Entrée de carnet
Crave ou la profanation d’un mutisme
Œuvre référencée: Cathrine, Arnaud. La disparition de Richard Taylor, Paris, Verticales/Gallimard, 2007, 196 pages.
La disparition de Richard Taylor, roman polyphonique d’Arnaud Cathrine, propose dans l’une de ses parties de remodeler un fait historique par le truchement du monologue fictionnel. De fait, l’oeuvre rejoint une veine forte de la littérature contemporaine, celle qui ne semble pouvoir affirmer ce qui est le plus propre à l’histoire littéraire (ces moments forts que l’on retient pour leur propriété bouleversante) qu’en soutenant un lien avec le manque, en ancrant les représentations au plus profond de la perte. Le roman de Cathrine appartient à cette tradition authentique que décrit Pierre Jourde dans son essai Littérature et authenticité: «Celui qui, ni touriste, ni savant, peut encore vivre de l’intérieur une tradition, même moribonde, réduite au spectre de ce qu’elle fut, la ressent intuitivement d’une autre façon. Il sent bien qu’il n’y a en elle ni plénitude, ni sens, mais par-dessus tout une façon de représenter, de jouer notre relation la plus intime avec les choses du monde» (2005). Au lieu de se tourner avec nostalgie sur l’effacement des traditions, certains récits s’emparent au contraire librement du grand Livre pour n’évoquer précisément que cet effacement, jugeant que la tradition n’a de sens que dans la perte, le manque (même historique) éprouvé personnellement.
L’amour de Sarah Kane
Divisé en quatre parties, le roman se développe sur quatorze tableaux qui correspondent à dix témoignages féminins abordant la disparition du protagoniste. «L’amour de Sarah Kane», intitulé du tableau qui m’intéresse, est inséré dans la première partie de l’histoire qui se compose des témoignages de figures marquantes dans la vie du personnage Richard Taylor, durant l’année 1998. Condensé en douze pages, le tableau reconstruit librement le suicide de la dramaturge britannique Sarah Kane survenu en 1999. Ce dispositif de fictionnalisation d’une figure littéraire suicidée chevauche à dessein la trame narrative de l’ouvrage dont la mention générique roman(s) témoigne avec fidélité des différents tableaux, à une exception près. La figure littéraire mise en scène dans «L’amour de Sarah Kane» se forme au sein d’une fabulation narrative déclenchée par la déduction, par le lecteur, d’une période de la vie de la dramaturge. L’intérêt de cette fabulation particulière réside dans l’identité de l’énonciateur: ce n’est pas un narrateur externe ou un second personnage qui raconte sur le mode fabulatoire, mais Sarah Kane s’exprimant au «je», librement imaginée dans le métro qui la mènerait jusqu’à Brixton. «Ce matin, j’ai cru que c’était elle, […] c’était elle qui allait me rendre à la vie et me délivrer de la grande nuit, j’ai toujours pensé qu’on n’étreint la vie qu’au moment de mourir et j’ai cru mourir ce matin lorsque je l’ai vue […]» (p. 67) Un discours libre intégré à une narration dense faite au passé, voilà un monologue qui présente la dramaturge en train de se souvenir des pensées qu’elle entretint à la vue de ce «elle», une inconnue dont l’identité restera tacite.
La profanation de son mutisme
À ce jour, aucun journal n’atteste des pensées intérieures de la dramaturge, et puisque la critique s’entend pour dire que la brève vie de Sarah Kane n’est pratiquement pas documentée, ce monologue, pris d’abord isolément, me semble contenir la principale valeur de l’oeuvre: celle qui réside dans la création d’un mythe à partir, non pas de l’archive, mais de l’imagination d’un lecteur, soit l’auteur Arnaud Cathrine. Fasciné par la figure en elle-même théâtrale1La fascination pour Sarah Kane est très récente, on commence à peine à monter ses pièces en Amérique. On remarquera cependant que ce n’est pas tant le théâtre de la dramaturge qui intéresse que ce qu’elle représente en elle-même. Sa fin tragique concourt en effet à ce qu’on la perçoive comme le symbole du nihilisme artistique contemporain, lequel est lui-même le reflet d’une crise de la culture dans laquelle l’art n’est plus synonyme de communication, mais bien davantage d’un refuge en inadéquation totale avec la société—voire le théâtre comme un suicide collectif, au sens métaphorique de l’expression., Cathrine forge une mise en scène qui, pour créer le mythe, propose l’invention d’un quotidien qui passe par la profanation de son mutisme. Imaginer et prétendre rapporter les pensées les plus profondes de Kane au moment le plus sombre de sa vie, des paroles qui se rapportent à ses délires personnels, violente le respect de l’intimité de la défunte. Mais imaginer la personnalité d’une entité littéraire à partir essentiellement de son suicide, disons-le, satisfait le pervers en nous, selon le sens donné à ce terme par Roland Barthes dans son Plaisir du texte (1973). Un plaisir coupable de lecteur devant un texte que Barthes dirait «de jouissance»: une brèche s’ouvre dans le plaisir pris à se faire raconter une histoire dont on connaît la fin, histoire sans transitivité; le plaisir pervers est consumé à même le clash de la mort répétée, du degré zéro de la lecture, du ”crave” (titre d’une pièce clé de Kane) assouvissant. Cette perversion est ce qui rend le texte de Cathrine intéressant. C’est autour de cette ombre et de son théâtre qu’on nous donne à voir une image de Sarah Kane qui frôle la profanation des morts, pour notre plus grand plaisir (honte à nous!).
