Entrée de carnet
De la spécificité de la banlieue québécoise (2): le règne du carport
Marie Parent
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)
Pour faire suite au précédent billet, je voudrais aborder une série de deux articles publiés en 2004 par Lucie K. Morisset et Luc Noppen, intitulée «Le bungalow québécois, monument vernaculaire1Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: la naissance d’un nouveau type», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133, 2004, p. 7-32. (a) Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: de l’espace urbain à l’identité», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 134, 2004, p. 127-154. (b) Les références à ces deux articles seront distinguées par les mentions (2004a) et (2004b).». Professeurs au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM, les auteurs retracent l’histoire du bungalow au Québec en cherchant à démontrer l’importance et la valeur de son appropriation du point de vue des pratiques quotidiennes et de l’aménagement de l’espace. Ceux-ci revendiquent le caractère «typiquement québécois» (2004a, p. 9) du bungalow qui a proliféré sur nos terres, en proposant une histoire de ses origines et de sa transformation au fil de la deuxième moitié du XXe siècle.
Selon Morisset et Noppen, on commet une erreur en posant dans une filiation directe les bungalows états-unien et québécois. La maison de banlieue québécoise dériverait plutôt de la small house canadienne (maison à un étage dont les plans émanent, dès 1947, de la Société centrale d’hypothèques et de logement, un organisme fédéral, qui s’inspire elle-même de l’idéal des garden cities britanniques) et d’un modèle en particulier, le «bungalow à long pan» (40 pieds sur 25) (2004a, p. 18-21). Par ailleurs, si les auteurs élèvent le bungalow au statut de «monument vernaculaire», c’est que celui-ci serait la plupart du temps construit sans plan, «au fil du dialogue entre le client et le constructeur», ce qui favoriserait la reproduction, à partir de matériaux standardisés, de formes de construction ancestrales (2004a, p. 26). Ainsi, «la standardisation [devient] l’outil de particularisations à la fois contraires à l’image d’homogénéité des bungalows du Québec et propices à la localisation culturelle» (2004b, p. 129).
Le processus d’appropriation du bungalow se réaliserait tant sur le plan de la construction que sur le plan des usages. Les nombreux exemples fournis par les auteurs font sourire parce qu’ils évoquent à eux seuls une bonne partie du paysage résidentiel québécois: l’agrandissement et l’aménagement de la cuisine afin d’en faire la pièce centrale de la maison (contrairement aux anglophones dont la salle familiale est le plus souvent le salon), l’ajout de l’abri d’auto (le carport) et du «cabanon», l’organisation de la cour-arrière en fonction de la piscine hors terre, la transformation du sous-sol en lieu de loisirs (où on installe à la fois un bar, une table de ping-pong, des appareils d’exercice). De par «la flexibilité de sa construction normative» (2004b, 144), la maison décrite par Morisset et Noppen apparaît étonnamment «personnalisable», en fonction des particularités du climat, des habitudes culturelles et des préférences individuelles. Ainsi, contre l’idée d’un bungalow «anti-culturel et a-québécois» (2004b, 147), les auteurs défendent plutôt la vision d’une banlieue au «paysage particulièrement varié et profondément québécois» (2004b, 144).
Pourtant les auteurs remarquent que cette appropriation ne s’actualise pas sur le plan de l’imaginaire. Citant Deux femmes en or (1970) de Claude Fournier, Elvis Gratton (1985) de Pierre Falardeau, Les voisins (1987) de Micheline Guertin, ils déplorent que les représentations cinématographiques, tout particulièrement, n’aient jamais dépassé le «ton de critique esthétique ou de caricature sociale» (2004b, 148). On pourrait ajouter à ces exemples des œuvres plus récentes telles que Secret de banlieue (2002) de Louis Choquette, L’Âge des ténèbres (2007) de Denys Arcand ou Que Dieu bénisse l’Amérique (2006) de Robert Morin, bien que ce dernier film réussisse à dépeindre une banlieue plus complexe au plan humain (en ce sens que ses personnages de banlieusards typiques subiront une transformation radicale, qui les mènera à former une communauté – ce film mériterait d’ailleurs que je lui consacre un billet sur ce carnet de recherche).
Dans un article portant sur Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis, Daniel Laforest note que l’imaginaire de la banlieue se démarque par ce paradoxe : «[…] l’insignifiance qu’on lui attribue est la garantie même de sa représentabilité culturelle2Daniel Laforest, «Suburbain, nord-américain et québécois: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Formules. La revue des littératures à contrainte, no 14 : «Formes urbaines de la création contemporaine», 2010, p. 213..» Laforest, comme Morisset et Noppen, mais dans une perspective différente, constate que la banlieue est demeurée, dans la tradition littéraire québécoise, transparente et consensuelle, «tantôt un décor fonctionnel – en regard du récit –, tantôt une excroissance – en regard de la ville3Ibid., p. 216.». C’est à partir de cette proposition de Laforest que je discuterai de l’imaginaire de la banlieue dans la littéraire québécoise dans le prochain billet.
Bref, la banlieue dans l’imaginaire québécois reste un signe de conformité, d’ennui, de misère intellectuelle, mais elle ne permet pas de penser notre rapport à l’occupation du territoire, notre manière de «produire de l’identité» à partir de l’espace. Si les Québécois ont su s’approprier le bungalow grâce à leurs pratiques quotidiennes, les auteurs, eux, semblent s’être peu souvent intéressés à interroger en profondeur le fameux carport et le comptoir de formica.
Bibliographie
- 1Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: la naissance d’un nouveau type», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133, 2004, p. 7-32. (a) Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: de l’espace urbain à l’identité», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 134, 2004, p. 127-154. (b) Les références à ces deux articles seront distinguées par les mentions (2004a) et (2004b).
- 2Daniel Laforest, «Suburbain, nord-américain et québécois: Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis», Formules. La revue des littératures à contrainte, no 14 : «Formes urbaines de la création contemporaine», 2010, p. 213.
- 3Ibid., p. 216.
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