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Galerie de l’héritage de la folie: le portrait littéraire sous une perspective écopoétique et écoféministe

Andréanne Dufour
couverture
Article paru dans Écoécritures – études collaboratives et décentrées, sous la responsabilité de Catherine Cyr et Jonathan Hope (2021)

Je chante les mémoires minées, une dislocation désirante, je chante le coeur effondré des étoiles, l’horizon absolu d’un trou noir qui défigure l’espace-temps, je chante l’orgasme et la dépossession. Les glaciers fondent, relâchent des bactéries millénaires. À marée basse, on découvre les corps des noyés. Je veux écrire à marée basse. 1 Olivia Tapiero, Rien du tout, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, p.26.  – Olivia Tapiero

L’idée de la nature comme « organisée autour des idées d’ordre et de pouvoir, comme celle d’une matière passive destinée à être conquise, contrôlée, démantelée, a légitimé l’exploitation des ressources naturelles, et faciliter le règne de “la science, de la technologie et de l’industrie” […] » 2 Catherine Larrère, « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés, no 22, juin 2012, p. 108. C’est aussi de cette manière que sont perçues les femmes — d’autant plus vrai pour les femmes considérées folles — qui sont étudiées, psychanalysées, mythifiées, fixées, scrutées et relayées aux marges de la société que nous pourrions liées métaphoriquement aux cabanes dans des bois, à des nefs de fous, à des hopitaux, des asiles, des couvents. Les folles sont rejetées et recluses. Dans un processus de remembrement de la folie et d’un questionnement sur l’influence de l’invention et de la marginalisation de la folie féminine sur la littérature, il devient impératif d’écrire le corps et de représenter la femme dans sa relation avec le monde naturel, de revendiquer une existence sensible, capable d’interagir avec le monde physique; écrire à marée basse pour découvrir le corps des noyés, comme le propose Olivia Tapiero dans sa démarche d’écriture.

Au sein de mon projet de mémoire, je souhaite écrire des portraits de femmes folles avec lesquels je pourrai me placer en rapport de filiation dans le but de me réapproprier la folie. Dans mon processus de recherche et de création, un rapprochement se dessine entre le portrait littéraire et l’écriture de la nature dans une perspective écopoétique et écoféministe.

Reconnaître la sensibilité comme le caractère transformateur de l’espace pourrait signifier changer la perception de l’espace, mais cela risque de maintenir l’espace dans son statut d’objet. Il s’agit plutôt de rendre sensible l’espace dans sa naturalité — de permettre à ce dernier de s’inscrire dans la continuité des sociétés humaines. Utiliser l’expression de formes environnementales, c’est mettre en avant le caractère esthétique et sensible des enchevêtrements entre nature et culture. 3 Nathalie Blanc, Clara Breteau et Bertrand Guest, « Pas de côté dans l’écocritique francophone », L’Esprit Créateur, vol. 57, no 1, 2017, p.128. 

L’idée étant de créer une sorte de galerie de l’héritage, les portraits seraient décrits comme on parle d’une photographie ou d’un tableau, tout en donnant une importance particulière aux arrières plans, à l’environnement dans lequel les femmes évoluent; cet environnement fait non seulement partie de leur marginalisation puisque les folles sont exclues de la société, mais représente aussi l’espoir d’une construction identitaire formée en relation avec la nature. Les arbres, les rivières, les minéraux et le vent ne posent pas, ils ne peuvent être fixés dans le temps et c’est ce mouvement et cette force que je souhaite redonner aux femmes dont je ferai les portraits; je ne suis pas intéressée à figer leur folie.
Les dispositifs numériques, technologiques, mécaniques ou techniques auxquels on pense lorsqu’on parle de portrait (photographie, peinture, sculpture) faussent l’image par la fixation — les processus évacuent les sensations:

Nobody’s here but me, mais j’écris comme on appuie sur le déclencheur d’un appareil photo qu’on a tourné vers soi : je cadre un décor dans lequel je vais m’insérer par après ; à cause du retard entre le moment choisi pour presser sur le déclencheur et celui où la scène se fixera, j’ai toutes les chances d’être à côté plutôt qu’au centre. Ce qui m’échappe dans l’image que je voudrais donner à voir recèle peut-être plus de moi que moi.  4 Karianne Trudeau Beaunoyer, « Autoportrait en arrêts sur images », Se faire éclaté.e : Expériences marginales et écritures de soi, dir. Nicholas Dawson, Pierre-Luc Landry, Karianne Trudeau Beaunoyer, p.31.

En écrivant les portraits comme tableaux vivants, en mouvement je souhaite me concentrer sur la relation entre les folles et les environnements auxquels elles sont liées : la forêt des recluses, la campagne des déprimées, la rivière des suicidées, le feu des sorcières… Ainsi, par le biais des portraits, j’espère explorer le rapport éthique entre la femme folle et la nature qui l’acceuille et tenter de déconstruire les hiérarchisations entre civilisation et sauvagerie, utilitaire et esthétique, concret et imagination, ordre et chaos.  5 Julien Defraeye et Élise Lepage, « Présentation », Études littéraires, vol. 48, no 3, 2019, p. 12.   Le but n’est pas de refuser complètement l’urbanité ou la société, il faudra tout de même prendre une distance avec la vision essentialiste de la femme liée à la terre; l’idée est plutôt d’utiliser un angle critique écoféministe pour faire voir l’invisible, revenir aux racines et faire de la nature, des décors présents dans les portraits, la demeure des folles représentées. 6 Larrère, p.119.

  • 1
     Olivia Tapiero, Rien du tout, Montréal, Mémoire d’encrier, 2021, p.26.
  • 2
    Catherine Larrère, « L’écoféminisme : féminisme écologique ou écologie féministe », Tracés, no 22, juin 2012, p. 108.
  • 3
     Nathalie Blanc, Clara Breteau et Bertrand Guest, « Pas de côté dans l’écocritique francophone », L’Esprit Créateur, vol. 57, no 1, 2017, p.128. 
  • 4
    Karianne Trudeau Beaunoyer, « Autoportrait en arrêts sur images », Se faire éclaté.e : Expériences marginales et écritures de soi, dir. Nicholas Dawson, Pierre-Luc Landry, Karianne Trudeau Beaunoyer, p.31.
  • 5
    Julien Defraeye et Élise Lepage, « Présentation », Études littéraires, vol. 48, no 3, 2019, p. 12.  
  • 6
     Larrère, p.119.
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