Entrée de carnet

Au-delà de la matière romanesque

Pierre-Yves Coudert
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Viel, Tanguy. L’Absolue Perfection du crime, Paris, Minuit, 2006, 175 pages.

 

Un poncif narré d’une façon foncièrement moderne

Un thème apparemment commun, le braquage raté d’un casino… Cependant, et dès les premières pages de L’Absolue Perfection du crime de Tanguy Viel, le lecteur s’aperçoit qu’il entre dans un monde littéraire nouveau: il est confronté à un langage haché et  syntaxiquement difficile. La phrase échappe à qui ne serait pas attentif1Elle opère en un sens ce que l’on a pu appeler un knight’s move («saut du cavalier», terme échiquéen) à la suite de Nabokov. Dans Le Don (1938), Nabokov développe l’idée d’une importance de ce mouvement non-rectiligne dans la modernité. Selon lui, et je paraphrase ici sa pensée, toute tendance véritablement nouvelle en art est justement ce «saut du cavalier». Si l’on peut voir dans cette instabilité syntaxique une forme indéniable de modernité linguistique, le «saut du cavalier» ne saurait valoir ici que syntaxiquement, et non artistiquement (ou, du moins, pas sans s’interroger sur la valeur herméneutique de la formule). En effet, malgré une tendance évidente à la parataxe qui sert cette instabilité, Viel est encore loin du néo-impressionnisme stylistique de Lolita (1955), par exemple, où l’usage obsessionnel de la parenthèse, avec quelque quatre cent cinquante occurrences, devient le lieu privilégié de ce «saut du cavalier».. Ce «saut» syntaxique trouve sa source dans l’usage fréquent de l’anacoluthe, ou rupture syntaxique, et de l’emploi cataphorique des pronoms personnels:

Mais ce jour de septembre, cette même télévision au programme unique de la rue, à travers cette même poisse enfumée et lourde et malodorante, le hasard a voulu que mon regard s’y fixât pour le voir arriver, lui, Marin, trois ans plus tard, le même. (p. 9, je souligne)

Un autre exemple est frappant: «Quand on aurait voulu discuter, on n’aurait pas pu vraiment, tellement la musique forte, et mon tremblement intérieur.» (pp. 10-11) La reconstruction syntaxique opérée, sans doute, par le lecteur, ne saurait fonctionner uniformément pour l’ensemble de la phrase. Tout se passe comme si les mots étaient engloutis par cette rumeur gênante et il semble presque que l’on se rapproche d’une «littérature du non-mot» telle qu’elle a été théorisée par Samuel Beckett2«Lettre allemande de 1937», adressée à Axel Kaun. Pour un autre parallèle avec l’esthétique beckettienne, on pourra comparer les réflexions lexicales du narrateur sur la rade (p. 26) ou d’autres indécisions langagières à certains débats philologiques qui apparaissent dans l’œuvre théâtrale de Beckett et en particulier dans En attendant Godot..

Le fait est que ce style en mouvement sert sans doute une forme de modernité littéraire, en se plaçant à la frontière de l’écrit, de l’oral et du mouvement de pensée.  Le style narratif est sans doute ce qui s’approche le plus d’un souffle vivant à la langue utilisée.

 

Un huis-clos aux allures de duetto

Loin d’être simplement cette étrange Absolue Perfection du crime, il s’agit d’un roman de l’histoire d’une «“famille”» de criminels, et plus encore du couple formé du narrateur, Pierre, et de Marin.

Le roman est caractérisé par un enfermement géographique très marqué tout au long de l’œuvre. Ainsi, toute l’action ou presque se déroule dans la ville où se situe le casino, point focal d’une partie de l’œuvre. L’épisode des sept années de prison est passé sous silence, pour ne pas rompre, sans doute, cette unité. L’un des rares mouvements, lorsque le narrateur monte dans un train par nécessité, se solde par un retour. Le seul véritable mouvement, le départ, ne peut avoir lieu qu’à l’extrême fin du roman. L’unité de lieu, pour reprendre l’expression classique, marque cette attirance irrésistible des personnages vers un lieu unique, qui seul permet l’action dans la crise. Le roman même est le seul lieu possible de la crise.

