Entrée de carnet

La perception et la représentation des frontières dans «Chroniques de Jérusalem» de Guy Delisle

Doris Kristina Raave
couverture
Article paru dans Images en transit – territoires et médiums, sous la responsabilité de Damien Beyrouthy et Christine Buignet (2018)

Oeuvre et frontières

Les frontières, réelles ou imaginaires, sont clairement très présentes dans le livre de Delisle. L’un des lieux principaux de ce livre, le mur de séparation, est déjà visible sur la couverture, une image que l’auteur a choisie et exigé qu’elle ne soit modifiée dans aucune des traductions (Kocak, 2014). Le livre lui-même comprend de nombreux dessins du mur, y compris aussi de nombreux dessins sans texte ne montrant rien d’autre que de l’auteur dessinant le mur, où l’auteur figure relativement petit par rapport à l’énormité du mur représenté (Fall, 2014). Les lecteurs peuvent clairement comprendre que le mur de séparation est un symbole important pour l’auteur, plus spécifiquement, un symbole qui représente, pour reprendre ses mots, «quelque chose de déplacé, de déréglé: un symptôme de cette anomalie qu’est la séparation des peuples » (Pellegri, s.d.). La présence de ces frontières entre les peuples peut être considérée  comme ironique, car la raison pour laquelle l’auteur se trouve à Jérusalem en premier lieu est l’organisation Médecins sans frontières pour laquelle sa compagne travaille. Cependant, en mentionnant cela à un habitant de la ville, l’auteur reçoit un commentaire disant qu’il y a toujours des frontières (voir figure 1).

Fig. 1: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 29» [Dessin]  

Fig. 1: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 29» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Une déclaration sombre qui ramène l’idéal sur terre. Et après tout, les frontières sont vraiment là. La BD montre des délimitations physiquement visibles, comme le mur de séparation déjà mentionné, les checks-points ou même le Mur des Lamentations séparant les juifs pleurant sur le mur extérieur d’une mosquée et les musulmans à l’intérieur de celle-ci. Elle présente également les frontières entre différentes religions, qui sont non seulement clairement séparables les unes des autres, souvent donc même distinguables dans l’apparence physique de leurs pratiquants, mais parfois aussi présentes à l’intérieur d’une même religion, une curiosité que Delisle souligne aussi avec ses dessins. CJ décrit également d’autres types de frontières, comme les frontières politiques et culturelles, mais aussi psychologiques, mentales, et métaphoriques. 

Déjà dans les toutes premières pages de l’oeuvre, on voit l’une de ces frontières psychologiques et sa portée en action dans une scène où Delisle se retrouve secoué par la vue d’un survivant d’un camp de concentration jouant avec sa fille (voir figure 2). 

Fig. 2: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 5» [Dessin]

Fig. 2: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 5» [Dessin]
(Credit : Delcourt)

Il s’agit d’une partie du récit qui joue un rôle important pour Delisle et, par extension, pour les lecteurs, invités à être vigilants et à ne pas laisser les images et les histoires vues et entendues sur Jérusalem affecter l’impression de la ville. Aux côtés de Delisle, on adopte un certain degré d’ignorance et on s’engage dans un état d’esprit impartial et sans préjugé pour poser les bonnes questions (Gavrilă, 2015) en cherchant à comprendre cette ville et ses habitants. Cette quête entreprise par Delisle ressort clairement de sa propre déclaration au début du livre, où il dénote le besoin de prendre l’année qui lui est allouée pour essayer de comprendre la ville (voir figure 3). 

Fig. 3: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 13» [Dessin]  

Fig. 3: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 13» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Bien qu’il ait exprimé dans un entretien qu’après cette année passée à Jérusalem, il doutait d’en faire un livre car tout semblait trop compliqué pour y arriver (Rhode, 2012), il réussit néanmoins, comme s’il mettait tout ce qu’il veut raconter dans une carte postale pour ses proches (Kocak, 2014; Heater, 2009a; Price, 2009b). Cela permet, grâce au genre de la BD, une forme sans limites de réalisme, d’ajouter un aspect au récit qui ne donne pas forcément des réponses à des questions importantes, mais pose des questions qui engagent émotionnellement les lecteurs (Bulić, 2012: 77). 

