant tenir à l’écart du country-club scientifique les plébéiens sans métier, sans spécialisation et sans protocole. Aux revues culturelles reviendrait maintenant tout le reste: poèmes, nouvelles, notes de lecture impressionnistes, extraits de toute nature (romans, carnets, journaux intimes, etc.), et, perdu dans ce bazar, le genre de l’essai bref, qui allait être compromis de plus en plus par son appartenance à ce nouvel espace de publication, comme si cette chute dans le «culturel» devait aller de pair avec la dégradation de son statut cognitif. Il existe évidemment un no man’s land assez considérable entre les pôles artificiels du «savant» et du «culturel», une faille dans laquelle il arrive que sombrent des textes inassignables, trop essayistiques pour les uns, trop académiques pour les autres.  Mais en plus de conférer une plus-value scientifique aux articles qu’elle accueille en son sein, la frange de l’édition savante sert surtout à clarifier les conditions de ce que l’on pourrait appeler la vie fiscale universitaire au Québec. Un article publié à Études françaises, Globe ou Voix et images a passé le test des portiers invisibles et, en tant que tel, voit sa valeur augmenter d’avoir survécu aux Cerbères de la corporation; le même article publié à Liberté, L’inconvénient, Spirale ou Contre-Jour (quatre revues de généralistes), puisqu’il ne passe pas par les mêmes circuits kafkaïens de juges sans noms, vaudra un peu moins, ou dans certains cas ne vaudra rien du tout, la pénombre du «culturel» suscitant des points de vue assez divers chez les universitaires, attitudes qui vont de la répulsion ouverte à l’enthousiasme pour les marges, en passant par la fréquentation occasionnelle, amusée, de ceux qui imitent l’empereur du conte des Mille et une nuits et se déguisent sous un pseudonyme pour fréquenter l’espace d’un texte les bas-quartiers des renégats. Jeunes thésards, nous ne comptions plus, au moment de fonder Contre-Jour, les avertissements bienveillants sur la valeur nulle de ce que nous écririons dans ces pages, même si ces conseils étaient habituellement prodigués avec l’espèce de crainte attendrie que l’on a pour ceux dont on pressent qu’ils vont perdre un peu trop de temps à confectionner des chapeaux en papier-mâché ou des minuscules navires de bois enfermés dans des bouteilles.

Si la revue littéraire me semble donc bordée, à droite, par le spectre académique de l’édition savante, elle est battue, à gauche, par le ressac incessant de ce que l’on pourrait nommer, faute de mieux, une sorte de dehors médiatique, un océan écumeux d’énoncés et de discours dans lequel se mêlent sans pour autant se confondre plusieurs approches de la chose littéraire: articles de journaux, de magazines (où, comme dans Bouvard et Pécuchet, la littérature est un intermède entre la fabrique de conserve et le jardinage), émissions de radio —ou de télévision—, communiqués de presse, clubs de lecture, conférences publiques, sans oublier quelques centaines, voire milliers de tweets qui peuvent désormais gazouiller au sujet du littéraire comme s’en emparer au sein de nouvelles pratiques. Selon une expression de Paul Valéry, cette mer est sous la gouverne de l’«empire du Nombre», lequel, en sa qualité d’étalon absolu, fixe les obsessions fugaces comme il redistribue les valeurs en dehors du système d’autorégulation fixé par l’institution universitaire. Si l’on veut filer la métaphore économique jusqu’au bout, on pourrait affirmer que l’«empire du Nombre» rassemble les deux faces d’une même monnaie:  il comprend à la fois la logique capitaliste du marché, où les chiffres de vente ou d’auditoire font foi de tout lorsqu’il s’agit d’assigner une valeur, et à la fois ce qui voudrait être une forme de résistance à cette première logique, soit les explosions aléatoires, imprévisibles de buzz où la gratuité apparente des contenus ne masque pas, tout de même, que le compteur continue de faire la loi dans l’accession à l’existence publique. Or, de quelque côté qu’on la prenne, la revue littéraire est un mauvais vassal de l’«empire du Nombre»: ses abonnés forment souvent une diaspora archipelaire, disséminée entre les villes et parfois les pays; ses ventes en librairie laissent de petites ridules sans conséquence sur les livres de compte, sauf dans le cas où, par accident ou par flair, certains numéros deviennent des succès de devanture; et la relation traditionnelle que la revue littéraire entretient avec la presse en est une de séduction contrariée et parfois profondément paradoxale, dans la mesure où il n’est pas rare, aujourd’hui, que la revue incarne une variante du cinquième pouvoir, soit le pouvoir ironique de ceux qui surveillent les journalistes du quatrième pouvoir, eux-mêmes chargés, en théorie, et en régime démocratique, de surveiller la cohorte des puissants de ce monde. Malgré les percées médiatiques qui peuvent auréoler un bref instant tel numéro ou tel autre, il ne serait pas trop brutal d’affirmer que les acteurs de revue incarnent pour l’«empire du Nombre», et selon une expression savoureuse de Pessoa, des «inspecteurs solennels des choses futiles» —ce qui, à tout prendre, vaut toujours mieux que d’agir en tant qu’inspecteur futile des choses solennelles, comme le font tant de chroniqueurs culturels.

