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Cadavres exquis ou de la «nature morte» en poésie

Marie Scarpa
couverture
Article paru dans De la poésie et des signes qu’elle catalyse. Lectures ethnosociocritiques, sous la responsabilité de Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte et Bernabé Wesley (2020)

Gustave Courbet. 1871. Grenades. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Gustave Courbet. 1871. Grenades. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Kelvingrove Art Gallery and Museum)

 

Ce qui nous importe aujourd’hui, ce n’est plus seulement la rencontre
insolite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table d’opération,
mais le passage subit du Fictif au Réel.
J’imagine quelque chose qui commencerait par une phrase et finirait par une
corde.
Ou bien un son qui tombe sur le sol, –et soudain, c’est une pierre!
La corde, on s’y pend, n’est-ce pas? Et la pierre, elle vous tue?

             Jean Tardieu, «Le mot et la chose», La Part de l’ombre.

 

Un habitus pictural

À la différence de portrait ou de paysage, termes importés de la peinture pour désigner en littérature des sous-genres du descriptif, la nature morte n’est pas entrée dans la poétique littéraire. Quand elle apparaît dans notre champ –sous la plume des écrivains ou des critiques–, elle est immédiatement référée à son modèle pictural. L’un des exemples les plus fameux est sans doute celui du métadiscours zolien, dans l’Ébauche du Ventre de Paris:

Cet engraissement, cet entripaillement (de la bourgeoisie du second Empire) est le côté philosophique et historique de l’œuvre. Le côté artistique est les Halles modernes, les gigantesques natures mortes des huit pavillons, l’éboulement de nourriture qui se fait chaque matin au beau milieu de Paris1Zola, Émile. Dossier préparatoire du Ventre de Paris, Ms 10338, f°47. De plus, l’écrivain naturaliste fait tenir dans le roman à un personnage de peintre, Claude Lantier, ce même discours esthético-politique, ce qui conduit ce dernier, au chapitre IV, à rappeler qu’il a fait un soir de Noël une «nature morte étonnante» dans la devanture de la charcuterie Quenu-Gradelle, à même les pièces de viande..

On peut penser aussi au nombre non négligeable de poèmes qui arborent dans leur titre l’expression, de Corbière à Cendrars en passant par Marie Krysinska, pour n’en citer que quelques-uns.

Floris Claesz van Dijck (van Dyck). 1613. Nature morte aves fruits, noix et fromage. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Floris Claesz van Dijck (van Dyck). 1613. Nature morte aves fruits, noix et fromage. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Musée Frans Hals)

Penser sa possibilité en régime littéraire (ce que les auteurs et les lecteurs semblent moins mettre en doute que les théoriciens) suppose qu’on ne la considère pas comme une variante ou une sous-catégorie de texte descriptif, une simple «digression objectale»: il faut donc à la fois prendre en compte sa référentialité picturale et les conditions d’un tel transfert dans un autre système sémiotique (soit son éventuelle autonomie poétique, esthétique, stylistique, pragmatique, etc.)2Je voudrais signaler ici ce que cet article, qui n’est qu’un work in progress, doit aux recherches d’un groupe de travail auquel j’ai participé et qui ont donné lieu à la publication d’un dossier tout entier consacré à la question de la nature morte dans la littérature du XIXe siècle dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, sous la direction d’Alain Guyot et d’Yvon Le Scanff (2018, 2, 259-365). A côté des articles de ces derniers, on trouvera ceux de Pascale Auraix-Jonchière, François Vanoosthuyse, Jean-Marie Privat, Marie-Christine Vinson et Philippe Hamon, mais aucun n’est consacré spécifiquement à la poésie. Signalons aussi les prolongements proposés depuis par Philippe Hamon dans son essai Rencontres sur table et choses qui traînent. De la nature morte en littérature (Droz, 2018).. Plus que de définir cet objet «problématique», il s’agit de mesurer où et quand se produit un «effet-nature morte» dans la dynamique discursive propre à la littérature et à ses genres.

Commençons par un rapide détour par la peinture. Si l’histoire de l’art reconnaît aussi le caractère difficilement définissable –et évolutif dans le temps et les contextes– de la nature morte, elle en a néanmoins délimité les contours de façon relativement stable. Une nature morte est un ensemble d’éléments inanimés (fruits, fleurs, vases, etc.) ou de cadavres (gibier, poissons, etc.), puis, par métonymie, une œuvre (en peinture ou en photographie, etc.) représentant une nature morte3L’essentiel de cette définition est tiré de l’ouvrage de référence de Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours. Ces traits de caractérisation s’appliquent d’abord aux premières natures mortes, celles de l’Antiquité romaine (les fresques ou mosaïques de Pompéi par exemple), mais surtout celles de l’époque classique (telles qu’elles apparaissent à partir du XVIe en Italie ou dans les Flandres) qui donnent leurs lettres de noblesse à ce genre (même si ce dernier, malgré un succès commercial jamais démenti, est l’un des plus illégitimes de la peinture). Voir ici même le carnet de reproductions proposé.. Précisons d’emblée qu’il s’agit a priori d’objets fabriqués (vases, ustensiles de cuisine, instruments de musique, etc.), qui peuvent entrer dans un intérieur domestique et/ou «naturels» et qui participent alors d’un «art de vivre» au sens large (denrées comestibles, fleurs décoratives, etc.4Ainsi un caillou, un galet, une branche ne pourraient entrer dans une telle représentation.). Ces objets sont «exposés»: ils sont donnés à voir, dans un cadre et sur un support restreints (table, plan , etc.), statiques, immobiles, silencieux (ce sont les significations contenues dans la désignation du genre dans d’autres langues –quiet ou still life), dans la force de leurs qualités sensibles. Peu nombreux (en tout cas dénombrables), ils obéissent à une «composition» qui ne relève pas de l’énumération ou de l’inventaire et qui n’est pas simple déroulement d’un hyper-thème. Il convient alors de penser leur rapport de juxtaposition (d’ordre métonymique, analogique, symbolique, etc.) puisque cette composition est tout sauf un bric-à-brac. Ce qui fait dire à Philippe Hamon que définir la nature morte c’est décliner le verbe «poser»: elle est une «pause» descriptive, un arrêt sur image qui suppose un poser, un exposer, un composer (Hamon, 2018a: 361). On pourrait ajouter à la liste: un «déposer» (comme l’on «dépose» le Christ de sa croix) et un «reposer» (en paix) puisque, comme sa dénomination en français le laisse entendre, il y a toujours ici un rapport à la mort.

