Le 25 mai 2016, à l’Université du Québec à Montréal, s’est tenu le colloque Imaginaires de la prédation organisé par Véronique Cnockaert et Alexis Lussier.
Certaines expressions comme «se mettre en chasse» ou «être en chasse», voire «draguer» c’est-à-dire littéralement «pêcher au filet», laissent entendre qu’au sein de la relation amoureuse ou sexuelle se dessine un scénario cynégétique qui implique de façon plus ou moins directe le motif de la prédation; comme si l’expression du désir nous situait d’emblée sous le thème de la chasse que masque de nos jours le vocabulaire plus anodin et peut-être plus abstrait du dispositif amoureux, sentimental ou sexuel. Or, le discours amoureux qui fait appel à l’imaginaire de la prédation renoue à certains égards avec les relations plus anciennes qu’entretenaient la chasse et la politique ; la première étant depuis le Moyen Âge la métaphore de la seconde, et plus spécifiquement de la guerre. On ne s’étonnera donc pas que la littérature d’hier et d’aujourd’hui —et pas seulement les récits de chasse—, abonde d’intrigues amoureuses qui puisent dans l’univers de la chasse tant l’expression d’un certain rapport à l’autre (considéré comme un objet de désir à posséder ou à abattre) qu’une manière de ressaisir les rapports entre la vie amoureuse et les violences politiques. À cet égard, la liste est impressionnante. Combien de fois n’a-t-on pas fait du récit de chasse une allégorie des rapports amoureux? Combien de fois n’a-t-on pas ressaisi une scène historique ou politique sur une scène privée et fantasmatique où l’érotisme se noue au destin des nations?
Ce colloque voudrait saisir comment la littérature et les arts s’arrangent pour représenter un comportement considéré longtemps par nos sociétés comme un modèle de conquête et d’expression de soi, comportement jugé déplacé, violent, voire dangereux dès lors que le prédateur est placé de facto du côté de la perversion. Or, l’imaginaire de la prédation ne cesse de rendre compte de l’ambiguïté de la relation qu’elle implique. Parmi d’autres, l’ambiguïté qui s’impose relève tantôt de l’issue de l’intrigue —entre la célébration de la proie conquise et sa destruction— que du caractère imprévisible de son déroulement. En effet, nombreux sont les scénarios de chasse où la cible s’avère tout autre que ce que l’on croyait tout d’abord viser au travers de la proie. Tantôt c’est le trait qui dévie de sa trajectoire et qui emporte le prédateur dans une suite d’événements aux conséquences inattendues; tantôt c’est le prédateur qui s’atteint lui-même au travers de la proie et périt, change, se métamorphose du fait de son propre désir.
Communications de l’événement
Art pariétal, chasse et récit: «La Scène du puits» des Grottes de Lascaux
«L’hypothèse de l’art pariétal du paléolitique a fait son apparition dans la culture scientifique européenne vers 1880 avec la parution de l’opuscule Quelques considérations sur les objets préhistoriques de la province de Santander (je traduis), écrit par l’Espagnol Marcelino Sanz de Sautuola.
Alors qu’il inspectait le sol d’une grotte que lui avait signalé un chasseur de la région, Sautuola fut dérangé par sa fille de huit ans qui l’accompagnait ce jour-là. Toros! Toros!, criait-elle. C’est en suivant son regard qu’il remarqua à son tour la présence de multiples taureaux dessinés au plafond.»
Christian Guay-Poliquin est doctorant en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal et auteur du roman Le fil des kilomètres, paru en 2013, et du roman Le poids de la neige, paru en 2016 aux Éditions de la Peuplade. En 2013, il a été le récipiendaire du prix Mnémosyne du meilleur mémoire, qui lui a valu la parution d’un essai, Au-delà de la fin: Mémoire et survie du politique.
Le «tour» joué à la dame de Paris («Pantagruel», chap. XXII): une «superposition d’images» entre désir érotique, violence cynégétique et conquête guerrière?
«Interroger l’imaginaire de la prédation, plus spécifiquement ici dans son pouvoir métaphorique apparait en premier comme une question anthropologique tout à fait essentielle.
Synthétiquement, on peut dire que le dispositif cynégétique articulera en tensions l’angoisse et le désir sous les traits de la dualité d’opposition prédation/proie, du temps stratégique de la chasse et de l’évènement essentiellement violent, désiré ou redouté, de la capture, de tuer ou d’être tué, scène clé et point focal de l’ensemble impliquant dans une tension dramatique certaine la question de l’issue de la prédation engagée.»
Yoann Dumel-Vaillot est diplômé en arts plastiques aux Beaux-Arts de Saint-Étienne. Il est titulaire d’un Master en littérature de Paris VII et il est actuellement doctorant en histoire de la philosophie sous la direction de Bruno Pinchard à l’Université Lyon III et en littérature de la Renaissance dans le cadre d’une co-direction avec Mireille Huchon de l’Université Paris-Sorbonne. Son travail porte principalement sur l’oeuvre romanesque de Rabelais. Yoann Dumel-Vaillot s’attache tout particulièrement à la dimension mythopoétique de l’écriture rabelaisienne en étudiant l’implication de la notion d’analogie dans son oeuvre.
