Cahiers ReMix, numéro 09, 2018

Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques

Francine Saillant
Nicole Lapierre
Bernard Müller
François Laplantine
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Les sciences sociales et en particulier l’anthropologie ont longtemps considéré les moyens dont elles disposent comme suffisants et adéquats pour décrire et traduire les mondes qu’elles exposent. Ces moyens, dans la plus pure tradition, sont l’écriture scientifique et les appareils conceptuels. Or, dans l’acte d’écriture, en passant du monde de l’expérience à celui de sa formalisation par le texte, la plupart des chercheurs ressentent, à un moment ou à un autre, que «quelque chose se perd». Ce «quelque chose» est, entre autres, la partie sensible de cette expérience et sa dimension relationnelle. L’une et l’autre, bien que faisant partie des piliers nécessaires à toute démarche de connaissance, sont soit négligées, soit restituées dans des récits littéraires souvent talentueux, soit encore livrées brutes dans la publication tardive d’un journal d’enquête. Ils sont considérés comme une part sinon maudite, du moins marginale, de l’activité de recherche. Ils sont en quelque sorte l’à côté des récits, que l’on conserve trop fréquemment pour plus tard. Au XXe siècle des auteurs ont flirté avec la littérature sans pour autant se trouver dans le camp des voyageurs ethnographes du XVIIIe siècle, auteurs dont la scientificité fut controversée. Le courant de l’anthropologie visuelle a aussi à sa façon contribué à fournir des réponses à ceux qui voulaient réconcilier la sensorialité de l’expérience et la scientificité de sa restitution.

Aujourd’hui, la collaboration de plus en plus étroite entre anthropologues et  artistes modifie la nature des débats et pratiques. Cette collaboration favorise des mises en situation avec des publics et avec des participants qui engagent pleinement les uns et les autres. La médiation culturelle et les approches participatives des méthodes qualitatives sont au cœur de ces expériences dont les frontières disciplinaires sont floues. La préoccupation des créateurs, qu’ils soient ou non reconnus comme artistes, est souvent tournée vers les sujets de la narration, c’est-à-dire ceux et celles dont on prétend traduire et représenter les expériences. Les artistes abordent alors des thématiques familières aux anthropologues et autres spécialistes des sciences sociales; et ces derniers, de leur côté, puisent aux disciplines artistiques. Le théâtre, les arts visuels, la littérature, la vidéo, la performance, pour ne citer que ces exemples, entrent sur la scène anthropologique et viennent remettre en question la façon dont ces disciplines extériorisent trop souvent leur objet. Les artistes finissent par se préoccuper du «monde réel», des conditions politiques et sociales de la création et aussi de ceux qui ne peuvent se réduire à n’être que des publics. Les scientifiques s’interrogent sur le statut des participants à leurs travaux qui ne peuvent pas non plus être réduits à n’être que des objets de l’observation ethnographique. Alors que des expériences de ce type se multiplient du côté des Amériques on les retrouve aussi du côté européen.

Les journées d’étude organisées en 2018 à Québec et à Paris sur la rencontre des écritures ethnographiques et artistiques se sont saisies de toutes ces questions émergentes. Il s’agissait d’ouvrir un dialogue entre des auteurs en sciences sociales comme en anthropologie et des artistes sensibles à ces disciples, certains invités cumulant les rôles. Ce dialogue s’est appuyé sur des préoccupations, des propositions de travail et des expériences récentes conduites par les uns et les autres à partir du large thème des altérités et des mises en scène du divers. Il ne s’agissait pas de faire une «anthropologie de l’art», mais de se demander: que peut l’art pour l’anthropologie aujourd’hui et que peut l’anthropologie pour l’art? Comment l’art et l’anthropologie croisent-ils la question des altérités, des diversités, par des propositions inspirantes et innovantes, ou comment pourraient-ils le faire? L’anthropologie fut, en raison de sa tradition imposante au sujet des approches participatives et de la part expériencielle reconnue de ses méthodes, une source d’inspiration lors de ces échanges dont l’esprit fut toutefois résolument interdisciplinaire.

