Entrée de carnet

Consentir à l’illusion

Mélodie Simard-Houde
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Toussaint, Jean-Philippe. La vérité sur Marie, Paris, Minuit, 2009, 205 pages.

La vérité sur Marie est présenté d’emblée, par l’éditeur, comme le «prolongement» (et non «la suite») de deux romans récents de Jean-Philippe Toussaint, Faire l’amour (2002) et Fuir (2005), où l’on retrouvait les tribulations amoureuses du narrateur avec une certaine Marie. Le dernier jalon de ce qu’on pourrait bien nommer un cycle revient effectivement sur les lieux, les personnages et les événements présentés auparavant, mais il n’est nul besoin d’avoir lu les romans précédents pour entamer celui-ci. La vérité sur Marie se découpe en trois parties: dans la première, le narrateur nous raconte la mort subite du nouvel amant de Marie, à Paris, alors que la seconde partie revient sur les événements de la rencontre entre Marie et son amant, à Tokyo, peu après la rupture de  celle-ci et du narrateur. La troisième partie sera celle de la réconciliation entre Marie et le narrateur sur une île d’Elbe incendiée. On reconnaît bien Toussaint, son humour subtil, la grande visualité qui caractérise son écriture, un certain sensualisme aussi; toutefois, quelque chose a changé, l’écriture a imperceptiblement évolué, tant et si bien que si l’on place côte à côte La vérité sur Marie et un des premiers romans de l’auteur, par exemple Monsieur (1986) ou La salle de bain (1985), on est frappé par la différence. D’une écriture strictement «objective», toute tournée vers la description du visible, des gestes, Toussaint a glissé vers une écriture qu’on dirait assouplie, où la voix narrative est fondamentalement changée. D’une sorte d’œil naïf et photographique, le sujet est devenu une conscience fabulatrice.

Fabuler en absence: là où le lecteur est mis sur la piste

En effet, dans La vérité sur Marie, le «je» narrateur nous raconte en grande partie des événements survenus en son absence, cela avec une précision de détails que le plus omniscient des narrateurs omettrait… si ce n’était un narrateur de Toussaint, bien sûr. Ce mode narratif est singulier et ne manque pas d’attirer l’attention du lecteur dès la première partie du roman. On peut remarquer que dans les œuvres précédentes de l’auteur, certains passages très brefs (par exemple dès La Télévision) ou plus développés (dans Fuir) fonctionnaient de façon semblable, annonçant ce qui allait être au centre de La vérité sur Marie. Le roman est constamment rythmé par un balancement entre, l’absence du narrateur et son retour ou son apparition soudaine près de Marie. Ces  présences furtives agissent comme autant d’incursions auprès de l’objet principal du récit, Marie, dont, on l’aura compris par le titre, le roman tente de restituer une certaine vérité. Mais quelle sera cette vérité, au juste? Ce sera une vérité toute subjective, absolument fabulée en absence par le narrateur qui imagine pour nous les scènes de la vie de Marie qu’il n’a pas vécues. La précision de la description de ces scènes, des détails visuels et anodins, joue à la façon d’un effet de réel porté à outrance, qui ronge subtilement la vraisemblance. En effet, l’excès de détails ne participe plus de l’illusion référentielle; il semble la parodier. Énumération des sacs transportés par Marie, description d’une limousine ou d’une paire de chaussures ne servent plus à signifier la catégorie du réel, de façon inavouée et transparente, mais désignent plutôt l’obsession du roman pour le réel et la portent à l’attention. Ce travail implicite du récit à l’encontre de la vraisemblance est redoublé par le narrateur lui-même qui ne manque pas de signaler au lecteur ses propres défaillances, minant volontairement son autorité narrative. Par exemple, il nous annonce s’être trompé sur le nom de l’amant de Marie:

En vérité, je m’étais mépris dès le début sur Jean-Christophe de G. D’abord, je n’ai cessé de l’appeler Jean-Christophe alors qu’il s’appelle Jean-Baptiste. Je me soupçonne même de m’être trompé volontairement sur ce point pour ne pas me priver du plaisir de déformer son nom […]. (p. 75)

Malgré cet aveu candide, le narrateur continuera, faut-il le dire, de le nommer Jean-Christophe de G. pendant le reste du roman! Quelques pages auparavant, il affirmait déformer les événements: «Parfois, à partir d’un simple détail que Marie m’avait confié […], je me laissais aller à échafauder des développements complets, déformant à l’occasion les faits, les transformant ou les exagérant, voire les dramatisant.» (p. 73) Enfin, le tout culmine lorsqu’il nous avoue son peu de soucis du vraisemblable, alors qu’il n’hésite pas à faire vomir un cheval, événement physiologiquement impossible, comme il nous l’explique. Mais c’est que Zahir (le cheval) «était autant dans la réalité que dans l’imaginaire, dans cet avion en vol que dans les brumes d’une conscience, ou d’un rêve, inconnu, sombre, agité, où les turbulences du ciel sont des fulgurances de la langue» (p. 137). On le voit bien, erreurs, invraisemblances et dramatisation des «faits» servent un pur plaisir de la fiction, un pouvoir des mots et de la conscience fabulatrice. C’est ainsi que se met en place, subtilement, ludiquement, mais de façon assez marquée pour attirer l’attention du lecteur, un léger ébranlement de la captatio illusionis, ce pacte d’illusion consentie auquel adhère le lecteur de fiction.