Artiste inconnu. 50-79 AC. Nature morte avec des oeufs, des oiseaux et de la vaisselle en bronze, de la Maison de Julia Felix, Pompéi. Fresque.

Artiste inconnu. 50-79 AC. Nature morte avec des oeufs, des oiseaux et de la vaisselle en bronze, de la Maison de Julia Felix, Pompéi. Fresque.
(Credit : Musée archéologique national de Naples)

En effet, si l’on peut évoquer la dimension épicurienne de ces représentations (peut-être plus manifeste dans les exemples venus de l’Antiquité –cf. les fresques ou mosaïques de Pompéi– ou des Flandres qui prônent davantage l’«éloge du quotidien5C’est le titre d’un essai de Tzvetan Todorov consacré à la peinture hollandaise du XVIIe siècle et paru chez Paris, Seuil (coll. Points) en 1997.») et qu’on perçoit dans une ostentation décorative qui renvoie à la richesse, l’aisance matérielle, le confort d’une bourgeoisie marchande en pleine expansion, la mort y rôde néanmoins, de façon plus ou moins explicite. La nature morte est un memento mori paradoxal (en ce sens, elle serait toujours d’une certaine manière une Vanité); en tout cas, elle nous semble être le lieu précis de la manifestation d’un continuum entre la mort et la vie. Que l’on pense à ses éléments constitutifs, qui sont comme détachés de la vie: fleurs coupées, fruits cueillis, animaux tués, parfois accompagnés des signes d’une entame (coupure, pelure voire début de consommation) ou de putréfaction (avec la présence assez récurrente d’insectes qui la signalent). Que l’on pense aussi au fond de ces toiles, noir ou sombre, crépusculaire, souvent sans ouverture vers l’extérieur, qui opère une coupure avec le plan des objets et les met en scène sans réelle profondeur de vue, relativement détachés et autonomisés de leur contexte, dans un renvoi à eux-mêmes et à la question de leur présentation et re-présentation.

Mais que représente ce fond noir? Rien. […] si ce fond ne représente rien, il se présente en revanche comme rien; il se présente non pas comme représentant quelque chose: il se présente. […] Autrement dit, le regard descripteur assiste à la scission entre opacité et transparence. La réflexivité du signe représentationnel est en quelque sorte coupée de sa transitivité. (Marin, 1994: 259)

Comme le suggère Louis Marin, ce genre pourrait se voir appliquer doublement le commentaire de Pascal: «Quelle vanité que la peinture qui attire l’admiration par la ressemblance des choses, dont on n’admire point les originaux» (Marin, 1994: 253). Il se donne à comprendre en tout cas dans le cadre de cette grande opposition que l’histoire de l’art dessine entre peinture narrative et peinture descriptive, entre perspective et surface plane. Entre scènes de récits (religieux, mythologiques, historiques) et tableaux, moins nobles, du quotidien et de l’inanimé, où la présence humaine se fait rare, comme en creux, dans un avant ou un après de la nature morte (dans les actions qui la présupposent ou qu’elle présuppose), et peut-être manifeste seulement dans la virtuosité technique du geste pictural qui, donnant à voir littéralement, pose centralement la question de la mimesis. Quant aux objets représentés, si leur «quotidienneté» est première, on voit se dessiner des évolutions dans le temps et on doit prendre en compte leur coefficient de rareté, de nouveauté, de préciosité ou au contraire de banalité, d’usure, de familiarité, voire de subjectivité et d’affectivité (ainsi peut-on faire l’hypothèse que les natures mortes se mettent à présenter davantage d’objets personnels quand monte en puissance l’idée d’individualité), d’ironisation ou de contestation mais aussi d’affichage «promotionnel», au moment où ils s’industrialisent, participent d’une consommation de masse, à l’heure de leur «reproductibilité technique» en somme (voir Hamon, 2018b). Mais ces évolutions ne remettent pas en cause le succès de ce genre pourtant peu légitime, un succès qui n’est pas démenti, loin de là, à l’époque moderne et contemporaine6Tous les grands artistes contemporains (peintres, photographes, plasticiens) semblent s’y être essayés. Voir le carnet d’illustrations proposé..

 

Une Vanité littéraire?

Louise Moillon. 1634. Panier d’abricots. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Louise Moillon. 1634. Panier d’abricots. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Musée du Louvre)

C’est ce cadre (ou cadrage plutôt) que nous nous proposons d’utiliser pour penser la nature morte littéraire, pour repérer, dans le continuum discursif, des fragments textuels suffisamment autonomes et aptes à produire sur le lecteur un «effet-nature morte». Sans doute ce dernier est-il construit déjà, en littérature, dans un double mouvement: le support-plan-table (nécessaire à la présentation des objets) fait tableau, dans ce qu’on peut nommer un processus de pictorialité ou d’artialisation (la description tend ici à faire art, elle est en quelque manière toujours ekphrasis7Ainsi on note que ces «fragments» usent souvent, par exemple, d’un lexique emprunté au domaine de l’art (couleurs, mises en scène, techniques, etc.). Sur l’artialisation (ou comment des éléments naturels sont représentés et médiatisés en littérature par un regard artiste), voir Alain Roger, Court traité du paysage.) et en même temps,

seule une certaine économie (à tous les sens du terme: économie des moyens et cadre domestique) caractériserait la nature morte au sein du texte littéraire, une certaine «restriction de champ», restriction référentielle (un petit nombre d’objets regroupés), restriction fonctionnelle (un hors d’œuvre), restriction syntaxique (qui laisse place à la parataxe) et restriction onomastique (les objets y sont nommés plus que décrits). (Hamon, 2018b)

