Entrée de carnet
Banane Rebelle: une figure performative
Pendant la grève générale étudiante 2012 et les soulèvements populaires à grands coups de casseroles, nous avons pu constater l’apparition de certains personnages révolutionnaires un peu inhabituels.
Si Montréal a vu apparaître Anarchopanda, Québec a vu apparaître Banane Rebelle, tandis que Trois-Rivières a maintenant son Batman Tremblay et que Rimouski a son Docteur Chaussette.
C’est sur la figure de Banane Rebelle que je souhaite m’attarder ici. D’abord, mettons les choses au clair, Banane Rebelle n’a rien à voir avec Bananarchiste, si ce n’est de faire partie de la même famille de fruits et d’avoir une attitude contestataire. En effet, Bananarchiste est un personnage lié au groupe de musique montréalais Mise en demeure. L’homme qui incarne Banane Rebelle s’appelle Gabriel Marcoux-Chabot. Il est écrivain, sculpteur et étudiant à la maîtrise en création littéraire à l’Université Laval.
Performativité, absurdité et contestation
Banane Rebelle est une figure particulièrement intéressante puisque celle-ci canalise à la fois une série de jeux de langages et un niveau d’absurdité extrêmement élevé. Cette mascotte jaune a même sa page facebook, sous l’étiquette «personnage fictif». On peut y lire que ce Banane Rebelle aurait «démissionné de son poste de conseiller du Premier ministre Jean Charest, dont il occupait l’oreille gauche depuis environ neuf ans. Depuis, il appuie ouvertement le mouvement étudiant. Certains vont même jusqu’à prétendre qu’il cherche à faire tomber le gouvernement» (la nature évolutive d’une page Facebook fait en sorte que ces informations ne s’y retrouvent plus). Ainsi, la figure de la banane ordinaire et de Banane Rebelle se confondent régulièrement dans les récits et les mises en scène de ce personnage. En effet, la blague de la banane dans l’oreille devient d’une certaine façon le mythe fondateur de cette « performance contestataire ». Ce n’est d’ailleurs pas anodin de noter que l’oreille bouchée est du côté gauche, référence claire au contexte politique actuel dans lequel les politiques de gauche semblent loin des priorités des gouvernements en place, au Québec comme au Canada. Aussi, la référence à l’expression « république bananière » n’est certainement pas fortuite dans le choix de ce fruit. Or, si le fait de se déguiser et d’apparaître en public ressemble beaucoup à de la performance artistique ou à une forme de théâtre de rue, il y a une part éminemment performative dans le fait d’incarner la contestation de la sorte; je réfère ici aux énoncés performatifs comme l’a développé John Langshaw Austin. En fait, en jouant à devenir Banane Rebelle, Marcoux-Chabot se trouve à la fois dans la représentation de la contestation, en mimant la figure du rebelle, mais aussi dans l’action, c’est-à-dire qu’il est en train de contester. La seule présence de Banane Rebelle dans la rue devient en soi un geste politique, une critique par l’absurde de l’attitude gouvernementale. On peut dire qu’en incarnant Banane Rebelle, Marcoux-Chabot pose un geste de rébellion et de contestation. Il va sans dire qu’à partir du moment où une banane se fait arrêter par la police, l’absurdité atteint son apogée. Les commentaires sur les réseaux sociaux refètent d’ailleurs cette drôle de situation: «Images en boucle de l’arrestation de Banane rebelle à RDI» écrit quelqu’un sur Twitter, puis une autre personne ajoute: «Sébastien Bovet qui parle de la «Banane rebelle» qui a été «pacifique», le plus sérieusement du monde, c’est hilarant d’absurdité!» Ce va-et-vient sémantique perpétuel entre les bananes et Banane Rebelle permet d’activer l’absurdité et l’humour. L’image d’une banane en état d’arrestation provoque forcément un petit fou rire, qui est d’autant plus accentué par la couverture médiatique de l’événement, ou au contraire une réelle indignation. L’énoncé performatif ou l’acte de langage, c’est un énoncé «qui réalise une action par le fait même de son énonciation» 1voir: http://www.cnrtl.fr/definition/performatif. La personnification en Banane Rebelle relève donc de ce type d’énoncé, même si c’est un énoncé qui n’est pas linguistique au départ. En effet, si le déguisement est d’abord un acte, il sert d’énoncé qui produit un autre acte au moment où il est réalisé, à savoir, la contestation. Or, la force performative de Banane Rebelle, c’est aussi son caractère exponentiel; les jeux de sens entre les bananes et Banane Rebelle permettent la création de récits et de jeux de langages qui produisent l’absurdité et l’humour grinçant qui constituent une réelle contestation politique.
