Entrée de carnet

Du trickster à l’Ovni: tisser la littérature québécoise en périphérie de la création. Réflexion sur la place de la littérature dans la revue Ovni

Marie-Hélène Constant
couverture
Article paru dans Hors les murs: perspectives décentrées sur la littérature québécoise contemporaine, sous la responsabilité de Chloé Savoie-Bernard et Daniel Letendre (2014)

Le meilleur nom qui soit pour ce qu’on veut faire dans ce magazine ni chair ni poisson. Pas revue littéraire généraliste de type service public, pas non plus revue clanique qui se rejoue la ligne dure. Le non-identifié, le furtif, le vol sous ou au-dessus du radar, l’ailleurs, la liberté d’aller où bon nous semble et la mauvaise science-fiction nous conviennent bien. On veut croire que la [sic] sens banalisé du mot «ovni», qui désigne toute forme de singularité intempestive, correspondra à ce qu’on fait. 

— Éric de Larochellière, «Tirer des plans sur la comète», Ovni, no 1 (mai-juillet 2008) p.2.

Le parcours de la revue1Il faudrait interroger l’appellation changeante de «magazine» et de «revue» dans le cas d’Ovni. Je ne ferai que le souligner dans le cadre de la présente réflexion, en précisant que l’alternance participe du caractère mouvant du périodique qui se dégage des textes du premier numéro. Ovni est fugitif: publiée pour la première fois en mai 2008, elle s’éteint quatre numéros plus tard, au printemps 2010. Dès sa création, Ovni a tenté de créer un nouvel espace où il était possible de déployer un nouveau discours sur la littérature québécoise qui devait s’arrimer à d’autres disciplines —art, danse, bande dessinée, cinéma, etc. Si la création d’une nouvelle revue ne va pas sans une certaine prétention de nouveauté, il est particulièrement intéressant de se pencher sur la façon dont les éditoriaux inauguraux —il y en a ici neuf au total dans la première livraison— jouent sur les figures du trickster et de l’ovni pour situer leurs discours en périphérie des institutions et des lieux de diffusion des productions culturelles institués. Ces «feuilles volantes» que l’on retrouve dans le «numéro-pilote», pour reprendre les mots du sommaire, me serviront à esquisser —de façon certainement lacunaire— une certaine pensée de la littérature dans le périodique, ou du moins d’en penser les échos dans le mouvement de fondation.

Le 27 janvier 2011, Éric de Larochellière et Karine Denault annoncent, sur la plateforme web de la revue2«Le Quartanier», En ligne: http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm (Site consulté le 21 octobre 2014) —onglet du site web de la maison d’édition Le Quartanier— qu’Ovni cesse ses activités sous leur forme d’alors pour se doter d’un nouveau support de diffusion. Il est question d’un hiatus pendant lequel sera construit un site web pour archiver le contenu des quatre numéros et y publier les prochaines parutions, en plus de la modification de sa périodicité. On peut y lire que ce changement intervient à la suite d’une décision «de ne pas déposer une première demande de subvention et de continuer par [leurs] propres moyens, et donc sans l’obligation de périodicité qui vient avec les subventions.» Plusieurs questions se posent dès lors: à quel prix se fera l’assouplissement du calendrier de parutions? Quelles conséquences sur le lectorat et le contenu aura ce changement de format? Jusqu’où ce passage au numérique libère-t-il les collaborateurs et l’équipe de rédaction des contraintes financières? Nous n’aurons pas de réponse. Ovni s’éteint dans le silence, laissant en véritable notice nécrologique ces souhaits de renaissance. Mais les mots de Larochellière et Denault ne sont pas surprenants; dès le départ, la revue obéit à un désir d’autonomie, elle s’est déployée depuis une certaine forme «d’autogestion [parfois] digne d’une “commune autogérée des années 70”» («Pour une éthique du trickster», p.3), pour emprunter les mots de Mathieu Arsenault.

La marge revendiquée, dans le fonctionnement du périodique, est également à entendre en résonnance avec le statut d’organisation périphérique —satellite— au Quartanier. La revue demeure cependant très près de la maison d’édition: elle en partage plusieurs vues communes —les fondateurs du Quartanier y écrivent—, et elle profite de sa structure de distribution. À l’époque une «jeune» maison d’édition, Le Quartanier est rafraîchissante dans le champ des éditeurs québécois; fondée en 2002 par Éric de Larochellière et Christian Larouche, elle publie d’abord de la poésie exploratoire puis crée différentes collections d’essai et de fiction. Ovni est ainsi, d’une certaine façon, en marge de la marge.

