Entrée de carnet

Junk Art

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Toucher une image, sous la responsabilité de Bertrand Gervais et Sylvano Santini (2015)

Toucher une image. Être touché par une image. Faire un cliché. Être déjoué par un cliché.

Grille Junk Art

Grille Junk Art

NT2. Pavillon Maisonneuve de l’UQAM, sortie latérale donnant sur la rue saint-Denis, mercredi 23 avril, 13h54.

Une bouche d’égout carrée. Des capuchons oranges de seringues enfoncées dans les rayures, un piston, des taches sinistres. Du béton.

Mais à quel jeu jouent les junkies? À une forme de junk art? À un système mnémonique primaire? 64 capuchons enfoncés dans une grille. 64 injections. 64 vols planés. 64 veines percées. 64 prises de risque. 64 possibles bad trips. 64 moments décisifs.

Comme une araignée tisse une toile, les junkies font du junk art. Et pousse le capuchon dans la fente. Et remplis peu à peu l’espace disponible. Et comble la forme. À quoi s’accroche l’esprit juste avant de se dissiper?

J’ai pris la photo avec mon téléphone cellulaire. Je l’avais entre les mains. J’ai regardé le sol, aperçu les capuchons oranges, la caractère systématique de leur présence et pris la photo.

Toucher une image. Etre touché par une image. Faire un cliché. Être déjoué par un cliché.

Parfois on cherche à composer une image. On contraste les couleurs, agence les formes, appréhende une totalité. À d’autres moments, l’image s’impose d’elle-même. Elle se prend presque toute seule. Elle est là, comme une potentialité qu’on vient actualiser, en appuyant sur un déclencheur. Elle existe à l’état brut.

J’ai pris la photo et je n’ai été troublé qu’au moment où je me suis arrêté pour regarder ce que mon écran offrait. L’écart entre la photo et son contexte était saisissant.

La grille, je l’ai aperçue dans le cadre d’une séquence. Sorti du labo en catastrophe, légèrement en retard, comme il m’arrive trop souvent de l’être, j’ai dévalé l’escalier, suis sorti par la porte latérale de l’édifice. Le ciel était radieux, j’ai mis mes pieds sur le bloc de ciment du palier, regardé l’escalier qui donne sur la rue st-Denis, aperçu la porte arrière du Second Cup, deux étudiants assis au bas des marches. Le soleil était fort et j’ai baissé les yeux pour me protéger. C’est à ce moment que j’ai vu la grille. J’ai orienté mon téléphone, activé le logiciel de photographie et appuyé sur le déclencheur numérique. Je suis reparti aussitôt après rejoindre le groupe de recherche.

Rien de ce contexte ne transparaît dans la photographie. C’est un gros plan. On ne voit que la grille, les capuchons, le piston, le ciment granuleux, les restes d’une cigarette. Des détritus. Il n’y a plus de mouvement. Qu’un temps immobilisé. Un jeu de couleurs et de formes. Un sombre tableau qui paraît presque abstrait.

Dans La Chambre claire, Roland Barthes parlait du punctum pour identifier ces éléments dans une photographie qui viennent nous chercher profondément et de façon tout à fait inattendue. Avec Junk Art, j’ai le goût de parler de puncture. D’une piqûre. En anglais, “puncture” signifie crevaison, perforation. Le terme est bien choisi: cette image n’est pas venue me toucher, mais me perforer. C’est une image de la perforation.

Faite de 64 perforations.

Grille Junk Art

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