Entrée de carnet

Art hypermédiatique sur iPhone et iPod Touch, troisième partie: applications musicales

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Délinéaires (2009), sous la responsabilité de Laboratoire NT2 (2009)

Il est pour le moins agréable que le iTunes Store offre quelques applications consistant en des œuvres d’art hypermédiatiques ayant comme objet principal la musique. Après tout, le iPod peut être considéré comme un ordinateur portatif dont la fonction première est de servir de baladeur très sophistiqué, les quelques mille et une applications ridicules rendues disponibles à l’utilisateur par des concepteurs sans scrupules étant plutôt de l’ordre du gadget destiné à distraire le consommateur pendant une dizaine de minutes dans l’espoir de faire un profit rapide. Heureusement, certains concepteurs ont à cœur d’offrir un produit de qualité qui transcende l’intention de basse manœuvre commerciale pour s’aventurer dans le domaine artistique. En voici deux exemples saisissants.

{C}Le premier cas est R E < O R D S, une série de chansons offertes par la compagnie Delaware Music, qui propose un équivalent numérique des singles. L’intérêt de l’application vient du fait que l’utilisateur doit reproduire l’utilisation d’un tourne-disque traditionnel : un « bras » virtuel doit être déplacé jusque sur le disque pour que l’aiguille puisse commencer à parcourir le sillon du disque, permettant ainsi de faire jouer la chanson. La reproduction des paramètres du tourne-disque va jusqu’à faire entendre un son qui griche lorsque la chanson est terminée, et offre également la possibilité à l’utilisateur d’infléchir une rotation au disque pendant que la chanson joue, occasionnant ainsi une série de sonorités brouillées et saccadées. Cette interactivité, que tout internaute familier avec la technique de « scratching » courante dans la musique hip-hop voudra intuitivement essayer, produit des sons qui ne ressemblent pas à ce qu’un scratch de vrai disque produirait, mais prend plutôt une sonorité nettement électronique. À noter également, que l’apparence des disques est très soignée visuellement; par exemple, le premier des R E < O R D S propose une chanson intitulée « The Fashion Song » et le disque prend la forme d’une courtepointe composée de tissus aux couleurs bigarrées. Il est également possible, en activant l’icône d’information, de consulter une « pochette » qui rappelle la glorieuse époque du LP où l’emballage d’un disque constituait un objet d’art en soi. Mieux encore, il faut retourner son iPod au complet afin de passer à l’autre côté du disque, ce qui n’est pas sans rappeler le mouvement de retournement du disque permettant d’en écouter la seconde partie que tout propriétaire d’un tourne-disque doit effectuer.

Visionnez une vidéo présentant l’expérience d’utilisation d’un R E < O R D.

Les R E < O R D S constituent un équivalent musical aux avatars de livres tels que décrits par Anaïs Guilet dans sa série de Délinéaires à propos des livres hybrides. La reproduction de l’objet-disque qui fonde l’intérêt et l’originalité des R E < O R D S permet à l’utilisateur de retrouver par procuration le plaisir de posséder un objet distinct lui donnant accès à de la musique. Il est pour le moins paradoxal que ce soit par le iTunes Store que ces disques virtuels puissent être achetés. En effet, c’est ce lieu de commerce virtuel qui incarne de manière prépondérante la forme de transaction légale permettant d’avoir accès à des albums de musique sans avoir à s’encombrer d’un objet qui deviendra pérenne une fois que le disque aura été sorti de sa pochette et converti en fichiers informatiques sur un ordinateur. La nostalgie d’un certain rituel où le mélomane, après avoir acheté un album, devait le déposer sur une machine et déposer le bras du tourne-disque avant de pouvoir effectuer la première écoute de sa nouvelle acquisition, puis s’abîmer dans la contemplation d’une pochette, est assouvie par le dispositif employé par la compagnie Delaware. Toutefois, si le procédé, par sa reproduction de l’expérience physique de l’écoute d’un vinyle, tranche avec l’instantanéité du téléchargement d’un MP3 sur un iPod qui permet en quelques secondes d’avoir accès à une chanson puisée dans une banque musicale astronomique, il n’en reste pas moins que la dimension purement virtuelle et électronique des R E < O R D S ne peut être oubliée par l’utilisateur. En effet, les scratchs, qu’ils soient délibérés ou occasionnés par un faux mouvement sur l’écran tactile du iPod, relèvent d’une esthétique musicale résolument électronique, et n’abîmeront jamais le disque ou l’aiguille qui parcourt le sillon. La pochette est également à l’abri de toute usure. Finalement, la contemplation de la surface du disque est possible par un mouvement de zoom qui diffère radicalement de la manipulation usuelle d’un disque. Cette expérience curieuse et amusante de la compagnie Delaware, qui a produit jusqu’à maintenant une dizaine de ces avatars de disques et qui va bientôt lancer des rééditions de classiques de Beethoven et Louis Armstrong, offre à une jeune génération d’amateurs de musique la possibilité de simuler le rapport à l’objet disque de la même manière que l’ont vécu les premiers amateurs des Beatles.