Situé entre deux espaces qui la rejettent souvent comme un corps étranger, trop légère pour une université qui en récuse souvent le manque de sérieux, trop sérieuse pour l’«empire du Nombre» qui en refuse le manque de légèreté, la revue littéraire joue donc son va-tout, perpétuellement, dans une condition intercalaire qui ne va pas, qui ne pourra jamais aller de soi. Dans le meilleur des cas, lorsque cet intervalle favorise un espèce de passeport de double citoyenneté, la revue littéraire peut devenir le lieu d’un vacuum qui attire à parts égales les universitaires renégats et les amateurs éclairés, en somme les lecteurs qui, au-delà de leur spécialisation ou de leur dilettantisme, approchent la littérature comme des «common readers», selon l’expression utilisée naguère par Virginia Woolf. Dans le pire des cas, lorsque cette condition de l’entre-deux entraîne plutôt un statut de sans-papiers, la revue littéraire peut subir le sort d’un double exil et devenir une espèce de zone franche désertée, où l’on retrouve des versions dégradées de tout ce qui existe dans les deux contrées limitrophes, soit des textes qui n’ont pas le standing intellectuel des productions universitaires et qui n’ont pas davantage l’attrait, la facilité, la séduisante frivolité des capsules instantanées qu’on nous donne à consommer sous forme d’anesthésiants culturels.

La question pour Humpty Dumpty fut toujours celle-ci: combien de temps peut-il osciller sur le mur avant qu’il ne tombe d’un côté ou de l’autre? La réponse, appliquée aux revues, est que moyennant la dextérité suffisante pour garder la pose —comme on dit en musique: garder la note—, on peut rester là-haut et tenir son rang tant que le mur lui-même ne s’est pas effondré. Autrement dit, pour le reformuler dans les termes de notre problème, tant que les espaces qui confèrent son sens à la frontière sont suffisamment stables pour qu’il y ait un mur au point de leur rencontre —qui est aussi le lieu de leur démarcation. En ce sens, les mutations profondes qui affectent actuellement de concert le milieu de l’université et celui du grand dehors laissent croire que des lézardes se font jour partout dans la structure, comme si le mur était broyé sous l’action lourde, lente et silencieuse de deux plaques tectoniques qui font pression l’une sur l’autre.  Aujourd’hui, et déjà beaucoup plus qu’il y a une dizaine d’années où fonder une revue nous semblait encore relever de l’évidence, le pari est pascalien et rien ne saurait en garantir l’issue. Mais il repose, avec l’opiniâtreté des derniers recours, sur le fantasme presque indépassable, sinon d’un «common reader» —il est probable que cette créature ne soit bientôt visible qu’à travers les cages de verre des archives—, du moins de lecteurs qui soient les frères et soeurs inconnus d’une communauté qui n’existe pas encore et dont on a le fol espoir que quelques pages pourront contribuer à la faire advenir. «When I choose a word, it means just what I choose it to mean», affirmait Humpty Dumpty.  Certes, on peut lire dans cette phrase la démence solipsiste de qui maîtrise le langage à un point tel de surdité et de chaos que ce langage n’en est plus un. Mais on peut aussi, par sympathie avec cette coquille blanche de linguiste qui palabre sur son muret, s’unir complètement avec ce qui, dans cette déclaration, reflète la folie des purs commencements —comme si tous les mots étaient vierges et éclaireraient bientôt un monde nouveau—, cette folie de nomination inouïe sans laquelle je suppose qu’aucune revue n’aurait jamais vu le jour.

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