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A Philosophy of Computer Art: tentative de théorisation d’une nouvelle forme d’art
Lorsque le laboratoire NT2 a été mis en branle en 2005, l’équipe de chercheurs associés a investi beaucoup de temps dans l’élaboration de mots-clés utilisés pour la description des oeuvres hypermédiatiques. La sélection et la définition de ces mots-clés a suscité de nombreux débats. Rétrospectivement, en observant le répertoire contenant plus de trois mille fiches d’oeuvres hypermédiatiques, il apparaît que la catégorie de l’interactivité est déterminante dans l’appréhension de ces objets. Les mots-clés qui définissent les différents types d’interactions que l’internaute peut expérimenter avec une oeuvre d’art permettent sans doute de mettre le doigt sur ce qui fait, du moins en partie, la spécificité des oeuvres que nous avons choisi de ranger sous la catégorie «hypermédiatique».
Ce livre de Dominic McIver Lopes est d’un grand intérêt pour qui s’intéresse à la notion d’interactivité à l’oeuvre en contexte numérique. Si, au Laboratoire NT2, nous avons opté pour le terme «hypermédiatique» afin de nommer ces oeuvres, McIver Lopes propose quant à lui le terme de Computer Art. Hormis cette divergence terminologique, le travail de ce théoricien aborde lui aussi l’interactivité rendue possible par l’ordinateur. Le mérite de celui-ci est d’offrir un cadre conceptuel rigoureux pour penser le Computer Art et l’interactivité, qui semble être l’une de ses caractéristiques majeures. C’est d’ailleurs un besoin de se doter d’outils conceptuels solides qui est à l’origine du livre :
When it comes to computer art, it’s hard to avoid asking whether the concepts we bring to the table are fitting. So first encounters with computer art tend to be critical encounters. Through them we actively build up the appreciative practices that will eventually normalize one or another conceptual framework. (préface, p. XII)
Posant l’hypothèse que le Computer Art est une nouvelle forme artistique, l’auteur soulève la nécessité de se doter d’outils terminologiques adaptés aux objets appartenant à la catégorie du Computer Art. Je vous propose ici un bref survol des différentes idées proposées par McIver Lopes.
1. La différence entre le Digital Art et le Computer Art
Au début de son ouvrage, McIver Lopes propose une distinction entre le Digital et le Computer Art. Nous le verrons, cette distinction lui permettra plus loin de bien circonscrire ce qui fait pour lui la particularité du Computer Art. Sa définition du Digital Art est également construite de manière à pouvoir l’opposer à l’art en général. Voici la définition qu’il en donne :
« An item is a work of digital art just in case (1) it’s art (2) made by computer or (3) made for display by computer (4) in a common, digital code. » (p. 3)
Cette définition appelle de la part de l’auteur une première remarque. Le code digital se retrouve partout : l’alphabet, la notation de partitions musicales constituent, de la même manière que le code binaire utilisé dans le traitement de l’information par un ordinateur, du code digital. Ainsi, le trait discriminant de sa définition du Digital Art est le fait que ce code soit traité par un ordinateur. Cette distinction est importante puisque le traitement d’une oeuvre par un ordinateur influe profondément sur la nature de celle-ci. Par exemple, une oeuvre «traditionnelle» ne peut se trouver qu’à un seul lieu physique à la fois. Ce n’est pas le cas du Digital Art, qui est transmissible. L’auteur argue qu’une oeuvre digitale peut se trouver partout à la fois, littéralement, sans pour autant que nous ayons affaire à une copie :
Digital images are transmissible. Since the display you see on Flickr is generated from a digital file, the very same image can be displayed on countless different computers, and each one of these screen images is an authentic display of the work — not a reproduction. (p. 5, c’est nous qui soulignons).
