Article d'une publication
Bambiland
Œuvre référencée: Jelinek, Elfriede. 2006. Bambiland. Jacqueline Chambon, Paris, 119p.
Disponible sur demande (Fonds Lower Manhattan Project au Labo NT2)
Présentation de l’œuvre
Résumé de l’œuvre
L’inspiration littéraire de Jelinek provient des «Perses» d’Eschyle et d’un «zeste de Nietzsche»: Eschyle, en ce qui concerne la dignité des vaincus, sentiment peu partagé par l’armée américaine et ses porte-paroles; Nietzsche, peut-être «pour le retour permanent des guerres» (p. 120). L’actualité chancelante du monde contribue à sa façon pour le reste à travers une attaque virulente de l’objectivité supposée des discours médiatiques. Entre le nous et le je, le texte est un vaste commentaire ironique, parfois cynique, sur la guerre menée en Irak par l’armée américaine et sur les arguments médiatiques et mensongers donnés comme seule vérité de cette guerre. Même si la version française de l’œuvre la présente comme un roman, l’écriture relève manifestement du théâtre et appelle à une mise en scène. De multiples voix y sont en effet audibles malgré le cheminement continu du texte en une exubérante logorrhée verbale. Ces voix expliquent, exposent, déroulent avec des niveaux de langage très différents les arguments et les réalités d’une guerre normalisée par les médias comme un soap opera ou un téléfilm. Le texte s’emploie à déstabiliser volontairement le lecteur en employant le langage médiatique le plus apte à vanter les missiles de croisières Tomahawk ou la guerre propre annoncée par les militaires. Utilisant une langue efficace, simulant avec un rare discernement la logique des discours médiatiques, le texte détourne, déconstruit et use les arguments de la guerre.
Un texte porteur d’une charge explosive terriblement énergique, littérairement proche du tourbillon vitale de la pensée vive. Jelinek redonne dans l’urgence à la fonction d’écrivain un lustre de courage et d’intelligence qu’on pensait oublié.
Précision sur la forme adoptée ou sur le genre
La traduction française présente le texte comme un roman. D’après l’introduction, il s’agit toutefois de théâtre.
Précision sur les modalités énonciatives de l’œuvre
Texte de théâtre où le je et le nous alternent. Bien qu’aucune différenciation ne soit pratiquée dans le texte, on y discerne de multiples narrateurs.
Modalités de présence du 11 septembre
La présence du 11 septembre est-elle générique ou particularisée?
Le présence du 11 septembre 2001 n’est pas particularisée. Il s’agit d’un texte d’après le 11 septembre 2001 qui concerne la guerre en Irak considérée par le gouvernement américain comme la réponse appropriée aux attentats de New York.
Les événements sont-ils présentés de façon explicite?
Les événements du 11 septembre 2001 ne sont pas présentés de façon explicite.
Moyens de transport représentés: Hélicoptère Blackhawk de l’armée américaine, chars.
Moyens de communication représentés: La critique des médias est au centre de l’œuvre. Jelinek prend d’assaut la parole télévisuelle. Elle récupère ses slogans les plus invraisemblables et suit leur logique jusqu’à l’absurde. Elle retrace la manière dont la guerre est vendue comme un produit de consommation courant et normal. Elle énumère le contenu du bourrage de crâne médiatique qui harcèle le spectateur devant sa télé, montre en quoi ses images rassurantes côtoient les photos d’Abou Ghraib ou vantent les missiles destructeurs comme s’il s’agissait d’engins intelligents et sélectifs. Mensonges, inanité, le bavardage médiatique est ainsi chaviré, révélé et retourné par le déversement ininterrompu d’un texte qui le parodie avec cruauté et véhémence, sans jamais reculer devant ce qu’il peut y avoir d’ignoble à justifier, malgré les démentis de la réalité, une guerre propre menée comme une croisade. Les multiples niveaux de crédibilité utilisés par les médias — scientifique, historique, religieuse, etc.— sont envahis par une parole hallucinée qui dé-formate les arguments des chaînes de télévision. L’universalité du battage médiatique, la fausse conscience induite, l’illusion de son pouvoir nivelant sont ainsi vigoureusement traqués. Jelinek attaque toute l’industrie des médias. La guerre en Irak semble avoir ici valeur d’exemple face au silence des consciences imposé par l’écran de télévision.