Banane Rebelle et les Yes Men
Le cas de Banane Rebelle m’amène à penser à celui bien connu des Yes Men. Ces activistes utilisent justement le détournement et la dérision comme modalité de contestation politique. Bien sûr, les actions des Yes Men sont beaucoup plus complexes, puisqu’elle relèvent du canular; ainsi, ils se font passer pour des gens importants afin de modifier leurs discours, c’est ce qu’ils appellent de la «identity correction», de la correction d’identité. Les actions des Yes Men confrontent directement ou indirectement les élites économiques et politiques en les poussant à affirmer clairement leurs positions idéologiques. Or, le parallèle entre Banane Rebelle et les Yes Men n’est pas si exagéré, puisque ce sont des pratiques de création qui s’insèrent dans le monde afin de modifier le cours des choses. Ils viennent, par le rire, montrer l’intransigeance et l’absurdité des discours des gens de pouvoir. Dans un cas comme dans l’autre, leurs actions passent énormément par la transmission médiatique pour se propager. Ainsi, il y a des gestes posés dans différents lieux, puis la transmission de ceux-ci par voie médiatique qui permet la propagation et la mise en récit. L’idée du canular est le point de départ des personnifications des Yes Men, tandis que l’absurdité identitaire de Banane Rebelle fait en sorte qu’on a parfois l’impression que la réalité elle-même est un canular; en effet, il peut être difficile de croire un journaliste qui annonce l’arrestation d’une banane. Le point commun de ces différentes pratiques contestataires est évidemment de nous amener à douter de la véracité des discours et des médias, ou à tout le moins, elles nous obligent à nous questionner. D’ailleurs, le parallèle entre les Yes men et Banane Rebelle me paraît justifiable, puisque dans un cas comme dans l’autre, on se retrouve dans un espace flou entre l’activisme et la pratique artistique de type performance.
Les bananes comme arme
Si la figure de Banane Rebelle constitue, comme je vous le proposais au début, une forme d’énoncé performatif, elle est aussi le point de départ de multiples jeux de langages et de jeux sémiotiques. En effet, en plus d’être lui-même une banane, le personnage de Banane Rebelle joue avec les multiples possibilités de sens qu’offre ce fruit exotique. Il y a évidemment la reprise de la fameuse blague de la pelure de banane qui permettra dans ce cas-ci de faire perdre pied au élus, et de faire «tomber le gouvernement». Pour cela, Banane Rebelle propose «Une banane par soir jusqu’à la victoire!»; ainsi, en mangeant une banane par soir et en plaçant la pelure devant l’assemblée nationale, Banane Rebelle espère faire tomber le gouvernement; inutile, je suppose, d’élaborer longuement sur le jeu de langage entre faire tomber littéralement et faire tomber politiquement. Aussi, quelqu’un s’est approprié la figure de la banane comme représentation de la contestation et s’en est servie comme fausse contravention à placée sous l’essuie-glace des voitures de police, repoussant par le fait même le champ d’action du personnage Banane Rebelle au-delà des actions réellement posé par le protagoniste. Ainsi, ce renversement du policier qui reçoit une contravention plutôt que la donner, devient d’autant plus absurde que cette dernière n’est pas un bout de papier signifiant qu’il faudra payer, mais bien, une jolie banane jaune. La banane, contrairement aux amendes que distribuent normalement les policiers, ne sera pas salée, et elle pourra même être mangée. Autre réappropriation d’un classique, la banane devient un pistolet, faisant de Banane Rebelle «le bras armé de la révolution», et le transformant même en cowboy prêt à se confronter en duel à finir avec le premier ministre lors d’une «manifestation western». Or, les bananes servent aussi de munitions à placer en bandoulières pour ce Banane Rebelle devenu révolutionnaire à cigare, parodiant au passage les images du désormais mythique révolutionnaire latino-américain Ernesto Che Guevara.