On peut imaginer alors que le poème, moins soumis à la narrativité, serait le corpus littéraire le plus propre à proposer cette forme. De fait, se met à défiler dans nos esprits une liste de titres bien connus: «Le Flacon», «La Pipe», «Le Vieux soulier», «L’Abricot», etc. Mais il suffit de se pencher sur ces textes pour se rendre compte qu’il n’en est rien. Prenons un exemple baudelairien bien connu:

Il est de forts parfums pour qui toute matière
Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l’Orient
Dont la serrure grince et rechigne en criant,

Ou dans une maison déserte quelque armoire
Pleine de l’âcre odeur des temps, poudreuse et noire,
Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient,
D’où jaillit toute vive une âme qui revient.

Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres,
Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres,
Qui dégagent leur aile et prennent leur essor,
Teintés d’azur, glacés de rose, lamés d’or.
(…)
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire
Des hommes, dans le coin d’une sinistre armoire
Quand on m’aura jeté, vieux flacon désolé,
Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé,

Je serai ton cercueil, aimable pestilence!
Le témoin de ta force et de ta virulence,
Cher poison préparé par les anges! Liqueur
Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!
(«Le Flacon», 65)

Paul Cézanne. Entre 1895 et 1900. Nature morte au crâne. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Paul Cézanne. Entre 1895 et 1900. Nature morte au crâne. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Fondation Barnes)

Même en admettant que l’unicité de l’élément dépeint n’est pas un véritable problème, on note que la poésie dite d’objet n’expose guère, qu’elle donne peu à lire des qualités visibles et sensibles et qu’elle est vite débordée par le commentaire lyrique (redoublé quand, comme ici, l’objet s’exprime à la première personne du singulier) et sa narrativité émotive ou sa propension à virer au symbolique ou à l’onirique8On pourrait faire les mêmes commentaires pour «La Pipe».. Sans prétendre à l’exhaustivité, nous avons tout de même exploré un certain nombre de recueils poétiques français des XIXe et XXe siècles9On tient à la disposition du lecteur la liste des recueils explorés (qui inclut aussi une incursion du côté des haïku traduits en français).: on aboutit souvent à ce même constat. Dans le contexte, la description du rouet d’Omphale dans le poème éponyme de
Hugo peut alors nous arrêter:

Il est dans l’atrium, le beau rouet d’ivoire.
La roue agile est blanche, et la quenouille est noire;
La quenouille est d’ébène incrusté de lapis.
Il est dans l’atrium sur un riche tapis.

Un ouvrier d’Égine a sculpté sur la plinthe
Europe, dont un dieu n’écoute pas la plainte.
Le taureau blanc l’emporte. Europe, sans espoir,
Crie, et, baissant les yeux, s’épouvante de voir
L’Océan monstrueux qui baise ses pieds roses.

Des aiguilles, du fil, des boîtes demi-closes,
Les laines de Milet, peintes de pourpre et d’or,
Emplissent un panier près du rouet qui dort.

Cependant, odieux, effroyables, énormes,
Dans le fond du palais, vingt fantômes difformes,
Vingt monstres tout sanglants, qu’on ne voit qu’à demi,
Errent en foule autour du rouet endormi:
Le lion néméen, l’hydre affreuse de Lerne,
Cacus, le noir brigand de la noire caverne,
Le triple Géryon, et les typhons des eaux
Qui le soir à grand bruit soufflent dans les roseaux;
De la massue au front tous ont l’empreinte horrible,
Et tous, sans approcher, rôdant d’un air terrible,
Sur le rouet, où pend un fil souple et lié,
fixent de loin dans l’ombre un œil humilié.
(Les Contemplations, 88)

Willem Claesz Heda. 1635. Nature morte au bocal doré. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Willem Claesz Heda. 1635. Nature morte au bocal doré. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Rijksmuseum)

Les trois premières strophes (surtout la première et la troisième) sont extrêmement descriptives et marquées par un lissage des marques de subjectivité: on note la dimension présentative du «Il est» placé au début du poème, qui met en relief le sujet plein du verbe (le «rouet», postposé syntaxiquement), le recours à des structures phrastiques simples et sobres (le verbe «être» conjugué au présent de l’indicatif suivi d’adjectifs attributs ou de circonstanciels). L’objet décrit est souvent sujet des verbes, comme s’il se mettait en scène sans intervention humaine. La scène est d’intérieur (dans un atrium), le rouet est exposé sur un support (le tapis), il compose avec quelques autres éléments (quenouille, panier, laines, aiguilles) un ensemble dont la dimension esthétique est soulignée (adjectifs qualificatifs de couleur –blanche, noire, pourpre–, indications de matières –ébène, lapis). La scène fait tableau, le rouet est une œuvre d’art («beau» et «sculpté»), il semble valoir en lui-même, dans une forme d’extériorité renforcée par l’absence de personnages. Seulement l’illusion est de courte durée: la strophe 2 déjà, insistant sur le motif de la plinthe travaillée (Europe et le taureau blanc), embraye sur un récit mythologique que la suite du texte confirme. Le rouet appartient à Omphale (le titre, programmatique, le rappelle) et c’est toute l’histoire de cette reine qu’il déroule, une reine qui s’empare de la massue d’Hercule et oblige le héros à se travestir et se féminiser en le (sou) mettant aux travaux d’aiguille. Dans le contexte des Contemplations, on l’imagine, ce renversement du monde et des valeurs renvoie à tant d’autres «humiliations». En somme, s’appliquerait ici au sens propre la formule de Wittgenstein: «toute une mythologie est déposée dans le langage» (22). Davantage peut-être que dans les autres systèmes symboliques, la dimension connotative est, en langue, quasi constitutive: un mot, même nu, est toujours investi; un lecteur, même paresseux, ne peut s’empêcher de réinjecter du sens au «tel quel» des choses et des mots qui les désignent dès lors qu’ils entrent dans les rets de la discursivité (et de l’imaginaire). «Le plus humble pichet sur une table d’auberge peut devenir objet sacré: il suffit que je m’étonne de sa présence, et le voilà parti, bercé par des flots absolus» (Tardieu, 2002 (1972): 74).