Quels sont les liens entre les événements et les principaux protagonistes du récit (narrateur, personnage principal, etc.)?
Aucun lien avec le 11 septembre, les voix évoquent la guerre en Irak.
Aucun point de vue sur le 11 septembre mais ce livre n’existerait pas sans le 11 septembre.
Aspects médiatiques de l’œuvre
Des sons sont-ils présents?
Aucun son.
Y a-t-il un travail iconique fait sur le texte? Des figures de texte?
Aucun travail iconique.
Autres aspects à intégrer
N/A
Le paratexte
Citer le résumé ou l’argumentaire présent sur la 4e de couverture ou sur le rabat
Bambiland n’est pas un texte sur la guerre, mais sur la façon dont la guerre est reçue, interprétée, assimilée. On imagine bien Jelinek assises devant sa télé, la télécommande à la main, zappant et écrivant en même temps. C’est plus que la guerre d’Irak vue par vous ou par moi, plus que la retranscription médiatique d’un conflit presque virtuel. Ici on se passionne pour le système de navigation autonome du Tomahawk, les réussites industrielles d’Haliburton ou le petit chien de George W. Bush. Le tout au service d’une dénonciation de la guerre et de notre comportement de consommateurs médiatiques de celle-là.
Prix Nobel de littérature en 2004 et mondialement reconnue, Elfriede Jelinek n’en est pas pour autant rentrée dans le rang. Malgré son statut de grande dame de la littérature de langue allemande, elle garde et mérite, en Autriche, sa sulfureuse réputation de pétroleuse. Nous avons publié, outre Elfriede Jelinek, une biographie (2005), La Pianiste (1988), Les Exclus (1989), Lust (1991), Les Amantes (1992), Totenauberg (1994), Méfions-nous de la nature sauvage (1995). Les Editions du Seuil ont publié Avidité en 2003.
Intentions de l’auteur (sur le 11 septembre), si elles ont été émises
Inconnues (10/2007)
Citer la dédicace, s’il y a lieu
Aucune dédicace.
Donner un aperçu de la réception critique présente sur le web
https://web.archive.org/web/20061117230248/http://remue.net/spip.php?article1454 [Page consultée le 3 août 2023]
https://web.archive.org/web/20071030083303/http://www.arche-editeur.com/arche.php?page=fic&num=1415 [Page consultée le 3 août 2023]
http://www.payot.ch/fr/nosLivres/nosRayons?payotAction=1&ean13=9782020892773 [La page n’est plus accessible.]
https://web.archive.org/web/20081006161732/http://www.passiondulivre.com/livre-20639-bambiland.htm [Page consultée le 3 août 2023]
https://web.archive.org/web/20120203095603/http://www.goethe.de/kue/the/nds/nds/aut/jel/stu/frindex.htm [Page consultée le 3 août 2023]
https://web.archive.org/web/20140421000558/http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=52273 [Page consultée le 3 août 2023]
http://www.visuelimage.com/ch/chronique9/chronique_03.htm [La page n’est plus accessible.]
https://web.archive.org/web/20060210015017/http://carnetsdejlk.hautetfort.com/notules/ [Page consultée le 3 août 2023]
Impact de l’œuvre
Inconnu à ce jour (11-2007)
Pistes d’analyse
Évaluer la pertinence de l’œuvre en regard du processus de fictionnalisation et de mythification du 11 septembre
Bien que Jelinek ne cite à aucun moment les attentats de New York, son texte est assurément situé dans la littérature de l’après-11 septembre précisément pour sa prise à partie radicale des médias. L’importance des médias et leur implication dans la re-création performante des événements — de la vérité prophétique à leur importance de relais et d’amplificateur jusqu’à l’exploitation de leur impact dans le processus de personnalisation via une «représentation» formatée et individualisée—, le rôle universel de l’image et du discours de l’image du 11 septembre ont été extrêmement commentés dans de très nombreux essais qui ont suivi les attentats de New York. C’est donc une réflexion fictionnelle sur les médias qu’a construit Jelinek.