Chasser cette chose que nous ne saurions voir. Lecture cynégétique du «Chef-d’oeuvre inconnu» de Balzac
«Les travaux de Pierre Vidal-Naquet, de Jean-Pierre Vernant et d’Alain Schnapp sur la Grèce ancienne, et notamment sur les rites de passage chez les jeunes éphèbes, révèlent les liens très étroits entre chasse et érotisme.
En effet, si la chasse —tout comme la guerre d’ailleurs, puisque tout combat, comme le souligne Alain Schnapp, est bien une chasse, mais une chasse aux hommes— est un moyen d’accéder à la culture, c’est-à-dire au statut de citoyen —d’où le caractère essentiellement pédagogique des rites de passage grecs—, il n’en reste pas moins que la chasse et ses modalités renvoient toujours peu ou prou à une rencontre amoureuse.»
Véronique Cnockaert est membre régulière de FIGURA, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire. Professeure au Département d’Études littéraires de l’Université du Québec à Montréal, elle est spécialiste du XIXe siècle, particulièrement de l’œuvre de Zola et du Naturalisme. Outre de nombreux articles, elle a entre autres édité Une Page d’amour de Zola, chez Garnier en 2021; Renée Mauperin des Goncourt, chez Honoré Champion en 2017, ainsi qu’une édition commentée de Au Bonheur des Dames dans la collection «Foliothèque» chez Gallimard en 2007. Elle a également dirigé le collectif Zola. Mémoire et sensations, chez XYZ Éditeurs en 2008.
Barbey d’Aurevilly avec Lacan: Don Juan, prédation ou comptage? À propos de la nouvelle «Le Plus Bel Amour de Don Juan»
«Parler dans la littérature et les arts des dispositifs de chasse et de conquête amoureuse, où justement chaque femme fait cible et devient proie, amène immanquablement au personnage de Don Juan.
N’est-il pas le paradigme du chasseur sûr de lui jusqu’à la caricature qui vire au prédateur imposant sa violence aux femmes?»
Hervé Castanet, professeur des universités, est membre de l’École de la Cause freudienne et de l’Association mondiale de psychanalyse. Il est psychanalyste à Marseille où il dirige le Centre psychanalytique de Consultations et Traitements (CPCT). Il a publié plus d’une vingtaine de livres notamment sur les psychoses, la perversion, l’écrivain et dessinateur Pierre Klossowski et les nouages de l’art, de la littérature et de la psychanalyse. Il a créé la revue il particolare – art, littérature, théorie critique en 1999.
Les étranges corridas d’Hervé Guibert: à propos des «infanteros»
«La manière dont la figure de l’enfance se déploie dans l’œuvre d’Hervé Guibert convoque les multiples versants de l’expression «désir d’enfant». La psychanalyse l’a quelquefois souligné, l’équivoque provoque par le génitif —le d’ dans l’expression «désir d’enfant»— traduit bien la proximité des différents versants de ce désir qui ne sont pas antinomiques sur le plan psychique, bien qu’ils le soient sur le plan social.
Le désir d’enfant, c’est d’abord le désir que ressent l’enfant, son désir; c’est aussi le désir du sujet d’avoir un enfant, d’enfanter; mais c’est également, et c’est là plus pointu, le désir érotique qui peut être ressenti à son endroit.»
Louis-Daniel Godin est professeur au Département d’études littéraires de l’UQAM et membre du Centre de recherche interuniversitaire sur la littérature et la culture québécoises. Privilégiant une approche psychanalytique, il consacre ses recherches actuelles à la littérature québécoise contemporaine et particulièrement à la question du nom propre. Son essai Les père-mutations. La paternité en question chez Hervé Bouchard et Michael Delisle est paru en 2021 aux Presses de l’Université de Montréal. Il a dans la dernière année codirigé avec Laurence Pelletier un dossier de la revue culturelle Spirale consacré à la solitude dans les productions culturelles contemporaines.
Lacan, la mante et le rat: Apologue pour l’imagination de l’angoisse
«Ce que je vous présente dans cette communication est un morceau d’un travail en cours qui implique toute une lecture sur le recours de l’imagination dans l’invention d’une pensée théorique, c’est-à-dire qu’il y a en psychanalyse, comme ailleurs, un imaginaire de la théorie.
Un imaginaire où certaines images se sont imposées, à Freud, à Lacan, des images qui se sont imposées, non pas tant pour illustrer quelque chose que la pensée aurait déjà compris, mais parce que dans telle ou telle image, il y a quelque chose qu’il s’agit de déplier, un peu comme le fait Freud devant le Moïse de Michel-Ange, par exemple.
Or, ce qui m’apparait intéressant, c’est que, chaque fois, ça implique une certaine conception de l’image, un certain rapport à la chose visuelle et une certaine conception de ce que pourrait être ce que j’appelle une imagination critique.»
Alexis Lussier est professeur au Département d’études littéraires de l’Université du Québec à Montréal et chercheur à Figura. Son enseignement et ses principaux champs de recherche portent sur le regard et les images, dans l’optique de la littérature et du cinéma ; sur les relations entre littérature et perversion, scène d’écriture et scène fantasmatique, angoisse et obsession. Ses travaux ont été publiés dans différentes revues spécialisées dont Essaim, Cygne noir, Le Coq-Héron, Études françaises, Voix et images et Trafic. Depuis quelques années, il propose un retour à l’invention théorique de la «névrose obsessionnelle» en tant qu’elle implique, chez Freud et Lacan, une relecture de la modernité.