Ce numéro spécial des Cahiers Remix a permis aux artistes chercheurs et aux chercheurs artistes participants de ces journées d’ouvrir leurs carnets: notes de terrain, dessins et croquis, enregistrements audio ou vidéo, photographie, récit littéraire. Nous nous sommes intéressés au carnet dans tous ses états, comme élément central de la fabrique ethnographique et artistique. Un peu comme l’artiste Alechinsky écrit ses notes marginales dans ses tableaux, ou comme l’anthropologue Taussig dessine des observations ethnographiques dans son calepin, chacun consigne ce qu’il ne veut pas perdre. A travers ces pages pleines de vie, de tâtonnements aussi, se donne ainsi à voir la réalité sensible du travail ethnographique et artistique.

Dans cette perspective, des communications plus ou moins classiques ont alterné et résonné avec d’autres, prenant la forme d’un langage poétique, théâtral, performatif, cinématographique, sonore. Il s’agissait bel et bien de journées d’études expérimentales.

Nous remercions l’École d’art visuels (Université Laval); le CELAT (Centre et Laboratoires de recherche cultures, arts et sociétés); le Musée du Quai Branly; l’EHESS; l’IIAC et l’IRIS (EHESS/CNRS).

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Francine Saillant, Nicole Lapierre, Bernard Müller, François Laplantine

Révision du contenu: Francine Saillant, Nicole Lapierre, Bernard Müller

Intégration du contenu: Sarah Grenier-Millette

Crédits de l’image: Salvatore Puglia, Etruscan Places, Intruders 00, 2016, 15×30.

Articles de la publication

Nicole Lapierre, François Laplantine, Bernard Müller & Francine Saillant

Introduction. Les mises en scène du divers. Rencontre des écritures ethnographiques et artistiques

Les sciences sociales et en particulier l’anthropologie ont longtemps considéré les moyens dont elles disposent comme suffisants et adéquats pour décrire et traduire les mondes qu’elles exposent. Ces moyens, dans la plus pure tradition, sont l’écriture scientifique et les appareils conceptuels. Or, dans l’acte d’écriture, en passant du monde de l’expérience à celui de sa formalisation par le texte, la plupart des chercheurs ressentent, à un moment ou à un autre, que «quelque chose se perd».

Nicole Lapierre

Le risque de la fiction

À la réflexion, le titre donné à cette communication, longtemps à l’avance, comme souvent, ne me satisfait pas tout à fait. Le mot risque peut être entendu négativement, comme un synonyme de danger, alors que j’ai plutôt en tête la tentation ou l’aventure de l’écriture fictionnelle. Je vais donc vous parler de la prise de risque d’un recours à la fiction et de ce qu’elle peut nous apporter. Je le ferai en trois parties, qui renvoient à trois étapes successives: la distinction, la tentation, l’exploration.

Martin Hébert

La science-fiction au secours de l’anthropologie: à la recherche d’une ethnographie productrice de mondes

Depuis plusieurs décennies déjà, l’anthropologie réfléchit sur la dimension «littéraire» de sa production. Cette discussion tend à porter sur deux aspects de la production de textes anthropologiques. D’une part, elle met en évidence les limites des prétentions positivistes de l’anthropologie classique. Elle rappelle que le recours à des procédés littéraires s’est imposé comme stratégie pour rendre compte de ce qui déborde la description ethnographique réificatrice, du trop plein de sens et d’expérience qui vient de la relation dialogique entre l’ethnographe et le «terrain». D’autre part, l’attention portée à l’écriture ethnographique s’est souvent intéressée à l’autorité, au pouvoir associé à la représentation d’un Autre réduit au mutisme et passivement mis en scène.

Bernard Müller

L’ouvroir d’anthropologie potentielle, ou le terrain ethnographique comme «œuvre»

La relation ethnographique déclenche une exploration du monde étonnante. Elle favorise une approche à la fois intime et distanciée qui permet un échange d’une qualité extraordinaire, unique. Elle rapproche des mondes éloignés et rend l’ordinaire étranger. La rencontre avec cet autre qu’elle construit avec méthode nous révèle à nous-mêmes: non pas dans un solipsisme autobiographique mais par la compréhension et in fine la réduction de la différence de l’incommensurable variété humaine. Dans l’infinité de ses reflets labyrinthiques, ce jeu de miroirs dans lequel se perd la personne pour se fondre dans l’univers ou la «bibliothèque» (Borges: 1941), cette boucle entre particularités de la situation de la rencontre et universalité des possibles, m’a d’emblée séduit et convaincu de l’intérêt de cette curieuse discipline qu’est l’ethnographie.