Cet enfermement géographique devient un véritable huis-clos, un enfermement beaucoup plus personnel, du fait de la technique narrative si particulière qui vient d’être décrite:

On parlait, remplissait la voiture de tout ce qu’on voyait, spéculait sur la mer, on disait «c’est le bateau de Rob avec des voiles grises il n’y a que lui pour sortir par ce temps», sous cette pluie monocorde qui toujours ou presque poinçonnait la mer, et nos volontés si bien accordées de rompre un silence aigre. (p. 22, je souligne)

L’inconnu est ramené au connu par un véritable tour de force langagier (rythme d’une phrase sans ponctuation) ou par une forme d’anacoluthe liée à la subordination. Ce qui est extérieur, autre, cède nécessairement la place à la «famille», à ce «on» si souvent utilisé par l’auteur. L’accueil de Lucho dans ce cercle est ici essentiel:

Je me souviens, Marin, le jour où tu nous as présenté ton ami Lucho, un spécialiste. Un vieux compagnon de cellule, il a dit, un nouveau cousin si vous préférez; Lucho, voici Andrei, et Pierre. Et quand il s’est présenté devant nous, Lucho, quand il a voulu tout de suite que je lui tende la main dans le vide au milieu de la pièce, ses yeux qui fuyaient, qui cherchaient Marin, Andrei qui me regardait, et j’ai fini par me lever, je l’ai fixé un peu, et j’ai fini par céder, tendre la main moi aussi, et nos deux paumes emboîtées l’une dans l’autre, je l’ai fait. Si c’était à refaire franchement, si c’était seulement possible que ça se reproduise, je te jure, Lucho, je garderais la main dans la poche. (p. 39-40, je souligne)

Cet épisode se conclut d’ailleurs de façon magistrale: «Il s’appelait Luciano en vrai, mais on l’a appelé Lucho. C’est plus simple, a dit Marin, plus familial, et il lui a versé un cognac.» (p. 40) Le fait de donner un surnom l’intègre de façon symbolique à cette «famille», contre les sentiments du narrateur (dont on peut se demander s’ils ne sont pas une relecture a posteriori de la traîtrise de Lucho). De même, serrer les mains et boire un cognac, véritable rite initiatique, lui fait passer la «barrière» pour atteindre le «niveau» du petit groupe3Dans le sens de la théorie développée par Edmond Goblot dans La barrière et le niveau: étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (Paris, F. Alcan, 1925, 160 p.).

Cet exemple est significatif à un autre égard: la difficulté pour le narrateur d’intégrer le nouveau venu souligne la difficulté pour lui de sortir des cadres traditionnels de son expérience sociale. Plus encore, on pourrait dire que son unique interlocuteur dans le roman est le narrataire: Marin. Nombres d’appels à la figure de marin sont en réalité de véritables invocations d’un nom, d’un Toi essentiel, ce qui est souligné stylistiquement par l’usage cataphorique du tutoiement, et plus généralement par l’établissement d’un véritable dialogue avec lui: «Je ne dis pas que tu savais que ça allait foirer, Marin, je ne dis pas cela. Je dis: tu as été jusque-là, Marin, jusqu’à fuir ta famille4On pourrait aller jusqu’à parler d’homoérotisme pour ce couple, si l’on considère par exemple l’attirance des deux hommes pour une même femme, Jeanne. De même, la rixe des deux protagonistes, à la fin du roman, ressemble à s’y méprendre aux Two Figures in the Grass (1954) de Francis Bacon, dont la force suggestive à ce propos ne saurait être niée..» (p. 136)

 

Un roman de la lumière: perspectives camusiennes

De cette importance capitale de la «famille» et du couple central, on peut avoir l’intuition d’une inspiration camusienne de Viel:

Le juge, ce qu’il voulait, avait-il dit, c’était savoir quel genre d’homme j’étais, c’est-à-dire au fond de quelles faiblesse j’étais atteint, alors de quelle indulgence il userait. Le juge, au fond, il n’a jamais rien compris à cette histoire. (p. 104)

