Entrée de carnet

Ces illusions de mémoire à écrire

Annie Rioux
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Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Michon, Pierre. Corps du roi, Lagrasse, Verdier, 2002, 112 pages.

Le mythe de l’abbé Pierre dispose d’un atout précieux: la tête de l’abbé. C’est une belle tête, qui présente clairement tous les signes de l’apostolat: le regard bon, la coupe franciscaine, la barbe missionnaire, tout cela complété par la canadienne du prêtre-ouvrier et la canne du pèlerin. Ainsi sont réunis les chiffres de la légende et ceux de la modernité.
— Roland Barthes

Nous avons déjà parlé de Pierre Michon ici, mais il importe de rappeler qui est l’auteur majuscule de ces fictions qui portent un regard archéologique sur le monde (avec d’autres) et qui, de ce fait, colorent d’une manière singulière le paysage francophone actuel. À mon avis nous ne parlerons jamais assez du recueil Corps du roi, dont l’originalité dépasse sans contredit la rhétorique propre à l’écriture du tombeau d’écrivain. Je propose ici une réflexion en surplomb sur les enjeux de filiation et d’imaginaire littéraire soulevés par l’œuvre de Michon, à partir du recueil qui m’a longtemps questionnée.

 

Notre héritage n’est précédé d’aucun testament. (René Char)

Les livres de Pierre Michon illustrent bien cette condition contemporaine de la littérature, que l’on dit «inquiète», parce qu’ils interrogent de manière très libre le legs des siècles passés. Pour Michon, l’Histoire est en effet le terreau privilégié à partir duquel découlent toutes ses mises en fiction. Dans cette posture résolument contemporaine, l’auteur des Vies minuscules (1984) trace néanmoins sa voie originale en proposant des variations qui réinventent la mémoire culturelle et historique commune, notamment à travers des figures de Grands Auteurs du XIXe siècle qu’il revisite à coups de doutes et d’imagination. Corps du roi problématise la question du legs des anciens en passant par un questionnement périphérique, celui sur la figure et l’imaginaire de la création, l’auteur s’attachant par ailleurs à redonner un nouveau développement temporel à des photographies d’écrivains. L’intérêt de ce livre réside pour l’essentiel dans le propos général tenu sur l’écrivain et sa double corporéité qui traverse le recueil (d’un côté l’homme, mortel; de l’autre l’écrivain, l’âme, le mythe qui perdure à travers le temps), propos qui dépasse de loin l’anecdote autour des figures convoquées.

Le recueil est composé de cinq textes qui présentent des portraits d’écrivains célèbres, dont deux, ceux de Samuel Beckett et William Faulkner, se doublent d’une photographie de ceux-ci représentés en plan américain. Le livre s’inscrit dans une production qui débute en 1984 avec la parution des Vies minuscules. Entre 1984 et 2002, paraissent successivement dans différentes maisons d’édition: Vie de Joseph Roulin (1988), L’Empereur d’Occident (1989), Maîtres et serviteurs (1990), Rimbaud le fils (1993), Le Roi du bois et La Grande Beune (1996), Trois Auteurs et Mythologies d’hiver (1997), Corps du roi et Abbés (simultanément, en 2002). Plus récemment, nous avons eu droit à un recueil d’entretiens commenté sur ce site par Mahigan Lepage1À lire «Pierre Michon, roi et bouffon», par Mahigan Lepage, Salon doublehttp://salondouble.contemporain.info/lecture/66 . Arnaud Maïsetti a aussi brillamment commenté sur son Journal en ligne2Voir le Journal | contretemps d’Arnaud Maïsetti: http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7(consulté le 22 septembre 2010) le tout dernier livre intitulé Les Onze, «un récit surnuméraire qui donne peut-être sens aux onze autres». Corps du roi se distingue d’abord par le recours à la photographie qui vient influencer les différents régimes de perception des figures. Si Rimbaud le fils a aussi été écrit à partir d’un album photographique, aucune photo ne figurait directement dans le livre. Trois Auteurs présente également le même canevas narratif et formel en donnant à lire des portraits littéraires de Balzac, Cingria et Faulkner. Mais Corps du roi se détache à la fois de Rimbaud le fils et de Trois Auteurs par la diversité des types d’archives convoqués. La photographie (qui convoque la littérature), nous l’avons dit, occupe une place de choix, mais aussi l’épistolaire, le traité de chasse et le quotidien de l’auteur lui-même. Si l’épistolaire et la vie de l’auteur demeurent par extension des types d’archives littéraires évidents, il en va de même mais plus subtilement pour le traité de chasse qui, par son grand âge et son caractère documentaire, finit lui aussi par basculer dans la littérature. Il s’agirait de faire de la littérature à partir du document extralittéraire dans le but de redonner vie à des hommes de lettres oubliés.