Des faux témoignages
En ce sens, la parole inventée de Kane n’est pas sans nous rappeler, dans sa forme, la personnalité même de la dramaturge dans le peu que nous connaissons d’elle. La façon qu’a choisie Cathrine pour raconter ce quotidien chimérique est de rapprocher le plus possible l’invention de la réalité passée. De manière concrète, cela s’illustre dans le recyclage d’événements marquants de la vie de Kane, des reprises biographiques qui campent le décor vraisemblable dans lequel la fabulation prend place. Cathrine reproduit notamment dans le corps de son texte une notice biographique imaginaire rédigée par Kane lors de la première lecture publique de Crave; elle se présente alors sous le pseudonyme de Marie Kelvedon afin de tromper les critiques qui lui sont rébarbatives. Mais si la notice restituée par Cathrine agit comme preuve de l’existence de la défunte, comme témoignage, aussi, de l’humour grinçant de Kane qui ne se donne pas à voir sous son vrai jour, elle n’en demeure pas moins un procédé utilisé pour reconfigurer la réalité. Cela laisse une grande place à l’invention du monologue qui l’enrobe d’une tonalité bien différente, qui se rapproche à l’évidence du cliché jouant sur l’émotivité juvénile de l’héroïne: «Madame, Monsieur, puisque vous conchiez sarah Kane, je vous balance Marie Kelvedon, auteur de la pièce Crave, […] Si seulement vous auriez compris que mes pièces ne parlent pas de haine ni de violence, mais d’amour, il faudrait que je vous traîne, fils de pute, sur ce quai de métro, elle que je tente de ne pas regarder […]». (p. 71-72) Par conséquent, afin de rendre le «faux» monologue encore plus «réaliste», l’auteur use d’une narration qui est à l’image du théâtre de Kane; une narration schizophrénique qui se caractérise par la phrase interminable, digressive, dite sur le mode itératif, marque l’entièreté du texte. «Je l’ai observée, avec insistance, et sans tarder le désir – qui ne lâche pas, ne croyez pas ça, il ne lâche pas en dépit de tout ce que j’écris – le désir m’a terrassé, et je devais avoir le regard impérieux, je me déteste avec ce regard, un regard qui prend possession, parce qu’il en crève, parce que j’en crève […]» (p. 69) Ainsi la femme et son oeuvre, l’une épousant l’autre sans distinction par un procédé de correspondances convainquant.
S’engouffrer dans la fiction
Ce qui est particulier dans ce texte, au-delà la mise en scène d’une figure littéraire, outre aussi l’affabulation évidente autour de cette figure qui s’éloigne des faits pour construire rien de moins que son mythe, c’est son insertion au sein de la fiction sur Richard Taylor. Car ce tableau, en fin de compte, est l’exception à la règle dans le cadre du roman; parmi les voix d’une épouse, d’une mère, d’une voisine de palier, d’une collègue de bureau, d’une amie transsexuelle, d’une amante et d’une psychiatre, entre autres, seule la figure de Sarah Kane nous ramène à une période historique. Le roman, qui propose comme histoire celle de la déchéance d’un homme qui quitte famille et travail en pensant retrouver un sens à son existence, intègre en son centre le texte sur Kane (à prétention historique, faut-il le rappeler), mais de manière complètement intégrée à la fiction. Se mélangent ainsi les trames narratives par l’entremise d’une figure réelle (Sarah Kane) qui côtoie une figure fictionnelle (Richard Taylor). Réintégrant la surface des vivants, Sarah voit Richard qui marche d’un pas hésitant, dépareillé, il a l’air d’un fou. «Impuissante, [elle a] regardé Richard disparaître dans la bouche de métro de Brixton». (p. 77) Il y a là des figures qui appartiennent à des univers différents et qui se côtoient dans une même diégèse, ce qui a pour effet de surdéterminer le caractère funeste de la destinée du protagoniste, son aliénation. Cette fin inattendue du texte «L’amour de Sarah Kane» peut permettre une lecture en surplomb de la première trame narrative, de sorte que le nihilisme rattaché à la représentation de la dramaturge finit par s’engouffrer dans la fiction de Richard Taylor, à l’image de la disparition de ce dernier dans la bouche du métro. Au final, la disparition apparaît comme le vecteur qui permet à l’auteur de poursuivre son histoire, et d’ainsi faire de Richard Taylor, non pas un suicidé, mais un personnage dont l’aventure se poursuit à travers les six autres voix de femmes, et ce jusqu’en 2006 si l’on se fie à la datation des témoignages.
Cathrine n’a pas cru bon de tuer son personnage à la fin de sa fiction, comme le fait notamment Éric Chevillard avec son protagoniste dans son Oeuvre posthume de Thomas Pilaster dans le but de dévoiler le pouvoir de l’auteur sur la fiction. De la sorte, le livre de Cathrine reste ouvert, la profanation du mutisme de Sarah Kane ayant si puissamment relancé en son milieu une fiction dont la finalité, s’il faut en trouver une, réside à l’évidence dans l’imaginaire du lecteur—la onzième voix de cette histoire, celle qui appréhende l’Histoire par le prisme de la fiction et crée de ce fait de nouveaux imaginaires.
Bibliographie
Pierre Jourde, Littérature et authenticité. Le réel, le neutre, la fiction, Paris, L’esprit des péninsules, 2005.
- 1La fascination pour Sarah Kane est très récente, on commence à peine à monter ses pièces en Amérique. On remarquera cependant que ce n’est pas tant le théâtre de la dramaturge qui intéresse que ce qu’elle représente en elle-même. Sa fin tragique concourt en effet à ce qu’on la perçoive comme le symbole du nihilisme artistique contemporain, lequel est lui-même le reflet d’une crise de la culture dans laquelle l’art n’est plus synonyme de communication, mais bien davantage d’un refuge en inadéquation totale avec la société—voire le théâtre comme un suicide collectif, au sens métaphorique de l’expression.