Sans doute alors la quête d’un tel «objet» en littérature est-elle toujours un peu vaine sauf à considérer que c’est dans ce jeu précisément entre scénographie textuelle et dramaturgie discursive (et sémiotique) que l’on peut trouver ce que la littérature fait (autrement et spécifiquement) à/de la nature morte. À commencer par l’idée qu’elle transforme plutôt «l’effet-nature morte» en processus de «nature-mortification10Nous empruntons les termes et l’idée à Jean-Marie Privat dans un article «Les salades semblaient peintes» (Littérature et Nature morte au XIXe siècle, RHLF, 2018-2, op. cit., pp. 331-342), qu’il consacre à la description de la table servie dans l’épisode du bal de la Vaubyessard de Madame Bovary. Cette table dressée devient une table mortelle (le motif est filé tout au long du roman) qui statufie Emma et tend à la transformer en déjà morte.».

 

Le parti pris des mots

Ce processus, on peut le voir à l’œuvre, d’une certaine manière, dans ces poèmes qui s’intitulent «Nature morte» et qui n’ont d’autre rapport manifeste à notre sujet que celui de multiplier les signes de la mort et les figures du mort, de «littéraliser» la locution au fond. Qu’on en juge:

Des coucous l’Angelus funèbre
A fait sursauter, à ténèbre,
Le coucou, pendule du vieux,

Et le chat-huant, sentinelle,
Dans sa carcasse à la chandelle
Qui flamboie à travers ses yeux.

– Écoute se taire la chouette…
– Un cri de bois: C’est la brouette
De la Mort, le long du chemin…

Et, d’un vol joyeux, la corneille
Fait le tour du toit où l’on veille
Le défunt qui s’en va demain11En même temps, la «nature» semble bien vive ici pour dire la mort et le mort… Dans le poème au même titre de Marie Krysinska (dans Rythmes pittoresques, 1890), la «nature-mortification» prend les couleurs, éteintes et ironiques, des formes d’embourgeoisement de l’amour et du désir dans un couple littéralement mis en scène. Ajoutons que certains poètes écrivent des «natures mortes» en référence directe avec le genre pictural (ainsi Jean Aron intitule un de ses recueils Chardin et le compose d’après les toiles du même peintre ou André Verdet dans son poème «L’Attente» –tiré de Le Pays total– qui décrit une nature morte de Brueghel de Velours). Nous en profitons pour remercier Astrid Bouygues qui nous a fait profiter de sa grande connaissance de ces corpus..
(Corbière, 1992 (1973): 176)

Salvador Dali. 1956. Nature morte vivante. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Salvador Dali. 1956. Nature morte vivante. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Salvador Dali Museum)

Prendre au pied de la lettre l’expression, la figer ou la dé-figer, la re-sémantiser en tout cas. Ainsi certains poèmes de Guillevic sont-ils qualifiés de «natures mortes verbales»; ainsi Alain Bosquet nous propose-t-il ses 21 natures mortes ou mourantes, Denise Borias ou Jacques Arnold des «natures vives» ou des «natures vivantes», Géo Norge des «natures mortes vivantes» (ce qui est le titre aussi d’un tableau de Dali où sont représentés des couverts et des denrées s’agitant au-dessus d’une table). La locution devient un topos, voire un «chronotopos», elle semble en tout cas une «mythologie» (au sens lévi-straussien du terme12Je joue ici avec la notion bakhtinienne de «chronotope» pour indiquer que la nature morte est toujours, me semble-t-il, une concrétion d’espace et de temps (ce que n’induit pas le «topos»), qu’elle est peut-être aussi juxtaposition/conjonction des contraires (ce qui est pour Lévi-Strauss l’un des grandes caractéristiques du «mythologique»).), ce qui conduit à nous demander ce qui meurt au juste dans une nature morte.

Ce sont ces jeux des mots avec les choses (et des mots entre eux) que l’on retrouve chez Ponge. Prenons «L’Huître»:

L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir: il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles: c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
À l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger: sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner.
(Ponge, 1942, 43)

Ou encore «Le Pain»:

La surface du pain est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne: comme si l’on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la Cordillère des Andes.
Ainsi donc une masse amorphe en train d’éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s’est façonnée en vallées, crêtes, ondulations, crevasses… Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, –sans un regard pour la mollesse ignoble sous-jacente.
Ce lâche et froid sous-sol que l’on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges: feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent: elles se détachent alors les unes des autres, et la masse en devient friable…
Mais brisons-la: car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation. (46)

Jean-Baptiste-Siméon Chardin. Entre 1728 et 1730. Nature morte au pot à oille. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Jean-Baptiste-Siméon Chardin. Entre 1728 et 1730. Nature morte au pot à oille. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Metropolitain Museum of Art)