Le deuxième cas est Synthpond, une application développée par Zach Gage. Synthpond propose une interface à l’apparence épurée permettant de composer une séquence musicale à l’aide de simples pressions du doigt sur l’écran tactile. Chaque toucher fait apparaître une icône de forme circulaire ou carrée qui émet des pulsations concentriques (de la même manière qu’une pierre lancée dans un étang déploiera des ondes concentriques sur l’eau, d’où le nom de l’application). Les icônes possèdent une couleur particulière s’inscrivant dans une palette qui définit leur tonalité, les couleurs plus foncées correspondant à des notes graves et les couleurs plus claires à des notes aiguës. Les icônes de forme circulaire émettent des pulsations à un rythme constant alors que les icônes de forme rectangulaire n’émettent une note que lorsqu’ils sont traversés par la pulsation d’une icône émettrice. Il est également possible de choisir entre deux types d’icônes émettrices et réceptrices dont la vitesse d’émission et de réception varie.

Cette description laborieuse du fonctionnement minimal de Synthpond ne rend pas justice à la simplicité et au caractère intuitif d’une utilisation minimale de l’application. Il suffit plutôt de dire que les premières expérimentations avec le logiciel peuvent se résumer à appuyer un peu partout sur l’écran et à en écouter le résultat, qui peut être étonnamment harmonieux. Toutefois, ce n’est que lorsque l’on commence à déplacer les icônes afin de les positionner à des distances occasionnant la rythmique désirée et en faisant varier les tonalités des icônes que l’on peut commencer à entrevoir la possibilité de créer des séquences musicales délibérément structurées et agréables. Aussi, l’option permettant de placer une icône en orbite d’une autre permet de créer des contretemps élaborés, démultipliant ainsi les possibilités de composition.

La version complète de Synthpond permet d’aller beaucoup plus loin encore, puisqu’il est possible de modifier de nombreux paramètres, comme la portée et la durée des pulsations, la fréquence et la tonalité générale de la composition, ainsi que le choix entre un son en une, trois ou quatre dimensions. Des utilisateurs chevronnés ont ainsi réussi à créer des pièces musicales très élaborées qui n’ont rien à envier aux musiciens électroniques connus comme Daft Punk ou Aphex Twin. On peut en voir plusieurs exemples ici.

Ces deux applications utilisent la technologie de manières très différentes afin de proposer une expérience musicale des plus originales. R E < O R D S utilise l’écran tactile pour proposer un avatar du disque qui, en dépit de la barrière technologique, restitue partiellement l’expérience de manipulation d’un véritable disque vinyle, alors que Synthpond, grâce à son interface physique simple d’utilisation et ses nombreux paramètres de modification, permet de surmonter la barrière technologique qui peut en décourager plus d’un à se lancer dans la création de musique électronique. Chacune à leur manière, ces deux applications utilisent la technologie afin de rendre nécessaire une appropriation active par l’utilisateur voulant avoir accès à sa musique, ce qui est à l’opposé de l’utilisation habituelle d’un iPod où quelques clics sur l’écran permettent d’écouter instantanément n’importe quelle pièce stockée sur sa machine. En somme, Synthpond et R E < O R D S forcent l’utilisateur à reprendre contact avec une expérience d’écoute loin de l’instantanéité caractéristique de la présente ère de numérisation de la musique, ce qui rend encore plus appréciable le résultat des manipulations demandées par ces applications. En revendiquant des utilisateurs un travail prenant une forme ludique, ces applications offrent une expérience plus complète de l’écoute musicale qui est par ailleurs complètement évacuée des baladeurs numériques.

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