Relations transtextuelles
Suite à ses arrestations, Banane Rebelle a dû se trouver un avocat. Comme on peut le constater sur la photographie, cet avocat a un petit air de ressemblance avec l’avocat, le fruit, mais aussi avec un certain jouet bien connu sous le nom de Monsieur Patate. De plus, devenue une mascotte populaire, Banane Rebelle a maintenant une marionnette à son effigie. Elle aurait d’ailleurs été aperçue en compagnie de Docteur Chaussette à Rimouski. Les différentes formes de récits qui se propagent sur les réseaux sociaux deviennent une forme de création collective. Quelqu’un crée la marionnette de Banane Rebelle, une autre personne place des contraventions-bananes, d’autres font des photomontages, font des caricatures ou des affiches, dont cette caricature de Charest le concombre à matraque en train de pourchasser Anarchopanda et Banane Rebelle, ou encore, ce montage montrant Jean Charest dont la porte est supposément «toujours ouverte», un lapin du Rabbit Crew, Anarchopanda, Banane Rebelle et même Dorothée, tout droit sortie du film Le magicien d’Oz, devenue une manifestante arborant le carré rouge. Ces mélanges hétéroclites, sorte de détournement ou de «memes» pour parler en terme d’usages contemporains liés à l’Internet. En fait, il s’agit ni plus ni moins d’une forme d’intertextualité, où viennent converger divers types de récits et de personnages.
Par ailleurs, le récit qui s’élabore à partir de la figure de Banane Rebelle prend un nouveau tournant lors de la manifestation du 22 juin. En effet, Banane Rebelle se présente avec sa descendance, donc Banane Junior, et le contexte estival aidant, nos deux bananes arborent pour l’occasion des lunettes de soleil et des colliers de fleurs, et Banane Rebelle a même remplacé son chapeau de cowboy pour un chapeau de paille, s’adaptant au contexte, comme c’est souvent le cas finalement avec les artistes de l’art performance. Cette présence donne lieu à une séance de photo de famille, nous donnant un aperçu de la vie familiale de notre personnage révolutionnaire exotique. La présence du drapeau du Québec semble s’expliquer par l’approche de la Fête Nationale qui suivra deux jours plus tard, mais qui sera célébrée dès le lendemain dans la capitale. Pour l’occasion, Banane Rebelle aura pris soin de remplacer les fleurs de lys du drapeau par des bananes épluchées, ce qui transmet visuellement l’idée de la république bananière. Enfin, la comparaison me semble inévitable entre Banane Rebelle et Batman Tremblay, puisque tous les deux ont intégré leur progéniture dans l’action publique de leur personnage.