Eu égard aux critères énoncés, la nature morte y semble contestée aussi. Comme l’indique le déterminant défini, l’objet est unique et donné presque comme un hyper-thème, dont le poète (on note tout de même que le «je» est remplacé par un «on» ou un «nous», plus collectif que personnel) déploie et déplie le champ descriptif. L’objet est présenté certes mais il n’est guère exposé (à moins de considérer la page comme ce support que nous évoquions): il est plutôt dé-composé en traits définitoires. Ce qui gêne également est la mention de gestes humains («on peut l’ouvrir», «les coups qu’on lui porte», «être glissé», etc.), alors qu’on l’a dit, la nature morte semble figée plutôt dans l’entre-deux des actions qui l’ont permise et celles qui vont suivre en l’anéantissant du même coup en tant que nature morte13Dans certaines natures mortes picturales, les gestes humains sont toutefois latents, dans le couteau planté encore dans la miche de pain, dans l’assiette sale, dans l’empreinte d’une morsure dans un fruit, etc. Et l’on note ici les modalisations («on peut l’ouvrir») qui font de ces actions des possibles généralisables plus que des faits accomplis sous nos yeux.. Admettons néanmoins que ces objections ne soient pas suffisantes puisque, d’un avis assez répandu, ces poèmes dégagent un effet-nature morte tout de même. Ce dernier pourrait être dû à la précision dans le rendu physique (aspect, grosseur, texture, couleur, etc.), au système énonciatif (usage du présent de l’indicatif et du pronom impersonnel), à la sobriété descriptive (c’est la matérialité de l’objet qui est le point de départ et d’arrivée des logiques de sémantisation et de sémiotisation). Et la forme même des textes, leur densité compacte, renforcerait leur dimension à la fois mimétique et autotélique. L’huître-monde-poème (comme le pain-monde-poème) embraye moins sur un possible récit à interpréter, comme chez Hugo, que sur un métadiscours d’ordre poétique: si transcendance il y a –cela se discute sérieusement–, elle est dans l’huître même et dans l’acte qui la constitue en poème14Ponge écrit d’ailleurs –dans Nouveau recueil (1963)- que «la moindre nature morte est un paysage métaphysique».. La chose est œuvre d’art dans le miracle de la langue: on remarque à la fin de «L’Huître» l’emploi du verbe «orner», la chute consacrée à la perle-formule et dans «Le Pain», l’adjectif «merveilleuse» ouvre un poème «cosmologique» qui se clôt sur une allusion profane à l’eucharistie («briser» le pain plutôt que de le rompre).

Peut-être cette dimension métadiscursive est-elle ce qui caractériserait le mieux la nature morte littéraire par rapport à son modèle pictural. D’un point de vue plus factuel, elle fait littéralement, si l’on peut dire, le tour de son objet, à la différence de la surface plane et sans perspective du tableau-présentoir, et elle en fait le tour dans/par tous les sens, dans une polysensorialité souvent affichée (pensons à la mie du pain, «lâche et froide» ou à l’odeur de l’huître par exemple).

 

Ethnocritiquer la nature morte

In fine, nous souhaitons anthropologiser davantage cette poétique de la nature morte. Ce que nous mettons d’abord dans le néologisme «nature-mortification» c’est l’idée que la nature morte, toute statique qu’elle soit (même si elle l’est moins en langue qu’en peinture, dans la mesure où elle est tributaire du déroulement linéaire de la lecture), donne à comprendre, plutôt que l’état, le mouvement, le continuum, le passage. Entre du cru et du cuit parfois15On pourrait ainsi lire les natures mortes aux denrées selon le modèle lévi-straussien du «triangle culinaire» cru/ cuit/ pourri (1965)., entre un extérieur supposé par les éléments naturels décrits et un intérieur souvent clos –cuisine, salle à manger, salon–, c’est-à-dire un espace domestique que vient ensauvager l’intrusion d’un au-delà (ou un en-deçà), qu’il soit de l’ordre de la nature ou de la mort. Entre la vie et la mort en somme: la still life fige ce qui était mobile et vivant juste avant l’arrêt sur image (ce que dit la beauté du fruit, l’œil brillant encore du gibier, etc.). Souvent, le mort vit presqu’encore et la vie se meurt. La nature morte se pense peut-être alors comme le chronotope du vif saisi par la ou le mort16Je ne résiste pas à la tentation de sortir de la poésie pour citer Zola dans Le Ventre de Paris: à la fin de la fameuse description de la poissonnerie des Halles au chapitre III, «les homards, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient» et celle de la boutique du volailler, au chapitre IV, montre les oies mortes pendant «le croc enfoncé dans la plaie saignante encore du cou», les lapins «tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable (…) et dont la tête aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d’un rire de bête morte.» et le support tabulaire où reposent les cadavres –exquis– (des fruits, des bêtes, des bouteilles et… des mots) comme le seuil, la frontière symbolique, qui opère les passages et les conversions17On voit aussi tout le profit qu’on pourrait tirer de notions comme domus et saltus mais aussi campus (les officines où l’on prépare, où l’on travaille la denrée, n’équivalent pas à une salle à manger). Je rappelle que l’ethnocritique propose d’actualiser la chronotopie tripartite domus/ campus/ saltus que les géographes et historiens ont d’abord réservée au paysage de l’Antiquité gréco-romaine puis à celui de la France rurale (voir par exemple F. Braudel, 1986, L’Identité de la France, Paris, Arthaud) en l’appliquant aux espaces modernes y compris les plus urbains. Pour le dire vite, la domus (l’espace du domestique, de la reproduction), le campus (l’espace du travail, de la production), le saltus (l’espace du non domestique et du non «travaillé»: la marge, l’in-cultivé, l’invisible, etc.) ont des traits définitoires propres mais qui, en fonction des moments et des contextes, s’entrecroisent, s’hybrident, se «dialogisent» en somme..