Cette différence, poursuit l’auteur, permet à l’artiste d’outrepasser la contrainte physique de la diffusion. Il s’agit pour lui de la principale différence entre l’art digital et l’art traditionnel. Cela, évidemment, entraîne des changements dans les pratiques artistiques, notamment en regard des rapports qu’entretiennent les artistes avec les musées, les galeries et les collectionneurs :
The point is that, in the past, artists had to reach an audience through the physical confines of the galleries and so had to meet (or attempt to change) the aesthetic norms of gallery-owners and art collectors. Digital image-makers can reach niche audiences with diverse aesthetic expectations. (p. 6)
L’autre différence mise de l’avant par l’auteur est celle du glissement que subit la notion de multimédia en contexte digital. McIver Lopes nous rappelle à juste titre que l’art multimédia existe depuis des millénaires : le théâtre, par exemple, en convoquant la danse, la musique et le récit, est une forme d’art multimédia. Ce qui fait la spécificité du multimédia digital, c’est le fait que les différents médias d’expression sont réunis sous un même code, le code binaire :
What’s new is that multimedia digital displays are generated on one machine, an all-purpose representation device that deals with information in a common, digital code. By encoding text, sound, and still and moving images, digital displays offer one-stop multimedia. (p. 8)
(Photo de l’oeuvre For London, de Jenny Holzer, 2006)
Après avoir défini en détail le Digital Art, l’auteur conclut qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle forme artistique. En effet, même si les plans du musée de Guggenheim à Bilbao ont été tracés grâce à l’assistance du logiciel CATIA, il s’agit au final d’une oeuvre architecturale dont la nature n’a pas été modifiée par l’utilisation de technologies numériques. De la même manière, il est possible de traiter de l’information musicale ou textuelle sur un ordinateur sans qu’il s’agisse pour autant d’une nouvelle forme de pratique artistique. Pour l’auteur, il s’agit plutôt de nouvelles techniques servant la création de formes artistiques déjà connues : « In a slogan, digital art media afford new ways of making works in old art forms — they put old wine in new bottles. » (p. 17).
La leçon qu’il faut retenir de ce chapitre, nous dit l’auteur, c’est que la venue d’un nouveau média d’expression n’entraîne pas ipso facto une nouvelle forme d’art :
Acrylic paint and steel frame construction were new media but didn’t generate new art forms. On the other hand, the invention of film and the movie camera and projector gave us cinema — a new art form. The lesson is that some but not all changes in art technology beget new arts. The challenge for the rest of this book is to demonstrate that the invention of computer technology gave us a new art form. Not digital art but computer art. (p. 19)
Cette conclusion est importante dans l’argumentation de McIver Lopes, puisqu’elle annonce la réflexion à venir : dans le cas de l’ordinateur, il entend démontrer que cette technologie — comme pour la caméra — a entraîné l’émergence d’une nouvelle forme artistique, le Computer Art.
2. L’interactivité propre au Computer Art
Après avoir défini le Digital Art en ce qu’il n’est pas nécessairement une nouvelle forme artistique, l’auteur propose une définition du Computer Art. C’est là qu’il rejoint la problématique que nous avons souvent rencontrée au NT2, à savoir la place qui revient à l’interactivité dans la création sur ordinateur. Voici la définition du Computer Art que McIver Lopes propose :
An item is a computer art work just in case (1) it’s art, (2) it’s run on a computer, (3) it’s interactive, and (4) it’s interactive because it’s run on a computer. (p. 27)
La notion d’interactivité, on le voit, joue un rôle central dans cette définition. Nous comprenons rapidement pourquoi. En effet, sans l’introduction de ce concept d’interactivité, n’importe quelle oeuvre numérisée (une toile de Malevitch, par exemple), entrerait dans la catégorie du Computer Art. Cependant, il reste encore à l’auteur à définir ce qu’il entend par interactivité. Ce dernier rappelle certaines théories qui veulent que toute appréciation d’une oeuvre d’art soit interactive. Il donne l’exemple de la toile The Ambassadors de Hans Holbein, qui nécessite aux yeux de certains critiques une forme d’interactivité pour être appréciée. Lorsque le spectateur regarde celle-ci de face, il perçoit dans le bas de la toile une tache qui semble ne rien représenter de précis. Cependant, à partir d’un certain point de vue, le spectateur peut découvrir, grâce à la magie de la perspective, qu’il s’agit en fait d’un crâne humain.