Un réalisme idéal

Les mécanismes discrets du récit font place, dans la troisième partie du roman, à un discours métalittéraire sur la vraisemblance et le réalisme. Comme dans ses romans précédents, Toussaint offre une réflexion sur la teneur du réel et sa représentation littéraire. Le narrateur s’interroge sur l’acte créateur, le rapport entre réalité et imaginaire:

Je savais qu’il y avait sans doute une réalité objective des faits –ce qui s’est réellement passé cette nuit-là […]–, mais que cette réalité me resterait toujours étrangère, […] comme si ce qui s’était réellement passé cette nuit-là m’était par essence inatteignable, hors de portée de mon imagination et irréductible au langage. […] je savais que je n’atteindrais jamais ce qui avait été pendant quelques instants la vie même, mais il m’apparut alors que je pourrais peut-être atteindre une vérité nouvelle, qui s’inspirerait de ce qui avait été la vie et la transcenderait, sans se soucier de vraisemblance ou de véracité, et ne viserait qu’à la quintessence du réel, sa moelle sensible, vivante et sensuelle, une vérité proche de l’invention, ou jumelle du mensonge, la vérité idéale. (p. 165-166)

La vérité de la fiction sera une vérité paradoxalement «idéale», sensuelle, subjective, comme on l’a déjà dit: c’est ainsi à travers le filtre de l’imagination du narrateur que l’on connaîtra Marie, la connaissance subjective de l’autre étant dès lors la seule connaissance possible. Ce mode cognitif de la fiction, Toussaint le rapproche du rêve et de la mémoire, en une réflexion très proustienne:

[…] j’avais accompagné Marie en pensée avec la même intensité émotionnelle que si j’avais été là, comme dans une représentation qui serait advenue sans moi, non pas de laquelle j’aurais été absent, mais à laquelle seuls mes sens auraient participé, comme dans les rêves, où chaque figure n’est qu’une émanation de soi-même, recrée à travers le prisme de notre subjectivité, irradiée de notre sensibilité, de notre intelligence et de nos fantasmes. […] Car il n’y a pas, jamais, de troisième personne dans les rêves, il n’y est toujours question que de soi-même. (p. 167-168)

Je disais réflexion proustienne , flaubertienne également: on ne peut s’empêcher de songer au fameux «Madame Bovary, c’est moi!» Ainsi, le «prisme» de la conscience fabulatrice est replacé au centre d’un réalisme conscient de ses propres artifices, mais revendiquant néanmoins la capacité de dire, d’atteindre cette «moelle sensible» du réel. Le roman affirme la spécificité de sa représentation, d’un réalisme qui n’a de sens que par rapport à l’univers clôt de la fiction. Que Zahir vomisse, soit, puisque le cadre du roman est la seule borne, l’aune de la vraisemblance. Ultimement, la fiction s’épuise là où la réalité concrète commence, là où l’imagination, qui a comblé la distance, l’absence entre le narrateur et Marie, est finalement congédiée, face à la présence: «nous nous enlacions dans la pénombre pour apaiser nos tensions, l’ultime distance qui séparait nos corps était en train de se combler» (p. 205).

Lucidité et connivence: le pacte réaliste du roman contemporain

C’est ainsi que Toussaint se réapproprie, dans La vérité sur Marie, le pacte d’illusion consentie sur lequel reposent les conventions du roman réaliste. Ce pacte, comme on l’a vu, est d’abord légèrement ébranlé, mais n’est pas, en définitive, sérieusement remis en question: il est plutôt réitéré, au prix d’une lucidité nouvelle, dans un discours amusé de la littérature sur elle-même. La mise à distance, par la littérature, de l’illusion sur laquelle elle se fonde instaure, comme l’ont remarqué Frances Fortier et Andrée Mercier dans un article fort intéressant qui a guidé ma réflexion, une connivence avec le lecteur, «connivence qui repose sur le partage d’un savoir narratif» (Fortier et Mercier, p. 143). Leur conclusion s’appuie sur l’étude de trois romans récents: Un an de Jean Échenoz (1997), L’Histoire de Pi de Yann Martel (2003) et Lauve le pur de Richard Millet (2000). Il semble bien que La vérité sur Marie participe également de ce mouvement caractéristique du roman contemporain qui renoue avec la tradition du récit, tout en «[engageant] une nouvelle légitimité de l’illusion consentie, qui, désormais, assume et dépasse le soupçon» (Fortier et Mercier, p. 150).

Bibliographie

Fortier, Frances et Andrée Mercier, «L’autorité narrative dans le roman contemporain. Exploitations et redéfinitions», dans Protée, vol.34, n°2-3, 2006, p. 139-152.

Toussaint, Jean-Philippe. La vérité sur Marie, Paris, Minuit, 2009, 205 pages.

Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.