Édouard Manet. 1880. Le citron. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Édouard Manet. 1880. Le citron. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Musée d’Orsay)

D’une manière ou d’une autre, la nature morte parle des/aux sens: elle tient de l’oralité, voire de la corporalité, mais cette «table des matières» est, en littérature, à appréhender aussi au sens figuré de l’expression. On peut faire l’hypothèse que sa composition et son «architecture secrète» (pour reprendre une expression de Valéry dans son poème «Les Grenades») –ne serait-ce que parce qu’elle est mise en page et en ligne– ne sont pas étrangères à l’ordre graphique et à celui de la culture écrite18On sait que l’essai fameux de l’anthropologue Jack Goody a été publié en français sous le titre La Raison graphique (Paris, Minuit, 1979). Jean-Marie Privat (2006), prolongeant la literacy goodienne en culture de l’écrit, propose de définir la littératie comme l’ensemble des praxis et des représentations liées à l’écrit, depuis les conditions matérielles de sa réalisation effective (supports et outils techniques d’inscription) jusqu’aux objets intellectuels de sa production et aux habiletés cognitives et culturelles de sa réception, sans oublier les agents et institutions de sa conservation et de sa transmission. Notons tout de même –et notre problématique pourrait peut-être nous permettre de les regarder d’un autre œil– que la peinture nous offre de nombreuses natures mortes aux livres., que viennent faire déraisonner sans doute les formes d’ensauvagement que nous mentionnions plus haut et le caractère toujours quelque peu énigmatique de notre objet. Ainsi l’opposition entre la chair du pain pongien, cette mie en «sous-sol», «lâche et froide», et la croûte, toute en «surface», «plans articulés», «dalles minces», «couches appliquées», pourrait-elle gagner à être rapportée à ce cadre d’interprétation.

Cette corporalité est donnée à voir dans ses qualités sensibles, à éprouver presque, comme une épiphanie des denrées et des objets: la nature morte est peut-être à lire aussi comme une offrande ou un sacrifice rituel, voire un contre-don. De l’artiste au Créateur/Spectateur qui a bien doté l’artiste en talent(s)19Rappelons ici qu’un des sous-genres de la nature morte picturale est l’asarotos: ces représentations de «plancher non balayé» ont pu être interprétées comme des échos de rituels funéraires (on ne débarrasse pas les reliefs de repas, on ne nettoie pas le sol sous la table du banquet puisqu’il s’agit de la part des morts). Pour une autre lecture ethnocritique d’une nature morte littéraire en relation avec le temps des morts, voir l’article de Marie-Christine Vinson, «La nature morte dans Les trois messes basses d’Alphonse Daudet», RHLF, 118-2, op.cit., p. 343-352.? Sans doute y aurait-il à dire davantage: sans présence humaine autre que présupposée (la desserte est désertée souvent), l’objet sorti de sa praxis (dépragmatisé en somme) se voit conférer une forme de sacralité (comme le laissait entendre la citation de Tardieu faite plus haut). En l’absence de transcendance («Mais brisons-la: car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation», écrit Ponge), sauf dans la chose elle-même et les mots qui la désignent, peut-être doit-on évoquer ce «transfert de sacralité» du monde religieux au monde de l’art, qui caractériserait depuis le romantisme les cosmologies modernes et contemporaines20Sur cette évolution pointée d’abord par Paul Bénichou (dans Le Sacre de l’écrivain), voir, entre autres, les travaux des anthropologues Daniel Fabre et Marcello Massenzio (pour exemple, on pourra se reporter à: https://www.royaumont.com/medias/pdf_colloques/colloque_artsacreetreligion_royaumont_ehess_2009.pdf).. Et que la nature morte ait à voir avec une transaction symbolique (au caractère mystérieux certes), les deux poèmes de Ponge proposés en exemple le disent à leur manière, eux qui se terminent sur l’échange, la circulation en tout cas, du mot-bijou («une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner») et du pain-parole à partager.

Les faits de «nature morte» semblent bien émaner d’un habitus pictural mais notre propos, même s’il a pu sembler mettre en doute la possibilité de cette forme en régime littéraire, a été plutôt d’en montrer tout l’intérêt en termes d’effets –esthétiques et anthropologiques surtout21Il va de soi que la nature morte ne se pense pas indépendamment de positions et positionnements politiques et idéologiques aussi.– dans le discours propre de la poésie. Et si nous laissions à cette dernière le mot de la fin (évidemment ouverte)?

Gustave Courbet. 1871. Grenades. Reproduction numérique. Huile sur toile.

Gustave Courbet. 1871. Grenades. Reproduction numérique. Huile sur toile.
(Credit : Kelvingrove Art Gallery and Museum)

Dures grenades entr’ouvertes
Cédant à l’excès de vos grains,
Je crois voir des fronts souverains
Éclatés de leurs découvertes!

Si les soleils par vous subis,
Ô grenades entre-bâillées
Vous ont fait d’orgueil travaillées
Craquer les cloisons de rubis,

Et que si l’or sec de l’écorce
À la demande d’une force
Crève en gemmes rouges de jus,

Cette lumineuse rupture
Fait rêver une âme que j’eus
De sa secrète architecture22Cette possible nature morte aux grenades (le motif existe en peinture, en particulier dans l’œuvre de Matisse) nous semble pouvoir condenser certains éléments de notre propos. La scénographie des fruits est aussi une dramaturgie: leur incontestable présence matérielle est donnée dans la dialectique d’un regard et d’une langue qui les fait à la fois nature morte et vivante (la grenade est un fruit-front humain, un fruit-sexe féminin, un fruit-arme de guerre et… toujours un fruit pris au moment de son dernier «passage», fût-il le symbole de la tentation ou de la fertilité)..
(Valéry, «Les Grenades»: 211)

Bibliographie

Alpers, Svetlana. 1983. L’Art de dépeindre. Paris : Gallimard.

Baudelaire, Charles. 1857. « Le Flacon », dans Les Fleurs du mal. Paris : Librairie Générale Française, « Le Livre de poche ».

Benichou, Paul. 1973. Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne. Paris : Corti.

Corbière, Tristan. 1873. « Nature morte », dans Les Amours jaunes. Paris : Seuil/L’Ecole des Lettres.

Goody, Jack. 1979. La Raison graphique. Paris : Minuit.

Guyot, Alain et Yvon Le Scanff. 2018. Littérature et Nature morte au XIXe siècle. Revue d’Histoire Littéraire de la France.