 

Tirer des plans sur l’ovni

La revue est de surcroît maintenue dans une indéfinition constituante. Dans son éditorial inaugural publié dans le premier numéro et intitulé «Tirer des plans sur la comète», Éric de Larochellière joue du statut indéfini et changeant de l’ovni —l’objet, le phénomène—, tout en positionnant la revue par rapport à la littérature. On peut y lire:

Cette revue, ou ce magazine […], croit que la littérature, l’art et la critique, imprimés sur du papier, n’ont pas été rendus caduques par Internet, les séries télé ou les téléphones cellulaires. De toute façon, au Québec en particulier, qui veut lire sur la littérature n’a pas, sur le Web, grand-chose à se mettre sous la dent. (p.2)

Il faut d’emblée dire un mot sur l’indéfinition du genre médiatique que cette citation fait ressortir: revue ou magazine, Ovni joue d’une surdéfinition formelle mi-figue mi-raisin – cette «patent[e] qui vol[e]» (Marc-Antoine K. Phaneuf, p.6) –, à la fois un et l’autre, ce qui ne va pas sans rappeler bon nombre des écrits publiés au Quartanier. En plus de noter la douce ironie du passage précédent lorsqu’on le lit aujourd’hui, il faut revenir au titre de l’éditorial. S’il est question de «tirer des plans sur la comète» —suivant l’expression du XIXe siècle signifiant «faire des projets sans fondements solides»—, il faut entendre la coïncidence de «la comète» et de l’ovni, question de filer l’idée développée dans l’article. L’ironie de l’expression est patente: tirer des plans, au sens de tracer et de construire, relève de la précision et de la stabilité, alors que le passage d’une comète est un évènement éphémère et relève du mouvement. Or il demeure une vibration dans l’expression dont le texte de Larochellière semble participer: tirer comme tracer et faire advenir une cartographie, aussi éphémère soit-elle, tracer des formes, esquisser des constellations imaginaires depuis l’ovni… ou l’Ovni. Sous la plume de Christophe Bernard, dans «Area 52 : travaux en cours», cette idée de géographie imaginaire revient, liant la force de la littérature au projet de la revue qui se fonde:

Voilà le symptôme de l’époque à venir, de la puissance de la littérature américaine au XXe siècle et de mon plan éditorial secret: me servir d’Ovni —véhicule sophistiqué autant que primitif, canal éphémère, objet où l’on peut tout projeter— pour survoler cette cartographie imaginaire qui s’étend jusqu’à nous. (p.3)

Or le projet de fondation lui-même s’organise de façon semblable; Thierry Bissonnette écrit:

Or le vœu de participer à la création du rassemblement mobile que peut être une revue retrouve ici l’occasion d’être, accidentellement ou en toute synchronicité. J’entends m’y provoquer, ainsi que mes divers corédacteurs, à parler d’ailleurs, ailleurs passés, présents ou en voie de passer dans le champ de nos instruments. («L’objet planant je chanterai», p.3)

Cette pensée de la rencontre et une croyance en la synchronicité semble être ce qui remplace un rigide programme inaugural, et la multiplication des éditoriaux inauguraux en est une des manifestations. Il s’en dégage une foi en la fulgurance quasi mystique qui teintera plusieurs écrits des collaborateurs d’Ovni. Dans le même article, Éric de Larochellière poursuit, à propos du contenu de la revue:

[Nous allons] écrire sur ce qui nous intéresse, au fil du temps: les romans, la poésie, l’écriture, les essais, l’art, la danse, le design, le cinéma, la philosophie, alors écrire sur ça, et sur les livres le plus possible, parce que lire nous importe et qu’on a envie de parler de littérature et d’en faire. (p.2)

La proximité entre les gens, les disciplines et les formes telle qu’esquissée ici dominera autant les propos que les formes des quatre numéros du périodique. On assiste dès lors à une véritable communauté d’intérêts, à ce «plan tiré».

La création joue un rôle majeur, à la fois dans l’élection des sujets et des filiations, et dans la création des ethos des collaborateurs de la revue qui semblent tous parler depuis leur lieu respectif, mais pas en tant que «spécialistes»; ici parle un auteur, là un poète. Larochellière continue, à propos des collaborateurs pressentis pour la suite du projet:

On demande aux auteurs dont on apprécie l’écriture et/ou l’esprit critique s’ils veulent participer à un magazine. Ça donne pas mal de poètes qui signeront des chroniques, mais ce n’est pas plus mal. (p.2)

On l’annonce: la sensibilité et la création seront donc au cœur du processus, rendant des textes hybrides, à plusieurs têtes, au genre indéfini, aux propos souvent éparpillés et multiples.