Cette toile, nous dit l’auteur, pourrait au premier abord être considérée en tant qu’oeuvre interactive en ce qu’elle demande au spectateur de se déplacer. Cela pose cependant un problème pour l’auteur dans la mesure où il n’y a qu’une seule toile The Ambassadors : elle est toujours la même et c’est simplement la perspective du spectateur qui change. Ainsi, l’auteur propose de ne pas inclure ce type d’oeuvre dans la catégorie de l’interactivité, affirmant qu’elle demande simplement une appréciation active de la part du spectateur.
Il reste ainsi à définir ce qu’est l’interactivité d’une oeuvre d’art. Voici les trois conditions que l’auteur propose pour qu’il y ait bel et bien interactivité :
1. A work of art is interactive just in case it prescribes that the actions of its users help generate its display.
2. A work of art is interactive to the degree that the actions of its users help generate its display (in prescribed ways).
3. A user interacts with a work of art just in case he or she acts so as to generate its display in a prescribed manner. (p. 36)
Cette définition est par la suite mise à l’épreuve par l’auteur, et s’avère plutôt stimulante. Elle a en tout cas le mérite de bien cerner ce que nous constatons dans les oeuvres sur le Web. Ainsi, pour qu’une oeuvre soit interactive, elle requiert un périphérique d’entrée : il s’agit le plus communément de la souris de l’internaute, de son clavier, d’un écran tactile, d’une caméra, d’un microphone ou encore n’importe quel type de capteur. De l’autre côté, il faut que l’utilisation de ce périphérique d’entrée, lors de l’expérimentation de l’oeuvre, puisse agir sur l’oeuvre elle-même. Dès lors, nous comprenons pourquoi The Ambassadors, aux yeux de l’auteur, n’est pas une oeuvre interactive. Pour reprendre sa terminologie, cette toile n’offre qu’un seul affichage. Lorsque le spectateur change de point de vue pour apprécier l’oeuvre sous une autre perspective, l’oeuvre reste la même. Dès lors, c’est précisément cette notion de «generated display» qui fait le propre de l’interactivité artistique. L’auteur précise que :
Inputs is one side of the coin; the other is output, a display which changes in ways that can be apprehended by users. Images are commonly used, and text and sound too, but the display can take many more forms besides. It could be a change in the temperature of an environment, for instance. In Telegarden, the display is a garden plus a video feed of the garden. (p. 43)
Ainsi, après avoir bien défini l’interactivité artistique, l’auteur constate à quel point l’émergence de ces pratiques est étroitement liée à la nature même de l’ordinateur. L’ordinateur est une machine créée pour gérer les relations de type «input-output». Dans ce cas comme dans celui de l’invention de la caméra qui a permis l’émergence d’une nouvelle forme d’art, soit le cinéma, l’ordinateur a permis l’émergence d’une nouvelle forme d’art, propre à l’ordinateur, le Computer Art :
So it’s easy to see why computer art works are interactive because they’re run on computers. Interactivity requires a mechanism that controls input-output transitions and computers accomplish this by running computational processes. Computer art takes advantage of the fact that computers are things designed to compute. (p. 45)
3. La différence entre User et Audience
Plus loin dans son livre, McIver Lopes poursuit sa définition du Computer Art en se penchant cette fois sur la réception de l’oeuvre. Il affirme que, ce qui fait la spécificité de cette catégorie d’art, c’est le fait qu’une seule oeuvre propose plusieurs «displays». On le voit, cette spécificité est étroitement liée à l’interactivité rendue possible par l’ordinateur. De fait, ce phénomène opère un glissement dans l’expérience de l’oeuvre : celle-ci ne met plus en jeu une audience et une oeuvre, mais plutôt un usager qui agit sur les différentes formes que l’oeuvre peut prendre :