Hamon, Philippe. 1993. Du descriptif. Paris : Hachette.

Hamon, Philippe. 2018. « Une nature morte littéraire? L’exemple de L’Education sentimentale ». Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 118, 2, p. 353-365.

Hamon, Philippe. 2018. Rencontres sur table et choses qui traînent. Genève : Droz.

Hugo, Victor. 1856. « Le rouet d’Omphale », dans Les Contemplations. Paris : Librairie Générale Française, « Le Livre de poche ».

Jollet, Étienne. 2007. La Nature morte ou la place des choses. Paris : Hazan.

Levi-Strauss, Claude. 2009 [11/2009apr. J.-C.]. « Le triangle culinaire ». Le Nouvel Observateur , 74, p. 14-17.

Lloyd, Rosemary. 2004. Shimming in a transformed light, writing the still life. Ithaca : Cornell University Press.

Marin, Louis. 1994. « Mimesis et description », dans De la Représentation. Paris : Hautes Études/EHESS/Gallimard/Seuil, p. 251-266.

Pascal, Blaise. 1963. Œuvres complètes. Paris : Seuil.

Ponge, Francis. 1942. Le Parti pris des choses. Paris : Gallimard, « Poésie ».

Privat, Jean-Marie. 2006. « Un habitus littératien? ». Pratiques, 131/132, p. 125-130.

Privat, Jean-Marie. 2018. « Les salades semblaient peintes ». Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 118, 2, p. 331-342.

Roger, Alain. 1997. Court traité du paysage. Paris : Gallimard, 165 p.

Schapiro, Meyer. 1982. Style, artiste et société. Paris : Gallimard.

Sterling, Charles. 1952. La Nature morte de l’Antiquité à nos jours. Paris : Editions des Musées Nationaux.

Tardieu, Jean. 2002. La Part de l’ombre. Paris : Gallimard.

Valéry, Paul. 1926. « Les Grenades », dans Charmes. Paris : Gallimard, « NRF ».

Vinson, Marie-Christine. 2018. « La nature morte dans «Les trois messes basses» d’Alphonse Daudet ». Revue d’Histoire Littéraire de la France, vol. 118, 2, p. 343-352.

Todorov, Tzvetan. 1997. L’Éloge du Quotidien. Paris : Seuil.

Wittgenstein, Ludwig. 1982. Remarques sur le Rameau d’or de Frazer. Lausanne: : Éditions L’Âge d’homme, « «Le Bruit du temps» », 124 p.

 