 

Le legs

On reconnaît bien l’héritage des nouveaux romanciers, duquel découle l’écriture qui fait la part belle à la mise en abyme de l’écrivain par lui-même, dans le geste même d’écrire autant que dans la mise en scène du personnage écrivain en tant que figure qui réfléchit la littérature. En marge du Nouveau Roman mais à la même époque, on reconnaît aussi cette écriture de la mémoire dont le principal enjeu est un questionnement sur le temps, notion bouleversée dès lors qu’une main tente de l’investir par l’écriture (nous pensons à la difficulté des récits d’après-guerre dont le but est de témoigner d’une mémoire blessée, et d’autant plus fractionnée par le temps qui passe – La route des Flandres de Claude Simon en est un bel exemple). Mais dans cette poursuite du courant caractérisé par des procédés autoreprésentatifs et une reprise du passé par le témoignage, pour produire entre autres un métadiscours sur l’écriture, il faut tout de même reconnaître chez Pierre Michon une certaine émancipation. Car là où, d’abord, le Nouveau Roman a voulu isoler le texte de tout contexte socioculturel déterminé, Pierre Michon, lui, ouvre pleinement et de manière itérative le texte aux imaginaires culturels et plus précisément littéraires. L’auteur initie également une grande réflexion sur la tradition littéraire et ce que nous pourrions nommer un souci de filiation eu égard aux écrivains qui l’ont précédé. En ce sens la reprise du passé moderne n’est pas réalisée dans un but strictement mimétique, elle est ce qui permet à l’écrivain de s’inscrire dans le grand monde des lettres tout en proposant de nouvelles avenues de pensée face à cette époque révolue. Car à suivre Michon, cette époque moderne est bel et bien révolue : l’auteur a souvent affirmé, au détour d’entrevues que l’on ne compte plus, que les écrivains d’aujourd’hui n’égaleront jamais plus les Grands Auteurs d’hier (Joyce, Beckett, Faulkner, etc.) et que le roman, dans sa forme absolue (tel qu’il a été écrit au XIXe siècle et au début du XXe), est un genre fatigué dont il se méfie.

 

La chute ou la réhabilitation du mythe

À la suite de Vies minuscules (1984), cette croyance a trouvé de plus en plus un sens dans son incarnation au sein des formes brèves et sérielles, tantôt dans la nouvelle ou la chronique, tantôt dans le recueil de portraits ballottant entre le factuel et le fictionnel3Seul le récit intitulé La Grande Beune se rapproche du genre romanesque en donnant à voir des lieux et des personnages entièrement inventés.. Cela dit, les récits de Michon se présentent indubitablement comme des passeurs, c’est-à-dire des médiums de transmission d’une culture et des relais entre les imaginaires de la littérature indifféremment rappelés à travers les époques. Figurer l’écrivain devient dès lors pour Michon un impératif contemporain qui modifie la narration moderne tout en représentant les principaux agents qui l’ont édifiée. Mais à cet égard, la fugacité de l’image de l’écrivain dans Corps du roi est pour le moins déconcertante. Relevant à la fois des figures d’un passé avéré, des écrivains souvent élevés au rang de mythes dans nos imaginaires sociaux (de rois dans nos imaginaires de lecteurs michoniens), et des dérives imaginatives du narrateur devant ces figures, l’image de l’écrivain se dessine suivant une double dynamique. Fractionnés dans différentes figures emblématiques qui ont marqué le cours de l’histoire littéraire, disloqués dans la virtuosité de la forme qui soutient l’entreprise narrative, les écrivains de Pierre Michon sont tour à tour repositionnés dans les limites de ce qu’ils ont été et de ce qu’ils sont aujourd’hui dans l’imaginaire d’un lecteur: à la fois des mythes et des hommes. Michon construit l’Écrivain et le déconstruit librement dans un mouvement qui consiste, pourrait-on dire, en une mythification doublée d’une démystification. L’un des paramètres de cette construction est l’utilisation de l’archive, du biographique, de la matière historique, mais on doit considérer qu’un critère second prend rapidement le dessus sur le réel: l’imaginaire. L’imaginaire a fait naître une multitude de formes de récits mythiques depuis les premières configurations du langage, farcis de leurs symboles pleins de culture. D’ailleurs si, pour raconter, nous avons besoin à différents degrés de recourir au réel, nous pouvons néanmoins nous demander ce qu’est en réalité ce réel, si ce n’est l’idée que nous nous en faisons.

