Entrée de carnet
Entre le déplacement des images et la réception
Cinéma (1999) de Tanguy Viel traduit un film entièrement en texte littéraire. Il s’agit du Limier (Sleuth en anglais), un film de 1972 réalisé par Joseph L. Mankiewicz d’après le scénario d’Anthony Shaffer écrit pour le théâtre. Dans Cinéma, on peut observer de quelle manière les images du Limier se traduisent en œuvre littéraire. Bien que le narrateur du livre parle seulement de ce film et raconte son histoire en 120 pages, il n’est pas question d’une simple paraphrase, mais plutôt d’une interprétation unique et passionnée avec des commentaires personnels du narrateur. Cependant, cette œuvre soulève la question de la production littéraire et de la façon dont les textes se construisent dans le monde contemporain. De ce fait, on peut associer Cinéma à la notion de postproduction, comme l’indique également Ari J. Blatt (2005 : 379) dans son article sur ce roman, élaborée par le critique d’art et théoricien Nicolas Bourriaud dans son essai Postproduction (2003) à propos des œuvres artistiques contemporaines. De même, il est question d’intermédialité et des rapports entre la littérature et le cinéma. Ce billet vise donc à étudier Cinéma à la lumière de la postproduction et de l’intermédialité. Tout d’abord, on introduira ces deux notions, ensuite, on décrira la place du cinéma dans la littérature contemporaine et, troisièmement, on analysera plus précisément l’œuvre de Tanguy Viel.
La postproduction et l’intermédialité
Bourriaud utilise le terme postproduction pour désigner les œuvres d’art qui utilisent des œuvres ou des matériaux déjà existants pour faire quelque chose de nouveau, pour construire une nouvelle œuvre. Cela suscite des questions sur l’originalité, sur l’inspiration et sur l’exécution des œuvres (Bourriaud 2009 : 5-6). Bourriaud indique que « [d]e ces artistes qui insèrent leur propre travail dans celui des autres, on peut dire qu’ils contribuent à abolir la distinction traditionnelle entre production et consommation, création et copie, ready-made et œuvre originale» (Bourriaud 2009 : 5). La postproduction est étroitement liée au chaos de la culture globale à l’ère de l’information et remet en cause la possibilité d’une production originale dans le monde contemporain (Bourriaud 2009 : 6). En ce qui concerne Cinéma, on peut constater que cette œuvre s’inscrit dans le cadre de cette notion, parce qu’elle a pour objet de décrire ce qui se passe dans Le Limier, dans une autre œuvre. En même temps, il s’agit d’une nouvelle œuvre, d’un travail, d’une production et, surtout, des impressions sur une œuvre cinématographique qui sont originales et uniques. De cette façon, on remarque la relation entre la production et la consommation, ce qui est au cœur de la postproduction. Le narrateur de Cinéma, en tant que consommateur de culture, produit une nouvelle œuvre à partir d’un objet culturel connu. En plus de cela, Bourriaud donne plusieurs exemples concernant l’utilisation du cinéma et des films dans les œuvres artistiques contemporaines. Par exemple, on peut remarquer la façon dont les artistes utilisent les images du cinéma dans leurs installations vidéo.
Selon Éric Méchoulan (2017), «l’intermédialité peut désigner les déplacements, échanges, transferts ou recyclages d’un média bien circonscrit dans un autre». Irina O. Rajewsky (2005 : 51-53) propose trois différentes catégories d’intermédialité : la transposition médiatique, la combinaison médiatique et les références intermédiales. Nous appliquons la notion d’intermédialité en situant l’analyse de l’œuvre dans le domaine des interactions entre la littérature et le cinéma et en examinant la transposition du contenu d’un médium à un autre, comme le décrit Rajewsky (2005 : 51), d’un film à un livre. L’intermédialité se manifeste ici notamment dans le déplacement des images du film à un système textuel. On peut également remarquer que l’intermédialité est en rapport avec la postproduction, qui correspond à des déplacements entre différentes œuvres similaires aux relations intermédiales. Au surplus, des liens médiatiques se manifestent dans les deux concepts.