 

Jouer au trickster

À cette comète-ovni, Mathieu Arsenault, pour sa part, accole la figure du trickster. Son éditorial, également tiré du premier numéro de la revue, déplie une logique de l’entre-deux et du multiforme, réflexion inscrite à même le processus de la création de la revue. La citation est longue, mais elle en vaut la peine:

À quoi ces discussions [sur le trickster et sur la nomination de la revue] ont-elles servi? Le mot «trickster», qui a circulé dans nos discussions plus longtemps que tout autre nom, cache l’histoire d’un personnage fascinant, présent dans une multitude de cultures. Le Trickster, c’est ce personnage multiforme des mythologies, jamais tout à fait humain, tout à fait animal ou tout à fait dieu, qui entraîne dans l’ambiguïté du devenir tous ceux qu’il trouve sur son chemin. C’est une figure dont l’ironie démonte intelligemment les certitudes et les identités, ce qui explique peut-être ce plaisir et cette incapacité malsaine que nous avions à nous trouver un nom. Celui avec lequel nous nous retrouvons correspond secrètement au Trickster: l’ovni ne désigne rien de particulier mais bien le «non-identifié», dont la seule caractéristique positive, le vol, indique plus son intangibilité que sa réalité. S’il devait rester quelque chose de ce débat, j’aimerais que ce soit cette éthique du Trickster comme doute joyeux, remise en question radicale mais légère, insidieuse, insaisissable. Mon souhait le plus cher pour cette revue serait, en création comme en critique littéraire, qu’à la limite d’un mauvais cadrage de série B, on puisse voir un instant, au bout de la corde transparente au-dessous de laquelle pend l’ovni, la main maligne de Loki, de Till Eulenspiegel ou la patte enflammée de Kyubi no Kitsune, le renard à neuf queues japonais. (p.3)

Sous la plume d’Arsenault, le personnage du trickster est accompagné d’espoir. Les trois figures que convoque Arsenault à la fin de l’extrait —soit Loki, Till «l’Espiègle» et Kyubi no Kitsune— sont différents personnages de diverses mythologies et littératures orales. Toutes trois, elles partagent les traits du trickster: elles sont malignes, rusées, maléfiques et, surtout, multiformes. Il faut ainsi entendre la légende dans son pouvoir de fictionnalisation et d’invention qui sous-tend ici la réflexion et, plus largement, soutient l’édifice d’Ovni. L’effet de lecture des quatre numéros de la revue abonde en ce sens: ça s’éparpille, ça tire dans tous les sens, ça s’organise de façon organique et au gré du temps et des désirs. Le magazine s’inscrit dans un horizon critique constamment mouvement, et ce, dans le décalage (des tons, des intérêts mercantiles ambiants, des courants institués, etc.): «Je vois donc en Ovni à la fois un laboratoire en mouvement, [….] une autopsie par l’étonnement de cette littérature englobante et jubilatoire, de la Chose et de ses organes.» (Christophe Bernard, p. 3)

En condensant à la fois la création et la pratique autoréflexive propre à l’éditorial inaugural, Annie Lafleur, dans «Au bout de la ligne», poursuit la réflexion sur l’expérience de la création du magazine:

La conversation, bien enclenchée, accrochait d’ores et déjà tous les esprits et les paroles pendaient sans ampleur dans les poignées de cils endoloris. Des centaines d’heures plus tard, une bombe bariolait la première image. Les corps déposés au hasard faisaient dévier le champ. On nous disait, le Trickster est mort, vive le Trickster! […] Ovni est un énorme téléphone brisé par lequel tout le contenu de la littérature passe très bien. Le Trickster est bien assis derrière le volant. (p.5)

L’auteure donne ici à voir le trickster comme mort-vivant, comme survivance, cet élément délaissé du douloureux cérémonial de création d’une nouvelle revue, mais qui demeure, toujours là, à la barre. La littérature —et ce, d’ailleurs dans tous les numéros de la revue— occupe une place de choix: point de départ des réflexions, elle est la pierre d’assise, l’immuable. Mais elle est aussi multiple et élue au gré des intérêts et des collaborateurs, parfois même au gré des rencontres et des évènements. Il en va ainsi puisqu’au centre de toutes les craintes exprimées par les collaborateurs et leurs textes, il reste toujours l’écriture, aussi informe soit-elle: il reste cette tentative de communication, ce téléphone au son distordu. La littérature québécoise serait donc sûrement cet espace poreux dans lequel file l’Ovni, où tous les allers-retours entre les auteurs et les œuvres sont permis, cet espace informe à partir duquel piger, mais où il est impossible de se positionner de façon stable.