Elle y implique le spectateur avec virulence. Pour cela, elle convoque aussi bien l’histoire littéraire que les artifices médiatiques propres à maintenir ou à augmenter les cotes d’écoute. L’actualité immédiate est clairement remise en question dans une perspective propre à enrichir les consciences préoccupées de lucidité. Jelinek joue avec ironie de registres d’énonciation sémantique propres aux discours rassurants et pseudo-scientifiques des médias et aiguille ainsi le lecteur vers d’autres types d’énonciation susceptibles de démasquer le mensonge. Jelinek démonte méthodiquement la «machine infernale» des médias véritablement entrés en guerre contre l’humain depuis longtemps et visiblement un peu plus depuis le 11 septembre. Elle stigmatise la logique de guerre et la complicité de fait du journaliste installé dans le char de l’armée; son texte énumère les invraisemblables qualités commerciales des missiles, des bombes, avec le talent éculé des bonimenteurs de foire, renversant et démasquant pourquoi et comment un missile ne joue pas mais fonce, explose, tue, blesse, mutile.
Son écrit avance tout droit contre tout ce qui est représentation et manipulation et culbute implacablement la suprématie des images par les voies singulières non de l’indignation ou du pacifisme, mais de la feinte, de la parodie, de l’art de la litote et du renversement de perspective, de la destruction de la contemplation sereine et de l’apologie du dénuement de la conscience. Il révèle l’absurde plutôt qu’il ne dénonce, d’où sa force.
Le texte de Jelinek est un appel à l’intelligence, il tend le miroir d’une réflexion inspirée et celui d’une littérature contraire de l’impuissance intellectuelle, d’une littérature encore possible, fertile, toujours debout, ardente et nécessaire.
Donner une citation marquante, s’il y a lieu
L’urgence est là, de dévoiler toute l’étendue du désastre: les médias! Anéantie est l’armée des barbares, et la caméra saisit cet anéantissement. Nous, nous ne la saisissons pas, mais la caméra, elle, le saisit. Elle le saisit même plus vite que nous, ce qui se passe. (p. 56)
Cris, damnation, dégoût sans fond, votre nom ? Vous m’accompagnez illico au poste de police. Vous allez voir ce que l’homme peut supporter, de souffrances et de peine! Pacifiste de mes deux ! On a oublié de vous oublier! Où avez-vous mis le prince des peuples, ça fait deux jours qu’on ne voit plus à la télévision, je suis sûr que vous l’avez volé! Je vous réveille dans votre maison, dites-moi tout de suite où vous avez mis notre chef des armées, le prince des peuples, familier de la puissance du sceptre, qui laisse la troupe sans chef et qui pourrit à l’article de la mort! (p. 61)
Elle veut sans doute de l’eau, ou à manger, cette femme, mais elle ne s’y prend pas dans les règles. Moi, si j’avais deux enfants, j’établirais des règles et je m’y teindrais moi-même, ça favorise l’éducation. Je lis dans l’expression de son visage que l’infortunée ne connaît plus aucune règle. Elle jette son regard sur l’armée mais ça n’apaise pas sa faim. Elle jette un tissu sur son visage, nous jetons tous des sacs de toile grossière sur les têtes de ces prisonniers, pour quoi faire, dans quel but, juste pour faire con? Est-ce qu’il ne suffisait pas de tous les passer à tabac? Non, il ne suffisait pas. Sûrement qu’elle ne sait même pas lire, cette femme, pensé-je par devers-moi, non je le pense tout haut. Expliquer la photo? Vous êtes sérieux? (p. 97)
Noter tout autre information pertinente à l’œuvre
Titre original: Bambiland, Reinbek bei Hambourg.
Publié en 2004 par Rowolt Verlag.
Traduit de l’allemand par Patrick Démerin
Préface de Dieter Hornig