Entrée de carnet

Entre réalisme magique et paranoïa narrative

Pierre Luc Landry
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: NDiaye, Marie. Mon cœur à l’étroit, Paris, Gallimard, 2007, 299 pages.

Le dernier roman de Marie NDiaye, Mon cœur à l’étroit, diffère légèrement du reste de la production romanesque de la prolifique auteure française, non seulement parce qu’il paraît chez Gallimard ⎯ et non chez Minuit (ce qui pourrait être symptomatique d’une nouvelle période créatrice, de la recherche d’un nouveau public ou d’une meilleure diffusion, par exemple et entre autres) ⎯, mais aussi parce que la narration est assurée par un personnage présent dans le récit ⎯ et non par un narrateur omniscient. Au premier abord, cette distinction ne change pas grand-chose: on retrouve dans Mon cœur à l’étroit des thèmes et des situations que l’on reconnaît si l’on a côtoyé l’œuvre de NDiaye. Et, d’ailleurs, certains de ses romans précédents sont parus chez d’autres éditeurs (Comédie classique chez P.O.L, par exemple) ou sont racontés à la première personne du singulier, au «je» (La Sorcière). Il est donc ici question d’une quête, celle des raisons qui poussent le monde à rejeter et mépriser soudainement Ange et Nadia, deux instituteurs de Bordeaux pourtant jusque-là respectés, sinon tolérés. On sera aussi en contact avec une multitude d’événements surnaturels qui vont d’un brouillard envahissant qui modifie la géographie de la ville à la gestation d’une sorte de fœtus démoniaque d’origine inconnue. Nadia, le personnage principal, à l’image de ses prédécesseures fictionnelles (Fanny dans En famille, par exemple), cherche à comprendre pour quelles raisons ces événements surviennent dans sa vie. Pourquoi a-t-on charcuté son mari? Pourquoi la traite-t-on d’infidèle dans la rue? Pourquoi son voisin, qu’elle a toujours méprisé et à qui elle n’a jamais vraiment adressé la parole, pourquoi son voisin, donc, s’offre-t-il de l’engraisser de nourritures délicieuses tout en prenant soin de son mari mourant? «Qu’ai-je donc fait, et à qui?» (p. 9) se demande-t-elle d’entrée de jeu. On ne le saura jamais…

 

Parcours du personnage

Dès l’incipit, Nadia entre en quête. Elle se demande d’abord si elle est vraiment la victime d’un quelconque ostracisme. Puis les événements font en sorte qu’elle ne puisse plus en douter. Elle cherche à comprendre et questionne à cet effet la pharmacienne, qui lui répond de façon plutôt évasive:

C’est ça que vous devez comprendre, oh, je vous en prie, comprenez-le, c’est que… vous et votre mari, vous n’avez rien de spécial. Ce n’est pas vous, précisément vous, que cette ignominie attaque, d’ailleurs qui vous connaît, hein? À part quelques individus qui, comme moi… Mais non, ce n’est pas vous, c’est… comment l’exprimer… le caractère intouchable de ce que vous êtes, votre… votre raideur et votre pureté, votre aspect et vos habitudes, oh, comment l’exprimer… […] Vous portez sur votre figure ce qu’on ne supporte pas d’y voir… sur aucune figure… et c’est quelque chose de profondément répugnant. (p. 28)

Tandis que son mari pourrit dans la chambre conjugale et que Noget, le voisin à l’apparence répugnante, s’occupe de les nourrir tous les deux, Nadia doute. Ne s’est-elle pas, finalement, imaginé être victime de quelque chose? Toutefois, ce doute ne persiste pas: «Oui, ainsi, tout est notre faute ⎯ la responsabilité de cette monstrueuse incompréhension, elle nous revient à nous deux, mon cher Ange et moi.» (p. 74) Nadia décide de quitter Bordeaux, d’autant plus que tout le monde la presse d’en faire ainsi. Elle règle quelques trucs avec son ancien mari, le père de son fils chez qui elle décide d’aller refaire sa vie, en attendant que Ange se soit rétabli et qu’il la rejoigne là-bas. Elle s’en va donc, plus grosse que jamais, convaincue que c’est là le résultat de l’action conjuguée de toute la nourriture lourde ingérée sous les bons soins de Noget, et de la ménopause qu’elle entame selon elle. En route vers la Corse (où habite Ralph, son fils, ainsi que sa femme Yasmine et leur fille Souhar), elle croise une jeune femme qui se montre charmante et pleine de bonnes intentions à son égard. Est-elle seulement morte ou vivante, cette Nathalie? En effet, lors d’une nuit passée en voiture, elle montre à Nadia un visage bien différent de celui qu’elle arborait quelques heures auparavant:

Elle tourne la tête vers moi de trois quarts. Je pousse un cri, ferme les yeux. Je les rouvre pour les garder fixés devant moi. Une face assombrie et privée de toute chair, une tête de cadavre déjà décomposé sur laquelle on aurait posé par dérision ou désir d’épouvanter une perruque blonde. Mes lèvres et mes mains tremblent. Nathalie est morte, me dis-je. Comment est-ce possible? Quelle est la réalité de tout cela? (p. 207)