  • 1
    Zola, Émile. Dossier préparatoire du Ventre de Paris, Ms 10338, f°47. De plus, l’écrivain naturaliste fait tenir dans le roman à un personnage de peintre, Claude Lantier, ce même discours esthético-politique, ce qui conduit ce dernier, au chapitre IV, à rappeler qu’il a fait un soir de Noël une «nature morte étonnante» dans la devanture de la charcuterie Quenu-Gradelle, à même les pièces de viande.
  • 2
    Je voudrais signaler ici ce que cet article, qui n’est qu’un work in progress, doit aux recherches d’un groupe de travail auquel j’ai participé et qui ont donné lieu à la publication d’un dossier tout entier consacré à la question de la nature morte dans la littérature du XIXe siècle dans la Revue d’Histoire Littéraire de la France, sous la direction d’Alain Guyot et d’Yvon Le Scanff (2018, 2, 259-365). A côté des articles de ces derniers, on trouvera ceux de Pascale Auraix-Jonchière, François Vanoosthuyse, Jean-Marie Privat, Marie-Christine Vinson et Philippe Hamon, mais aucun n’est consacré spécifiquement à la poésie. Signalons aussi les prolongements proposés depuis par Philippe Hamon dans son essai Rencontres sur table et choses qui traînent. De la nature morte en littérature (Droz, 2018).
  • 3
    L’essentiel de cette définition est tiré de l’ouvrage de référence de Charles Sterling, La Nature morte de l’Antiquité à nos jours. Ces traits de caractérisation s’appliquent d’abord aux premières natures mortes, celles de l’Antiquité romaine (les fresques ou mosaïques de Pompéi par exemple), mais surtout celles de l’époque classique (telles qu’elles apparaissent à partir du XVIe en Italie ou dans les Flandres) qui donnent leurs lettres de noblesse à ce genre (même si ce dernier, malgré un succès commercial jamais démenti, est l’un des plus illégitimes de la peinture). Voir ici même le carnet de reproductions proposé.
  • 4
    Ainsi un caillou, un galet, une branche ne pourraient entrer dans une telle représentation.
  • 5
    C’est le titre d’un essai de Tzvetan Todorov consacré à la peinture hollandaise du XVIIe siècle et paru chez Paris, Seuil (coll. Points) en 1997.
  • 6
    Tous les grands artistes contemporains (peintres, photographes, plasticiens) semblent s’y être essayés. Voir le carnet d’illustrations proposé.
  • 7
    Ainsi on note que ces «fragments» usent souvent, par exemple, d’un lexique emprunté au domaine de l’art (couleurs, mises en scène, techniques, etc.). Sur l’artialisation (ou comment des éléments naturels sont représentés et médiatisés en littérature par un regard artiste), voir Alain Roger, Court traité du paysage.
  • 8
    On pourrait faire les mêmes commentaires pour «La Pipe».
  • 9
    On tient à la disposition du lecteur la liste des recueils explorés (qui inclut aussi une incursion du côté des haïku traduits en français).
  • 10
    Nous empruntons les termes et l’idée à Jean-Marie Privat dans un article «Les salades semblaient peintes» (Littérature et Nature morte au XIXe siècle, RHLF, 2018-2, op. cit., pp. 331-342), qu’il consacre à la description de la table servie dans l’épisode du bal de la Vaubyessard de Madame Bovary. Cette table dressée devient une table mortelle (le motif est filé tout au long du roman) qui statufie Emma et tend à la transformer en déjà morte.
  • 11
    En même temps, la «nature» semble bien vive ici pour dire la mort et le mort… Dans le poème au même titre de Marie Krysinska (dans Rythmes pittoresques, 1890), la «nature-mortification» prend les couleurs, éteintes et ironiques, des formes d’embourgeoisement de l’amour et du désir dans un couple littéralement mis en scène. Ajoutons que certains poètes écrivent des «natures mortes» en référence directe avec le genre pictural (ainsi Jean Aron intitule un de ses recueils Chardin et le compose d’après les toiles du même peintre ou André Verdet dans son poème «L’Attente» –tiré de Le Pays total– qui décrit une nature morte de Brueghel de Velours). Nous en profitons pour remercier Astrid Bouygues qui nous a fait profiter de sa grande connaissance de ces corpus.
  • 12
    Je joue ici avec la notion bakhtinienne de «chronotope» pour indiquer que la nature morte est toujours, me semble-t-il, une concrétion d’espace et de temps (ce que n’induit pas le «topos»), qu’elle est peut-être aussi juxtaposition/conjonction des contraires (ce qui est pour Lévi-Strauss l’un des grandes caractéristiques du «mythologique»).
  • 13
    Dans certaines natures mortes picturales, les gestes humains sont toutefois latents, dans le couteau planté encore dans la miche de pain, dans l’assiette sale, dans l’empreinte d’une morsure dans un fruit, etc. Et l’on note ici les modalisations («on peut l’ouvrir») qui font de ces actions des possibles généralisables plus que des faits accomplis sous nos yeux.
  • 14
    Ponge écrit d’ailleurs –dans Nouveau recueil (1963)- que «la moindre nature morte est un paysage métaphysique».
  • 15
    On pourrait ainsi lire les natures mortes aux denrées selon le modèle lévi-straussien du «triangle culinaire» cru/ cuit/ pourri (1965).
  • 16
    Je ne résiste pas à la tentation de sortir de la poésie pour citer Zola dans Le Ventre de Paris: à la fin de la fameuse description de la poissonnerie des Halles au chapitre III, «les homards, vivants encore, se traînant sur leurs pattes cassées, craquaient» et celle de la boutique du volailler, au chapitre IV, montre les oies mortes pendant «le croc enfoncé dans la plaie saignante encore du cou», les lapins «tombant de la barre, les pattes écartées comme pour quelque saut formidable (…) et dont la tête aux dents aiguës, aux yeux troubles, riait d’un rire de bête morte.»
  • 17
    On voit aussi tout le profit qu’on pourrait tirer de notions comme domus et saltus mais aussi campus (les officines où l’on prépare, où l’on travaille la denrée, n’équivalent pas à une salle à manger). Je rappelle que l’ethnocritique propose d’actualiser la chronotopie tripartite domus/ campus/ saltus que les géographes et historiens ont d’abord réservée au paysage de l’Antiquité gréco-romaine puis à celui de la France rurale (voir par exemple F. Braudel, 1986, L’Identité de la France, Paris, Arthaud) en l’appliquant aux espaces modernes y compris les plus urbains. Pour le dire vite, la domus (l’espace du domestique, de la reproduction), le campus (l’espace du travail, de la production), le saltus (l’espace du non domestique et du non «travaillé»: la marge, l’in-cultivé, l’invisible, etc.) ont des traits définitoires propres mais qui, en fonction des moments et des contextes, s’entrecroisent, s’hybrident, se «dialogisent» en somme.
  • 18
    On sait que l’essai fameux de l’anthropologue Jack Goody a été publié en français sous le titre La Raison graphique (Paris, Minuit, 1979). Jean-Marie Privat (2006), prolongeant la literacy goodienne en culture de l’écrit, propose de définir la littératie comme l’ensemble des praxis et des représentations liées à l’écrit, depuis les conditions matérielles de sa réalisation effective (supports et outils techniques d’inscription) jusqu’aux objets intellectuels de sa production et aux habiletés cognitives et culturelles de sa réception, sans oublier les agents et institutions de sa conservation et de sa transmission. Notons tout de même –et notre problématique pourrait peut-être nous permettre de les regarder d’un autre œil– que la peinture nous offre de nombreuses natures mortes aux livres.
  • 19
    Rappelons ici qu’un des sous-genres de la nature morte picturale est l’asarotos: ces représentations de «plancher non balayé» ont pu être interprétées comme des échos de rituels funéraires (on ne débarrasse pas les reliefs de repas, on ne nettoie pas le sol sous la table du banquet puisqu’il s’agit de la part des morts). Pour une autre lecture ethnocritique d’une nature morte littéraire en relation avec le temps des morts, voir l’article de Marie-Christine Vinson, «La nature morte dans Les trois messes basses d’Alphonse Daudet», RHLF, 118-2, op.cit., p. 343-352.
  • 20
    Sur cette évolution pointée d’abord par Paul Bénichou (dans Le Sacre de l’écrivain), voir, entre autres, les travaux des anthropologues Daniel Fabre et Marcello Massenzio (pour exemple, on pourra se reporter à: https://www.royaumont.com/medias/pdf_colloques/colloque_artsacreetreligion_royaumont_ehess_2009.pdf).
  • 21
    Il va de soi que la nature morte ne se pense pas indépendamment de positions et positionnements politiques et idéologiques aussi.
  • 22
    Cette possible nature morte aux grenades (le motif existe en peinture, en particulier dans l’œuvre de Matisse) nous semble pouvoir condenser certains éléments de notre propos. La scénographie des fruits est aussi une dramaturgie: leur incontestable présence matérielle est donnée dans la dialectique d’un regard et d’une langue qui les fait à la fois nature morte et vivante (la grenade est un fruit-front humain, un fruit-sexe féminin, un fruit-arme de guerre et… toujours un fruit pris au moment de son dernier «passage», fût-il le symbole de la tentation ou de la fertilité).
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