Le cinéma dans la littérature contemporaine
La littérature contemporaine joue beaucoup avec des thématiques et des genres déjà existants, par exemple avec le roman d’aventures (Echenoz) ou avec le roman policier (Viel). Comme nous l’avons remarqué, la postproduction a des liens concrets avec le cinéma dans le monde de l’art. En outre, le cinéma joue un rôle dans la littérature contemporaine en général. Jan Baetens et Nadja Cohen (2019) examinent, dans leur article «Écrire après le cinéma. Que fait le cinéma aux genres littéraires ?», l’influence du cinéma et de la culture médiatique dans la littérature contemporaine. Ils constatent que la littérature se modifie à cause des interactions avec le cinéma et que «les relations intermédiatiques ont produit non seulement un paysage plus complexe, elles ont également modifié la structure interne des médias, tous de plus en plus hybrides» (Baetens et Cohen 2019 : 5, 9). Donc, il est à noter que les images médiatiques influencent la littérature et ses structures. Dans Cinéma, ceci se manifeste à travers la thématique du roman et également à travers la situation du narrateur par rapport à son sujet. Cinéma prend pour sujet le film Sleuth et le résultat est un hybride des structures propres au cinéma ainsi qu’à la littérature. De là, on remarque que les rapports entre la littérature et le cinéma ne sont plus seulement question d’adaptations et de reproductions, mais question de genres et de dispositifs intermédials (Baetens et Cohen 2019 : 5-7). Cela peut créer de nouveaux genres littéraires comme on peut le voir dans Cinéma de Viel. Partant de ce fait, Marie Martin propose d’utiliser la notion de «projection» qu’elle élabore dans son article sur la projection dans l’écriture, «L’écriture et la projection. Un nouveau genre dans la littérature française contemporaine ?» (2019), que nous allons introduire brièvement en lien avec le livre de Viel un peu plus tard.
Il y a différentes façons d’utiliser le cinéma dans la littérature, soit en appliquant son contenu, soit ses conventions. On peut donner pour exemple Western de Christine Montalbetti ou des œuvres de Jean Echenoz, particulièrement Les Grandes blondes et Le Méridien de Greenwich, qui jouent également avec les conventions du cinéma, mais d’une manière un peu différente que Cinéma. Dans Les Grandes blondes, Echenoz utilise des scènes cinématographiques dans sa narration d’une histoire nouvelle (Bédard-Goulet 2020) et dans Le Méridien de Greenwich, on trouve la projection filmique et les effets de montage, tandis que dans Cinéma, Viel élabore tout un roman en racontant l’histoire d’un seul film.
On peut voir que Cinéma construit quasiment un nouveau genre littéraire en prenant pour objet principal le déroulement d’un film. Marie Martin (2019 : 115) constate que l’écriture de l’œuvre «s’origine en cinéma» de manière à ce qu’elle «[fasse] de la projection, dispositif technique et processus psychique, son principe directeur». De ce fait, il est justement à noter que le côté psychique de la projection joue un grand rôle dans le roman de Viel. Martin propose en conséquence un nouveau genre de projection pour décrire ces types d’écritures qui sont liées à l’inconscient et dans lesquelles les images du film visibles et les images mentales se confondent (Martin 2019 : 118). Donc, l’écriture est comme une description de l’expérience cinématographique qui projette les émotions et impressions superposées aux images réelles du film. Dans le cas de Cinéma, cette expérience extrêmement influente sur le narrateur donne naissance à un texte grâce au et pour le film.
Cinéma
Il est important de mentionner que Le Limier est un film adapté d’une pièce de théâtre et qu’il garde l’aspect et l’air du théâtre : le film a seulement deux personnages, Andrew Wyke et Milo Tindle, et l’intrigue a lieu à huis clos, dans la maison d’Andrew. Andrew a invité Milo, amant de sa femme Marguerite, chez lui pour lui proposer de voler les bijoux de celle-ci, pour qu’il puisse avoir de l’argent pour ensuite vivre avec elle, tandis qu’Andrew obtiendrait l’argent de l’assurance. Milo accepte et suit le plan d’Andrew, mais les choses ne sont pas si simples et au fur et à mesure, l’intrigue se complexifie.