Quelle est la réalité de tout cela, en effet? Nous y reviendrons. Nadia arrive chez son fils pour constater qu’il habite désormais avec une femme nommée Wilma et qu’on ne doit parler dans leur maison ni de Yasmine ni de Souhar. Wilma, gynécologue professionnelle, ausculte Nadia et confirme ce que Noget lui avait affirmé au moment de son départ de Bordeaux: elle est enceinte de quelque chose de «diabolique» (p. 250) Les retrouvailles entre la mère et le fils sont amères et la présence de Wilma dans la grande maison froide ne vient pas alléger l’atmosphère. Nadia constate sa faute et les conséquences de cette même faute, toujours innommée: «Je suis marquée, me dis-je, des stigmates évidents d’une ignominie, quand bien même elle n’a pas de nom.» (p. 265) Elle retrouve ensuite, par hasard à San Augusto, ses vieux parents qui y habitent désormais et qui prennent soin de Souhar, en cachette de Wilma. Cette dernière aurait, selon eux, cuisiné Yasmine; ils protègent la petite d’un sort semblable. Nadia s’installe chez eux, bien qu’elle ne les ait pas vus depuis plus de trente-cinq ans. Elle accouche, en silence et en secret, d’une «chose noire et luisante, fugitive» (p. 295) qui se sauve d’elle-même de la maison familiale. Finalement, Nadia rencontre Ange sur la plage, tout à fait guéri, et sa nouvelle compagne ⎯ Corinna Daoui, amie d’enfance de Nadia, prostituée, dernière flamme connue de son ex-mari qui vient tout juste de mourir. Ils prennent du soleil et s’amusent, bronzés comme des vacanciers. Nadia refuse de se joindre à eux pour prendre un verre. Le récit se termine sur ce refus.

 

Réalisme magique qui se refuse et paranoïa narrative

S’il est plutôt aisé de démontrer que le réalisme magique caractérise bien certains autres titres de Marie NDiaye (La Sorcière en est un exemple fort intéressant), le cas est bien différent avec Mon cœur à l’étroit. Pour être réaliste magique une fiction doit répondre aux trois critères suivants: tout d’abord, le surnaturel dans le texte ne doit pas être présenté comme problématique; ensuite, la contradiction ou l’opposition entre le naturel et le surnaturel doit être résolue dans la fiction; finalement, il ne doit pas y avoir de jugement par rapport à la véracité des événements dans la fiction, les deux niveaux de réalité n’étant pas hiérarchisés1Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy, New York & London, Garland Publishing, Inc., 1985.. Ces trois conditions, bien qu’elles n’impliquent pas nécessairement que la narration soit assumée par une instance extérieure au récit, sont plus facilement remplies lorsque l’histoire est racontée par un narrateur qui n’agit pas à titre de personnage dans le monde fictionnel du roman. Dans Mon cœur à l’étroit, Nadia est l’unique narratrice de son récit et c’est à travers son regard et sa focalisation que la suite événementielle parvient jusqu’au lecteur. Les descriptions opérées par Nadia orientent donc la lecture et forcent le rejet de l’hypothèse du réalisme magique. Par exemple: «Le tram passe juste derrière moi dans un sifflement furieux. / Le tramway me guette, cherche à me piéger, il fonce pour m’écraser, volontairement.» (p. 119, l’italique est originale.) Le tramway de Bordeaux cherche-t-il vraiment à la tuer, ou ne s’agit-il pas plutôt d’une hallucination de sa part, d’une perception paranoïaque d’un événement tout à fait naturel? La question se pose, d’autant plus que l’utilisation de l’italique dans un contexte comme celui-ci oppose les deux niveaux de  «réalité»: d’un côté, celui du tramway qui circule sur ses rails; de l’autre, celui du tramway animé de pulsions et de désirs négatifs à l’égard de Nadia. Plus loin, elle affirme que le brouillard change la géographie de sa ville qu’elle connaît par cœur, que cette ville qu’elle aime tant cherche désormais à la tromper:

C’est donc que la ville elle-même cherche à me fourvoyer, ma chère ville dont je croyais la fidélité irréductible.(p. 123)
Il me semble que la ville se contorsionne sous mes yeux – là, une rue se déploie et s’affine, à côté le boulevard s’élargit et multiplie ses virages. C’est le brouillard, me dis-je, ce sont ces longues bandes blanches mouvantes qui dénaturent les perspectives. N’est-ce pas le brouillard, vraiment? (p. 124)

La narration est modulée tantôt par l’utilisation de l’italique, tantôt par le choix des mots employés par le personnage: «Il me semble», «Ou bien», «me dis-je», etc. À nous, il semble qu’on tente de freiner les inférences interprétatives du lecteur: la réponse que fournirait le réalisme magique étant écartée, que reste-t-il? Rien, sinon un doute. Nadia était-elle enceinte? A-t-elle vraiment donné naissance à une sorte de démon qui a ensuite pris la fuite? Wilma mange-t-elle vraiment de la viande humaine? Tant de questions qui ne trouvent pourtant pas de réponse dans l’univers du texte. D’ailleurs, qu’en est-il de cet ostracisme dont ont été victimes Ange et Nadia? Il ne nous reste qu’à postuler que nous sommes mis en présence d’une narration paranoïaque dans Mon cœur à l’étroit. Nadia s’imagine peut-être bien des choses, mais tout de même; cette réponse formulée trop vite ne permet pas de faire sens du tout problématique qu’est le roman de NDiaye.

 

Et la littérature?

Nul besoin de répéter que le récit, chez NDiaye, ne se conforte pas dans les avenues attendues des schémas narratifs communs. C’est ce que l’on constate d’ailleurs une fois de plus avec Mon cœur à l’étroit: il est évident que le paradigme narratif est remis en question, brassé un peu, mis à mal, même. Quant au passage de NDiaye de Minuit vers Gallimard… s’il est symptomatique de quelque chose, ce n’est certainement pas d’un renouvellement de sa propre vraisemblance poétique: Mon cœur à l’étroit s’inscrit dans la continuité et ne marque pas de nouvelle «période» dans l’œuvre de l’auteure.

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    Voir, entre autres, Amaryll Beatrice Chanady, Magical Realism and the Fantastic: Resolved Versus Unresolved Antinomy, New York & London, Garland Publishing, Inc., 1985.
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