Le réel n’est pas impératif, comme on le croit. Ses apparences sont fragiles et son essence est cachée ou inconnue. Sa matière, son origine, son fondement, son devenir sont incertains. Sa complexité est tissée d’incertitudes. D’où son extrême faiblesse devant la sur-réalité formidable du mythe, de la religion, de l’idéologie et même d’une idée4Edgar Morin, La Méthode, 4. Les idées, Paris, Seuil, 1991, p. 243..

La construction de l’Écrivain opérée dans Corps du roi montre bien que la part biographique dans l’oeuvre ne peut être que relative, d’autant plus qu’elle est précisément détournée par l’affabulation autour de figures maintes fois réifiées. On comprend bien l’allusion qui est faite en ce sens à la doctrine des «deux corps du roi» théorisée par Ernst Kantorowicz (The King’s Two Bodies, 1957), qui repose sur l’idée d’une image royale possédant le pouvoir de gouverner. Michon reprend à son compte cette division des King’s two bodies afin d’éclairer la thèse du pouvoir incontestable de l’image et de la puissance de l’imaginaire rattaché à l’écrivain. À la lumière de ce mouvement, on mesure aussi clairement cette obsession à forger des récits dont les personnages sauront nous rappeler les uns après les autres les «minuscules» et les «majuscules» de ce monde — produit de nos représentations. Alors que les personnages des fictions modernes habitaient des mondes virtuels où le rapport de distance entre réel et fiction tendait à disparaître5Sur cette question, voir la réflexion de Thomas Pavel dans L’art de l’éloignement, Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard (coll. «folio essais [inédit]»), 1996., les «demi-fictions» de Pierre Michon ne se contentent plus seulement de camper des récits au plus près de la réalité des consciences, mais puisent directement dans des figures de la réalité historique pour en faire de vrais personnages. Tandis que l’éclatement des formes narratives traduisait une impressionnante réfutation de la tradition dix-huitiémiste, les recueils de Pierre Michon, qui convoquent différents savoirs artistiques (littéraire, photographique), utilisent la sérialité du recueil de récits brefs pour établir des ponts avec ce qui, de la tradition, mérite sans doute de ne pas être trop rapidement évincé de notre bibliothèque et de nos mémoires.

  • 1
    À lire «Pierre Michon, roi et bouffon», par Mahigan Lepage, Salon doublehttp://salondouble.contemporain.info/lecture/66 
  • 2
    Voir le Journal | contretemps d’Arnaud Maïsetti: http://www.arnaudmaisetti.net/spip/spip.php?article7(consulté le 22 septembre 2010)
  • 3
    Seul le récit intitulé La Grande Beune se rapproche du genre romanesque en donnant à voir des lieux et des personnages entièrement inventés.
  • 4
    Edgar Morin, La Méthode, 4. Les idées, Paris, Seuil, 1991, p. 243.
  • 5
    Sur cette question, voir la réflexion de Thomas Pavel dans L’art de l’éloignement, Essai sur l’imagination classique, Paris, Gallimard (coll. «folio essais [inédit]»), 1996.
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