Entrée de carnet

De la spécificité de la banlieue québécoise (1)

Marie Parent
couverture
Article paru dans Suburbia: L’Amérique des banlieues, sous la responsabilité de Marie Parent (2011)

Lors d’une table ronde de l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, le 13 avril dernier, je présentais le roman Dée (2002) de Michael Delisle. S’en est suivi un débat passionné sur l’imaginaire de la banlieue, pendant lequel un des participants m’a demandé si on pouvait parler d’une spécificité de la banlieue québécoise (par rapport à l’américaine), ce à quoi je n’ai pas pu répondre. Voici donc les débuts d’une réflexion à ce sujet, inspirée par la lecture récente de deux articles datant déjà de quelques années.

Avant d’aborder la question des représentations, je voudrais m’attarder sur la spécificité de la banlieue québécoise au plan socio-historique, qui, à la lumière de ces deux articles, prendrait au moins deux formes: le premier article (dont je parle ici) permet d’identifier un discours (et sa structure) ayant joué un rôle majeur dans l’essor de la banlieue au Québec; le deuxième article (qui sera abordé dans le prochain billet) analyse l’appropriation québécoise du modèle américain du «bungalow» du point de vue des pratiques quotidiennes et de l’aménagement de l’espace.

Auteur inconnu. 1963. «Début de la banlieue» [Photographie]

Auteur inconnu. 1963. «Début de la banlieue» [Photographie]

Dans son article «Madame Ford et l’espace: lecture féministe de la suburbanisation1Anne-Marie Séguin, «Madame Ford et l’espace : lecture féministe de la suburbanisation», Recherches féministes, vol. 2, no 1, 1989, p. 51-68. Toutes les références sont tirées de cet article.», publié en 1989, la géographe Anne-Marie Séguin retrace les enjeux sociopolitiques ayant servi de moteurs au développement de la banlieue au Québec. Les gouvernements fédéral et provincial, l’Église catholique et les syndicats seraient les quatre intervenants principaux dans le discours valorisant la propriété privée individuelle. À la fin de la Deuxième Guerre mondiale, les gouvernements craignent à la fois la pénurie de logement et la hausse du chômage que pourrait entraîner le retour des soldats; ils adoptent donc des politiques facilitant l’achat d’une maison unifamiliale, afin de stimuler le marché de la construction résidentielle, et corolairement, de lutter contre une crise potentielle et de promouvoir la paix sociale. Les syndicats de leur côté voient dans l’acquisition d’une propriété individuelle un moyen de justifier la lutte pour de meilleurs salaires. Le patronat a bien appris de la crise de 1929: on sait désormais qu’en rémunérant convenablement les ouvriers, on stimule la consommation et on fonde un capitalisme des plus vigoureux. Dans cette logique, le marché de la maison unifamiliale sert de locomotive à l’économie. L’Église appuie ces programmes (comme le démontre un mouvement catholique qui avait adopté le slogan «À chaque famille sa maison» (p. 55)), car elle perçoit le mode de vie de la banlieue comme un moyen de promouvoir les valeurs de la société canadienne-française (particulièrement le repli sur la famille et le rôle du père-pourvoyeur). La forme même de la banlieue apparaît séduisante pour l’Église, qui voit dans le quartier unifonctionnel une sorte d’enclave protégeant les fidèles des tentations (contrairement à la ville où les résidences sont mêlées aux commerces) (p. 60).
Anne-Marie Séguin montre bien comment les gouvernements, l’Église et les syndicats en viennent à associer deux termes qui deviendront les pôles d’une même idéologie: l’accès à la propriété et la mère au foyer (p. 56). Le gouvernement peut fermer les garderies ouvertes pendant la guerre (p. 57), les syndicats réduisent la menace que représentent les travailleuses (et leurs maigres salaires) pour la main d’œuvre masculine et l’Église croit ainsi réinstaurer l’hégémonie du modèle familial traditionnel. L’image de la «reine du foyer» prolifère dans le discours de ces acteurs, mais dans une version revue et corrigée, plus moderne, passée au crible de la «science». Séguin note par exemple que la Congrégation Notre-Dame publie une nouvelle édition de son manuel d’économie domestique, où on parle de «rationalisation du travail domestique»: «Il faut interpréter cette présentation renouvelée du travail domestique comme une tentative de le revaloriser en lui donnant une image toute moderne, celle du pendant du travail en usine.» (p. 59) Ce discours donne naissance à une nouvelle figure, celle de l’«experte domestique» (p. 62). La critique féministe a déjà décortiqué ce type de rhétorique depuis belle lurette, mais il est utile de rappeler que ce renouvellement de la figure de la femme au foyer qui accompagne le mouvement «back to the kitchen» à la fin de la Deuxième Guerre mondiale constitue un facteur structurel qui permet le développement effréné du modèle banlieusard en terre québécoise.
Bref, le discours social accompagnant l’essor de la banlieue québécoise est marqué par une logique économique qui correspond à celle du reste de l’Amérique du Nord, mais on peut croire que ses acteurs et les enjeux qui les motivent sont spécifiques au Québec. Le rôle de l’Église apparaît particulièrement intrigant, et on pourrait se demander si son discours et les images qu’elle propose (très proches de celles véhiculées par la publicité américaine où l’identité féminine est associée à une foule de «spécialités» domestiques) ne constitue pas le premier responsable du développement suburbain au Québec.
À tout le moins, il apparaît évident que la célèbre alliance caractéristique de la Grande Noirceur (Église, capital, politique) détermine les conditions d’émergence de notre banlieue et participe à en faire «le modèle culturel dominant» (p. 63). Dans le même sens, la citation coiffant l’article de Lucie K. Morisset et Luc Noppen publié en 2004 (abordé dans le prochain billet) laisse penser que ce tournant social et urbanistique relève peut-être moins d’un processus d’américanisation accéléré (comme on continue souvent de le prétendre) que d’idiosyncrasies profondément canadiennes-françaises:
«L’habitation unifamiliale, la “maison”, a une résonance extrêmement profonde dans le peuple, surtout chez la femme. La mère, d’instinct cherche un abri pour sa famille et il n’en est guère de plus adéquat qu’un toit lui appartenant… De plus, la maison, avec le fameux “lopin de terre” cher au cœur de tout homme ayant eu jadis des ancêtres suant sur la glèbe, avec son espace intime, ses murs bien clos à l’intérieur desquels il se meut sans rencontrer d’étrangers dans les couloirs, répond si bien à l’esprit individualiste qui survit avec vigueur chez tout Canadien-français [sic].» («Tendances ‘65», Bâtiment, 19652Cité par Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: la naissance d’un nouveau type», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133, 2004, p. 8.)
C’est une piste à suivre…
Bibliographie
Séguin, Anne-Marie. 1989 [1989]. «Madame Ford et l’espace: lecture féministe de la suburbanisation». Recherches féministes, vol. 2, no 1 «51».

K. Morisset, Lucie et Luc Noppen. 2004 [2004]. «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: la naissance d’un nouveau type». Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133 «7».

  • 1
    Anne-Marie Séguin, «Madame Ford et l’espace : lecture féministe de la suburbanisation», Recherches féministes, vol. 2, no 1, 1989, p. 51-68. Toutes les références sont tirées de cet article.
  • 2
    Cité par Lucie K. Morisset et Luc Noppen, «Le bungalow québécois, monument vernaculaire: la naissance d’un nouveau type», Cahiers de géographie du Québec, vol. 48, no 133, 2004, p. 8.
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.