Cinéma nous présente une vision obsédée du Limier. On peut même dire que ce film est la chose la plus importante dans la vie du narrateur. En plus de raconter l’histoire du film, il nous décrit ses avis et ses impressions sur celui-ci, de quelle façon ils ont changé au fil des années, quelles expériences il conduit en montrant le film à ses amis de sorte que l’on peut voir de quelle manière et à quel point le film influence sa vie. Il ne peut pas séparer sa vie réelle de ce film : «parce que moi-même je n’ai pas de vie à côté du film, je suis un homme mort sans Sleuth, […] pour moi ce n’est plus un nom de film, c’est le nom d’un ami» (Viel 2018 : 96-97). En dépit d’être totalement affecté par le film au point qu’il ne peut plus exister sans lui, le narrateur produit néanmoins une analyse approfondie de Sleuth, ce qui donne le livre une dimension presque scientifique. Ce qui nous intéresse dans Cinéma, c’est la façon dont les images du film se traduisent en une œuvre littéraire à travers un intermédiaire, le narrateur. Il faut prendre en compte que le narrateur n’est pas objectif, il s’agit de ses impressions sur le film, c’est son avis et son expérience. Qui plus est, c’est exactement cela qui motive l’écriture et en lisant on peut avoir des impressions sur les impressions du narrateur sur le film. En comparant le film avec le livre, en prenant compte la manière dont le narrateur le décrit, sa réception y joue un grand rôle donc cela fera partie de notre analyse.
Remarquons que le contenu du livre se base sur le contenu du film, alors, avant de lire l’œuvre, on est normalement au courant de ce qui se passe dans le film. Ainsi, nous connaissons déjà l’histoire et notamment la fin de l’histoire que le narrateur nous raconte. Cela évoque la question de quelle manière il fait quelque chose de nouveau de ce film connu et également de quelle façon se manifestent les connaissances du narrateur sur le déroulement du film.
Le narrateur décrit toujours ce qu’il est en train de faire, il donne beaucoup d’explications pour préciser ses intentions et sa position. Par exemple : «j’espère être assez clair jusqu’ici» (p. 18) ; « [j]e précise cela» (p. 20) ; «je souligne volontairement ce détail capital» (p. 22) ; «je préfère tout expliquer (p. 43) ; «je souligne ce que je veux bien souligner» (p. 56). De cette façon, on constate, d’une part, la manière dont le narrateur fait du film quelque chose à lui, parce que pour lui, il s’agit presque de la description de sa vie personnelle en parlant de ce film. Il souligne et explique ce qu’il veut, il donne plus de détails quand il veut, il ne parle pas de tous les éléments. D’autre part, il faut noter qu’il est éminent pour le narrateur de décrire Sleuth de façon claire et compréhensible (en soulignant en même temps sa sublimité et la manière magistrale avec laquelle il est tourné), parce qu’il veut que les lecteurs comprennent vraiment le film. Pour lui, il n’est pas important que les lecteurs ou ses amis apprécient le film comme lui (il considère cependant que ceux qui ne l’aiment pas, manquent de goût et d’intelligence), mais qu’ils l’appréhendent :
Souvent, quand je me suis donné la peine d’expliquer les choses à des amis, j’ai essayé d’être le plus clair possible avec la chronologie, non pas du tout pour qu’ils acceptent de trouver ça formidable, je l’ai déjà dit, cela m’est plus qu’égal, au contraire, ils peuvent détester, ça me rassure, mais qu’au moins ils puissent comprendre, saisir les enjeux multiples […] (p. 75)
Pour cette même raison, il «[fait] tout ce qui est en [son] possible pour donner les bons reliefs» (p. 114) aux lecteurs. On remarque souvent que le narrateur essaie de faire ressortir les éléments pour que nous puissions comprendre réellement ce qui se passe dans le film et faire les liens nécessaires. Par exemple : « ça fait partie des détails qu’il faut impérativement percevoir» (p. 18) ; «c’est Andrew qui tient les ficelles, pour l’instant, je dis bien pour l’instant» (p. 20) ; «parce que c’est un détail important» (p. 56). Parfois, le narrateur nous donne des éléments à l’avance pour une meilleure compréhension. Cependant, on note que l’ordre des images reste important pour comprendre la grandeur du film :