Au début des années 2000, Doris Eibl, menant une réflexion sur l’œuvre de Suzanne Jacob, investit le personnage mythique du trickster. Elle dira que le trickster est une figure qui noue et dénoue, qui dupe et se fait duper:

Nous savons gré à Suzanne Jacob d’avoir introduit le Trickster dans son roman, ce personnage qui nous renvoie aux traditions orales des peuples autochtones des Amériques du Nord où il est, selon les cultures, tantôt le Corbeau ou le Coyote, tantôt l’Araignée ou le Lièvre, tantôt Nanabush ou le Vieil Homme ou une plante, entre autres. Si l’on veut croire Paul Radin, le Trickster serait à la fois créateur et destructeur, donneur et négateur, celui qui dupe les autres et qui est lui-même toujours dupé3Doris Eibl, «L’esprit Trickster», Spirale, 2002, no 185, p.6..

En se mettant constamment en danger, par sa forme indéfinie, mouvante, instable, par ses contenus —est-ce de l’humeur, de l’humour, de la critique, du portfolio, du pamphlet?— et ses collaborateurs multiples, la revue Ovni joue le Trickster, le renard rusé, mais qui finit aussi parfois par se faire prendre au jeu. Plus encore, c’est à l’intersection entre le discours savant sur la littérature, entre la création, les histoires orales et la littérature même —québécoise, américaine ou étrangère— qu’Ovni joue au trickster. Et depuis ce lieu médian, la revue propose un contrepoint au discours cynique qui traverse les hérauts contemporains de la fin des lieux de pensée de la littérature et de la culture. Bertrand Laverdure écrivait:

Mais pourquoi, encore? Pourquoi maintenant? Ne vit-on pas jour après jour l’intrusion des autres? Le placardage effréné de leur gentillesse, du cynisme de bon aloi, de la fatigue culturelle du pauvre Québec confus? De revue, de chair à revue, de viande à «comment», de bouillon à rythmes, d’un bouquet pétulant qui trempe dans ce qui frémit —c’est bien de cette folie douce des idées qu’il est question ici. On va s’empiffrer, déglutir, se vider, et tout recommencer. On va traire le troupeau des vaches lettrées. On sera sans toit ni loi et on mourra bientôt, de la belle mort des revues. Ou pas. («De la viande à “comment” et du bouillon à rythmes», p.5)

De l’article de Laverdure, on retient, encore une fois, la croyance en une fulgurance tranquille de la revue. Mais ici, on crée «encore» et «maintenant» en plein cœur des discours cyniques, pris et repris, de cette «fatigue culturelle» du Aquin de Liberté, au «pauvre Québec confus» de ceux qui ont lu Jean Larose. Et Laverdure l’admet presque par bravade: cela prend toute une dose de folie. La métaphore alimentaire —digestive et scatologique, devrait-on dire— est filée de sorte à laisser, malgré tout, la mort d’une revue comme laissant des traces, donnant un goût et une saveur à «ce qui frémit»; les revues passées au hachoir assaisonnent les idées. Le collaborateur présente les membres d’Ovni comme une horde quasi boulimique, se jetant sur la littérature, prête à se mettre tout sous la dent pour la faire sienne, la métaboliser, la prendre en elle pour mieux la transformer. C’est au cycle des revues que s’arrête Bertrand Laverdure, à leur nécessaire impermanence.

On pouvait difficilement imaginer une meilleure fin, mythologiquement parlant, que cette disparition presque programmée en filigrane des éditoriaux du premier numéro. Sous le signe de l’autonomie et du retrait, la mort de la revue s’est faite dans le silence et est gardée telle quelle sur le site web du Quartanier, onglet érigé presque en tombeau appelant à la renaissance de la revue sous une nouvelle forme, depuis 2011 déjà.

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    Il faudrait interroger l’appellation changeante de «magazine» et de «revue» dans le cas d’Ovni. Je ne ferai que le souligner dans le cadre de la présente réflexion, en précisant que l’alternance participe du caractère mouvant du périodique qui se dégage des textes du premier numéro.
  • 2
    «Le Quartanier», En ligne: http://www.lequartanier.com/ovnimagazine.htm (Site consulté le 21 octobre 2014)
  • 3
    Doris Eibl, «L’esprit Trickster», Spirale, 2002, no 185, p.6.
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