En un sens, le juge, lui aussi, cherche à entrer dans ce cercle étroit que constitue la «famille» lorsqu’il tente de comprendre Pierre. Cependant, son incompréhension est plus significative que la tentative elle-même. Il ressemble étrangement à ce juge d’instruction qui, dans L’Étranger de Camus, cherche à connaître Meursault mais n’arrivera jamais à savoir «pourquoi» celui-ci a tué. D’autres phrases nous renvoient alors sans doute à l’œuvre de Camus: «Si je faisais du théâtre, ai-je conclu, je tuerais en plein soleil.» (p. 156) Ou encore: «il s’est redressé et à son tour il a pointé son flingue sur moi, et j’ai eu le temps de voir l’étincelle dans ma tête, la flamme sortir du canon.» (p. 163) Cela ne peut que nous faire penser à la fameuse scène du meurtre de l’Arabe, et en particulier à ce soleil qui «pousse» au meurtre, à ce reflet du couteau qui atteint Meursault au front comme une lame

Plus généralement, une lecture attentive devrait souligner le rôle essentiel de cette lumière ubiquiste, et qui s’associe souvent au bruit. La lumière, de plus, joue un rôle central dans la dialectique du voir et de l’être vu qui rythme le roman à travers des jeux de clair-obscur notamment.

J’illustrerai cette dernière remarque par un unique exemple, un passage qui résume bien cette dialectique du voir et de l’être vu et qui a aussi l’avantage de résumer le propos de ma lecture:

On n’avait rien entendu de l’intérieur, aucun de nous, même en ouvrant la porte on n’a pas vu de lumières suspectes. Ils avaient éteint leurs phares et leurs moteurs depuis la grande route, ils sont venus là comme des renards. Ils sont sortis du noir d’un seul tenant, et ils ont crié: ‘‘Police, on ne bouge plus’’. Là, toutes les lumières et les gyrophares bleus, nous aveuglés par leurs lampes surpuissantes, eux protégés derrière leurs voitures en travers de la route, les portières leur servant de bouclier, les positions de cow-boy qu’on leur supposait: jambes arquées, les bras tendus, les revolvers pointés sur nos cœurs, mais on voyait mal à cause du contre-jour. (p. 117)

Si le lieu commun est là et bien là, du fait même du thème du roman, on ne saurait le lire comme son point de convergence: la technique narrative et le tissu sémantique fortement développé font de ce livre un grand texte, moderne, qui ne saurait se faire passer pour une redite.

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    Elle opère en un sens ce que l’on a pu appeler un knight’s move («saut du cavalier», terme échiquéen) à la suite de Nabokov. Dans Le Don (1938), Nabokov développe l’idée d’une importance de ce mouvement non-rectiligne dans la modernité. Selon lui, et je paraphrase ici sa pensée, toute tendance véritablement nouvelle en art est justement ce «saut du cavalier». Si l’on peut voir dans cette instabilité syntaxique une forme indéniable de modernité linguistique, le «saut du cavalier» ne saurait valoir ici que syntaxiquement, et non artistiquement (ou, du moins, pas sans s’interroger sur la valeur herméneutique de la formule). En effet, malgré une tendance évidente à la parataxe qui sert cette instabilité, Viel est encore loin du néo-impressionnisme stylistique de Lolita (1955), par exemple, où l’usage obsessionnel de la parenthèse, avec quelque quatre cent cinquante occurrences, devient le lieu privilégié de ce «saut du cavalier».
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    «Lettre allemande de 1937», adressée à Axel Kaun. Pour un autre parallèle avec l’esthétique beckettienne, on pourra comparer les réflexions lexicales du narrateur sur la rade (p. 26) ou d’autres indécisions langagières à certains débats philologiques qui apparaissent dans l’œuvre théâtrale de Beckett et en particulier dans En attendant Godot.
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    Dans le sens de la théorie développée par Edmond Goblot dans La barrière et le niveau: étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (Paris, F. Alcan, 1925, 160 p.)
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    On pourrait aller jusqu’à parler d’homoérotisme pour ce couple, si l’on considère par exemple l’attirance des deux hommes pour une même femme, Jeanne. De même, la rixe des deux protagonistes, à la fin du roman, ressemble à s’y méprendre aux Two Figures in the Grass (1954) de Francis Bacon, dont la force suggestive à ce propos ne saurait être niée.
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