Bien sûr il y a encore des éléments obscurs, je l’ai déjà dit, des choses qui restent mystérieuses pour tout le monde […] mais je ne peux pas en dire plus, ni les tenants ni les aboutissants de l’affaire, parce que sinon je ne respecte pas la chronologie, et donc je ne respecte pas la grandeur des choses quand elles viennent sur l’écran, grandes surtout dans leur ordre à elles. (p. 26)
Néanmoins, ses impressions font de l’ombre à son intention de transmettre l’intrigue de Sleuth de manière transparente. Comme nous l’avons déjà mentionné, le narrateur est très passionné par Sleuth, l’analyse filmique qu’il présente est subjective et personnelle. À un certain moment, il s’arrête pour un instant de commenter tout ce qui se passe dans le film et réfléchit :
Mais je m’emporte, et je ne laisse pas les choses venir d’elles-mêmes, toutes ces choses si visibles, je dois les laisser parler à ma place, non pas à ma place, je suis là aussi, mais ensemble, que les images et moi on parle ensemble, voilà ce que je dois faire. […] Je vais laisser les choses venir d’elles-mêmes […] (p. 43)
Et il revient un peu plus tard : «Non, tout ça, c’est vanité de faire parler les images» (p. 43) et change d’avis tout de suite, parce que pour lui, la description seule des images ne suffit pas. Il faut expliquer et commenter les images, il s’agit de sa version du film et de décrire son point de vue dans lequel les images visibles et les images mentales, le réel et l’imaginaire se mélangent. Par ailleurs, on peut constater que ses impressions peuvent différer d’un jour à l’autre : « la même scène capable un jour de me faire peur et de me faire pleurer le lendemain» (p. 51), parce que cela dépend également de la position donnée du spectateur. De même, ses avis et sa façon de comprendre certains éléments peuvent changer avec le temps ainsi que la multitude des perspectives possibles concernant l’analyse filmique qui est pour le narrateur surtout une affaire d’apprécier le film à sa juste valeur :
Peut-être, en renvoyant le film dans cette perspective-là, peut-être qu’on peut encore mieux comprendre, demain je le ferai, demain j’envisagerai tout sous cet angle-là […] et enfin je prendrai les choses à leur juste valeur. J’ai déjà pris ce film à sa juste valeur, mais j’essaye tout, et toutes les perspectives, et toutes les hypothèses, tout essayer avant d’être sûr, avant de garantir que oui, personne ne peut résister à ce film. (p. 51)
En fin de compte, bien que le narrateur ait vu le film des centaines de fois, tout n’est pas clair même pour lui : «je dois dire : encore aujourd’hui il y a des choses dans ce film qui restent un mystère pour moi» (p. 16).
Conclusion
En ce qui concerne la production et la réception des œuvres, c’est toujours la perception qui joue le rôle principal dans la compréhension. Le point de vue de Joseph L. Mankiewicz diffère de celui d’Anthony Shaffer de la même façon que celui du narrateur de Cinéma diffère de celui du réalisateur du film sans parler des perceptions des spectateurs et des lecteurs. En tant que l’un des spectateurs du film parmi d’autres, la position unique du narrateur fait de ce roman une écriture unique. Par voie de conséquence, on pourrait construire plusieurs textes à propos de ce film qui seraient tous uniques. Pour terminer, il est intéressant de noter que le film Sleuth est devenu même un objet de «culte» : le film de 1972 a été fait d’après le scénario d’une pièce de théâtre de 1970, le groupe The Smiths a utilisé une citation du film dans leur chanson «This Charming Man» en 1983, en 1999 est publiée l’œuvre de Tanguy Viel, et en 2007, le remake de Sleuth est sorti, ce qui évoque la chaîne d’intermédialité dans la production culturelle. Sleuth est un bon exemple de ces interactions qui se manifestent quand on produit de nouvelles œuvres à partir d’une seule œuvre, ce qui révèle également l’essence de la postproduction, en utilisant des images «déjà en circulation sur le marché culturel (Bourriaud 2009 : 5), et la multitude des connexions intermédiales dans un espace artistique et culturel.
Bibliographie