Fanny Hénon-Levy

Notes autour d’une installation

Je (me) trace à travers toi, installation de dessin participatif, EHESS, Paris, 2018.

Francine Saillant

Écritures de la rencontre

Au cœur de l’anthropologie et depuis ses origines se trouve le thème de la rencontre: c’est en effet en acceptant son risque et ses modalités que l’anthropologue apprend son métier, approfondit ses lectures des mondes et des existences qui s’offrent à lui, développe des propositions de divers ordres qui se présentent comme des connaissances venant appuyer à la fois la profonde diversité des cultures et le commun de ce que serait l’humanité.

Véronique Bénéï

«Santa Marta Operatica»: Corp(u)s d’histoire(s) en partage pour une réappropriation de la mémoire de l’esclavage en Caraïbe colombienne

Comment dire le politique autrement que sous la forme de traités scientifiques? Comment restituer les trames narrative, sensorielle, phénoménologique des multiples rencontres qui, à travers le travail «de terrain», participent à la coproduction de la connaissance en sciences humaines et sociales? Inversement, comment restituer les corpus ainsi produits, au plus grand nombre et en particulier, à celles et ceux qui en ont fourni la matière première par le partage de leur quotidien, leurs expériences de vie et toutes les facettes de leur humanité, la plus heureuse comme la plus dure?

Caterina Pasqualino

Le paradis debout

En périphérie de Grenade, au-delà des derniers buildings de Caseria de Montijo, au-delà de l’asphalte de la route, le jardin apparaît enfoui au fond d’un ravin. D’en haut on aperçoit des taches vertes, dans des nuances claires ou foncées, faites d’alignements d’aubergines, de piments, de salades et de plants de tomates, autant des lignes de fuite convergeant vers un grand arbre au centre. D’en haut, on ne peut soupçonner la paix d’en bas.

Claudia A. Schnugg

Art on Prescription – Encourager le mieux-être par l’art

Dans le projet «Art on prescription – artists fill in prescriptions», projet d’art participatif «Art on Prescription» de l’association artistique autrichienne Precarium, dirigé par Elisabeth Schafzahl et Philipp Wegan, les questions des effets de l’art sur les bénéficiaires et de l’engagement artistique sont mises au premier plan. En utilisant les formulaires d’ordonnance ordinaires comme support artistique, qui leurs sont probablement à tous familiers par les visites chez le médecin, les artistes jouent avec l’idée du lien entre l’art et le bien-être, la santé mentale aussi bien que la santé physique, et le lien entre les expériences positives, les expériences sociales qui sont principalement comprises comme des expériences émotionnelles ou psychologiques et le corps.

François Laplantine

Corps, rythme, gestes et langage. Quand l’ethnographie comme polygraphie rencontre la création de formes artistiques

L’une des raisons qui nous a conduits à organiser une confrontation entre des chercheurs en sciences sociales et des artistes peut être énoncée de la manière suivante: comment ouvrir ensemble un horizon de connaissance qui ne soit plus celui d’un dualisme stérile dissociant le sens et ce que l’on appelait autrefois le style. À la création artistique, le style. À la recherche scientifique, le sens. D’un côté la forme, de l’autre le fond. D’un côté l’imagination et la fiction, de l’autre la raison décrivant et analysant la réalité des faits.

Joëlle Tremblay

Mise en scène du divers. «Troisième lettre à Monique Régimbald-Zeiber»

Certains anthropologues désirent utiliser l’art pour mieux traduire les mondes, notamment ses éléments sensibles et relationnels. N’était-ce pas un défi semblable que nous avions lors de ma recherche doctorale en observant les limites de l’écriture et de la présentation d’œuvres (objets) pour dire la part de l’œuvre qui est le processus de création relié au corps, aux sens, à la rencontre, à la transformation des matériaux et des personnes? Les objectifs de la recherche étaient de poser un modèle de pratique traduisant ma pratique que j’appelle «l’art qui relie», en rendant compte des principes directeurs et des actions qui caractérisent son processus. J’ai alors entamé la création d’une installation vidéo, Les deux lettres (2010), dont l’une t’était adressée afin d’atteindre ces objectifs avec le médium vidéo (rythmes, images en mouvement, sons).