Pastiches
Les textes publiés ou lus en public par Banane Rebelle relèvent bien souvent du pastiche littéraire et/ou de la parodie journalistique. Cette pratique met donc de l’avant à la fois un jeu de transtextualité dans l’écriture, mais aussi, s’inscrit dans une certaine tradition du lien entre la littérature et la prise de parole dans la sphère publique et politique. Reprenant le sensationnalisme de certains journaux, Banane diffuse un texte annonçant l’annulation de son duel avec John James Charest intitulé: «Banane Rebelle est mort». Or, le sous-titre vient expliquer plus clairement que le héros fruité est en fait simplement «mort de rire». Dans ce texte, l’annulation d’un duel à finir entre Banane Rebelle et Charest, s’explique par les conseils judicieux d’un policier, en l’occurrence l’agent 3081 du SPVQ, qui aurait prévenu Banane Rebelle du danger potentiel de son action. Aussi, ce texte est accompagné d’une photographie de Banane Rebelle portant un chapeau de cowboy et mangeant une banane. Sous cette image se trouve la phrase: «Banane Rebelle, qui aimerait bien qu’on le laisse manger sa banane tranquille en regardant le soleil couchant.» Cette explication de l’image vient à la fois faire un clin d’oeil à Lucky Luke, ce cowboy qui marche vers le soleil couchant, mais aussi à la chanson La banane de Philippe Katerine dont le «non mais laissez moi / non mais laissez moi / manger ma banane» du refrain est un vers d’oreille d’une puissance incroyable.
Par ailleurs, pastichant Emile Zola, Banane Rebelle diffuse sur le web un texte intitulé «J’accuse… !» sous la forme d’une lettre au premier ministre du Québec. Ce texte fût aussi lu en public en parallèle du Forum mondial de la langue française, en présence de «l’éminent linguiste français Claude Hagège» qui est aussi professeur honoraire au Collège de France, en plus de la présence de quelques manifestants et manifestantes arborant le carré rouge2La Presse, 5 juillet 2012: http://www.lapresse.ca/le-soleil/dossiers/forum-de-la-langue-francaise/201207/04/01-4540831-un-linguiste-au-front-avec-les-etudiants.php. Cette «performance» ou cette lecture publique, jouant sur l’intertextualité avec un classique de la littérature comme Zola, vient situer le mouvement de contestation actuel dans l’histoire des mouvements socio-politiques et leurs liens avec le milieu littéraire. L’engagement de l’auteur, dans ce cas-ci, dépasse l’engagement subjectif et politique dans le texte, il devient un engagement global du corps dans la performance.
Depuis les élections qui ont permis de changer le gouvernement libéral pour un gouvernement du Parti Québécois, Banane Rebelle serait disparu. Sur sa page Facebook, on peut lire: «Banane Rebelle aurait mystérieusement disparu le soir du 4 septembre 2012. Certains affirment qu’il aurait sacrifié sa pelure pour faire tomber le gouvernement.» Ainsi, le récit performatif prend fin, d’une certaine façon, avec l’atteinte de l’objectif visé par ce personnage fictif, à savoir, faire tomber le gouvernement du Parti Libéral.
Conclusion
Si je souhaitais rapprocher Banane Rebelle et les artistes de la performance, c’est aussi parce que dans les deux cas, il y a une question fondamentale, celle de la documentation et des traces des événements. En effet, les performeurs, tout comme notre désormais célèbre Banane ont recours aux images et aux récits pour faire perdurer les actions qui sont réalisées. Il arrive même, dans un cas comme dans l’autre, qu’on joue sur les limites du vrai et du faux, construisant par la médiatisation à la fois une mémoire du réel et un récit fictif.
Finalement, Banane Rebelle est une figure qui permet d’opposer la banane révolutionnaire au régime de bananes, d’opposer une belle banane fraîche au régime pourri. Figure humoristique, elle n’en est pas moins critique et politique. Les extrapolations populaires de son récit en font même une figure qui dépasse largement les choix du principal protagoniste. Banane Rebelle, tout comme ses confrères Anarchopanda et les autres, est une figure que la population s’approprie pour la faire exister encore plus; c’est véritablement une figure populaire dans tous les sens du mot, c’est un symbole fort, c’est finalement le fruit de la contestation de 2012 au Québec. Suite à la disparition de Banane Rebelle, certaines personnes ont continuer le récit intertextuel, d’une certaine façon, en venant poster des images de bananes et de contestation sur la page Facebook du personnage, ou bien en se déguisant en banane lors d’une manifestation dans le cadre de la grève mondiale du Mouvement International Étudiant.
- 1
- 2