A computer art work is the item that has various possible displays, and it’s appreciated through these displays, as they are generated with the help of users, by a computational process and some physical apparatus. Computer artists build the systems that allow the work’s displays to be generated in this way. (p. 74)
(capture d’écran de http://wwwwwwwww.jodi.org/)
Ainsi, la spécificité du Computer Art reposerait sur le glissement du rôle que nous avons dans l’expérience d’un tel type d’oeuvre. Ce qui est important ici, c’est que l’auteur ne tombe pas dans cette idée largement répandue en théorie des hypermédias qui veut que le lecteur de l’oeuvre en devienne l’auteur. Il souligne plutôt que notre rôle change en présence de ce type d’oeuvre. Toutefois, nous sommes toujours du côté de la réception et non du côté de la création, puisque les différents displays rendus possibles par le Computer Art sont tout de même gérés par le travail de création d’un artiste :
Users do something that traditional art audiences don’t do. Through their actions, they generate displays of works. More importantly, they appreciate works by generating those displays. Traditional audiences experience, interpret, and typically evaluate works, but they don’t carry out these tasks by generating their displays. That power’s reserved to computer art users. (p. 77)
En conclusion…
L’expérience du Computer Art fait du récepteur un usager qui a le pouvoir d’agir sur les différents affichages de l’oeuvre. Ces différents affichages, dans le cas du Computer Art, sont redevables à l’interactivité propre à cette forme artistique, c’est-à-dire aux différents jeux entre les inputs et les outputs qui caractérisent le fonctionnement de l’ordinateur.
Les définitions proposées par McIver Lopes semblent des plus opératoires pour parler des oeuvres d’arts que nous analysons au Laboratoire NT2. Elles sont soignées et systématiquement mises à l’épreuve par l’auteur, ce qui fait de A Philosophy of Computer Art un livre précieux.
Bien que nous n’en ayons pas discuté ici, l’auteur offre également une réflexion sur la question de la valeur du Computer Art et de la résistance que cette pratique rencontre dans le milieu critique quant à sa valeur artistique. Le livre contient également un chapitre consacré aux jeux vidéo, qui sont pensés en tant que Computer Art. En relevant les principales objections qui existent au fait que le jeu vidéo soit une forme artistique, l’auteur nous rappelle le discours que tenait Coleridge il y a cent cinquante ans, alors qu’il crachait sur l’écriture romanesque, dont personne aujourd’hui n’oserait contester le statut d’oeuvre d’art. McIver Lopes nous rappelle à quel point la valeur attribuée à une œuvre est largement influencée par le contexte socio-historique de sa réception. À propos du roman, Coleridge écrivait ceci :
That it is not so much to be called pass-time as kill-time. It conveys no trustworthy information as to facts; it produces no improvement of the intellect, but fills the mind with a mawkish and morbid sensibility, which is directly hostile to the cultivation, invigoration, and enlargement of the nobler faculties of the understanding. (Samuel Taylor Coleridge, Seven Lectures on Shakespeare and Milton, London, Chapman and Hall, 1856, p.3.)
Comme quoi si les pratiques artistiques évoluent, il se trouvera toujours des gens réfractaires à l’idée d’apprécier le renouveau, lui préférant une vision figée — mais rassurante — du Grand Art désormais indépassable… Heureusement, un livre comme celui de McIver Lopes, en dégageant ce qui fait la singularité du Computer Art, montre la pertinence des recherches en nouvelles technologies et nouvelles textualités, tant d’un point de vue historique que pour l’étude des objets en eux-mêmes.
Référence: McIVER LOPES, Dominic, A Philosophy of Computer Art, London/New York, Routledge, 2010, 143 p.