Carolina E. Santo

La dramaturgie de terrain. Une écriture à même le sol

En tant que scénographe de théâtre, je lis beaucoup de textes. J’en fais les découpages, puis des maquettes pour ensuite m’affairer entre les ateliers de confection, les salles de répétitions, les salles et scènes de théâtre. Toutes ces étapes participent à la fabrique de l’art vivant. Il y a évidemment autant de manière de faire du théâtre qu’il y a de créateurs, mais nous pouvons partir du principe qu’une pièce de théâtre contient toujours un acte d’écriture dramaturgique. Et encore aujourd’hui, d’une manière générale, on passe par un texte pour arriver à sa mise en espace. L’encre figée par les mots sur les pages doit prendre vie dans les intonations vocales et corporelles des comédiens, mais aussi dans les effets de scène produits par la machinerie.

Miléna Kartowski-Aïach

Polyphonie des possibles. Une ethnographie sonore des sans-voix

Leros, à la pointe du Dodécanèse, aux confins de la Grèce, face à la Turquie. La terre insulaire, îlot rocheux brûlé par le soleil, où la mer turquoise vient s’arracher aux abîmes côtiers, crie sourdement. Elle est une limite, une frontière, là d’où l’on ne revient pas. Dans la psyché collective son nom fait frémir, associé à la folie, l’enfermement et la mort (Guattari). L’île de Leros souffre en silence et la terre est irradiée du mal qui ne cesse de la contaminer.

Jérôme Pruneau

Art et anthropologie en dialogue: une résonnance réciproque pour comprendre le réel

Le dogme universitaire et son corollaire de l’écriture scientifique m’ont amené à m’éloigner d’un format académique pour me concentrer sur des projets anthropo-sensoriels de recherche-co-création. C’est le cas de l’exposition sur l’habitat traditionnel guadeloupéen que j’ai pu réaliser avec un artiste et dans laquelle nous avons pu explorer d’autres voies pour exprimer un contenu ethnographique différemment.

Brigitte Derlon & Monique Jeudy-Ballini

Quand l’art contemporain propose et que l’anthropologie dispose… L’appropriation à l’œuvre

Depuis les années 1970-1980, des rapprochements entre l’art et l’ethnographie ont conduit les artistes à s’inspirer de méthodes ou de thèmes anthropologiques, et les ethnologues à collaborer à des projets artistiques ou à puiser dans la dimension sensible de l’art pour inventer de nouveaux modes de restitution des données. On se proposera plutôt d’explorer ici la capacité de l’art à alimenter un questionnement anthropologique: celui sur les processus transculturels d’appropriation. Exemple sera pris de trois artistes français dont les œuvres intègrent des artefacts non occidentaux.

Ève Lamoureux

L’interrelation entre l’art et la recherche: les coulisses d’un parcours d’enquête

Je m’interroge, dans cet article, sur ma propre expérience de recherche et sur les dispositifs qui favorisent la mise en scène du divers, notamment la partie sensible de l’expérience et sa dimension relationnelle. Pour ce faire, il me semble essentiel de réfléchir aux dispositifs de recherche eux-mêmes, puisqu’avant de décrire et traduire des mondes, il faut les appréhender et les comprendre. Je ne propose ici aucun cadre normatif; j’expose certains choix qui sont les miens et tente d’en dégager les enjeux.

Magali Uhl

Cultures vernaculaires et «survivances». Réflexivité et agentivité dans deux installations vidéos entre art et anthropologie (C. Henrot et S. Hiller)

Fruit de débordements et de rencontres souvent impensés, les rapports entre l’art et l’anthropologie sont aujourd’hui interrogés aussi bien par l’actualité d’une discipline universitaire qui a dû s’adapter au redéploiement de son champ de compétence, qui de contextuelle (les territoires, les sociétés) est devenue davantage conceptuelle (un regard, une posture épistémique) et ancrée dans la globalisation (Appadurai, 1996; Augé, 1994), que par la transformation du périmètre artistique lui-même qui épouse de plus en plus les contours du social en s’appropriant ses problèmes et ses questions (Lamoureux et Uhl, 2015).

Alain Mons

Regards renversants en arts contemporains. L’indiscipline anthropologique

L’étude des sciences humaines et sociales renvoie à la question du regard. Nous parlons de l’acte de regarder le monde dans ses processus mentaux et physiques, et aussi métaphysiques. Dans une démarche anthropologique il s’agit d’apprécier, de signifier, des mondes qui sont exposés, prenant des formes conceptualisées, descriptives, narratives. L’écriture est inextricablement reliée au regard sur les environnements naturels et culturels.

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