Perception des frontières et leur effet

Les images dessinées de la ville, celles qui, bien que dépeignant la perception de la réalité par l’auteur, ne sont pourtant pas des images moins réelles, dessinées dans le but de provoquer des émotions, des réactions chez les lecteurs, sont des outils puissants pour créer une image mentale chez ceux-ci. Ce n’est pas seulement parce qu’une image vaut mille mots, mais à cause de la manipulation qu’elles permettent en jouant sur les sens de ceux qui les perçoivent (Butler, 2010). En plus, comme le note Le Foulgoc (2009: 88), «[l]a distance esthétique du dessin avec la réalité active le sens critique des lecteurs tout en adoucissant l’information transmise», ce qui permet de familiariser les lecteurs avec des sujets lourds sans les effrayer. Outre leur valeur esthétique, les bandes dessinées peuvent dépeindre et rendre visible la vulnérabilité des individus, en se concentrant sur leur agentivité et leur autonomie au-delà de leur statut de victimes. Ainsi, la réaction émotionnelle des récepteurs peut être fondée sur l’empathie (Fall, 2014: 105-106), ce qui signifie que les images visuelles ont le pouvoir de transmettre l’affect et d’invoquer une sensibilité morale et éthique chez le spectateur vis-à-vis de la souffrance d’autrui (Whitlock, 2009: 965). Cet effet est connu par Delisle, qui déclare dans un entretien qu’exprimer l’idée en mots n’a pas le même effet que de la mettre en images, car celles-ci suscitent la réaction des lecteurs seulement en montrant la situation (Kocak, 2014) et permettent d’entraîner les lecteurs avec lui dans ses expériences (Delisle, 2011). Ce qui, à mon avis, donne aux récepteurs une part d’agentivité, car l’émotion qu’ils ressentent vient d’eux-mêmes et ne leur a pas été imposée par des mots – elle semble probablement plus authentique. L’empathie peut être considérée comme un mode de vision (Bennett, 2005) qui nécessite de reconnaître une altérité, irréductible à notre propre expérience, ce qui signifie donc ne pas essayer de comprendre, mais de ressentir pour quelqu’un (Fall, 2012: 97), à la suite d’une rencontre avec quelque chose d’irréductible et de différent, souvent inaccessible (Bennett, 2005: 10). 

L’auteur, témoin de situations particulières, est donc engagé dans une forme de «témoignage empathique » (Fall, 2012: 97), dont une partie vise à se concentrer sur les luttes quotidiennes, créant ainsi des récits alternatifs qui se connectent directement avec les lecteurs (Fall, 2012: 101), ce qui explique que les dessins de Delisle peuvent être décrits comme capables de provoquer une empathie intense (Fall, 2012: 101). La BD et «ses capacités expressives, sa concision et l’univers de sympathie que [celle-ci] dégage en font un outil de communication extrêmement performant» (Pascual Espuny, 2009: 133). Cela permet à «l’auteur d’amener le lecteur vers des sujets qu’il jugerait difficiles, soit qu’il ne se sente pas spontanément attiré ou concerné par eux, soit qu’il sache d’avance qu’ils seront éprouvants ou dérangeants» (Bourdieu, 2012: 13). Delisle, cependant, soulève la question par l’humour, car il fait remarquer que l’utilisation de celle-ci est un moyen d’équilibrer les aspects graves  (Pellegri, s.d.). Par exemple, Delisle dépeint la création de la ligne verte, la ligne de démarcation entre Israël et ses voisins, comme si des officiers déguisés en enfants, jouaient tout en divisant le pays (Bulić, 2012) (voir figure 4). 

Fig. 4: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 31» [Dessin]  

Fig. 4: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 31» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Bien que représentant la politique comme un jeu d’enfant, cela met en lumière le sombre fait que c’est parfois exactement ainsi que des choses qui affectent beaucoup de gens se font. De plus, comme mentionné, l’auteur s’abstient souvent de critiquer directement l’absurdité des frontières en présentant plutôt ses luttes quotidiennes (voir figure 5). 

Fig. 5: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 299» [Dessin]  

Fig. 5: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 299» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Nous voyons cela, par exemple, dans sa présentation de la ville découpée en quartiers juifs et arabes, dont les transports communs sont divisés et ne permettent pas d’accéder aux quartiers de l’autre religion (voir figure 5). 

Fig. 6: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 55» [Dessin]  

Fig. 6: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 55» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

On l’observe aussi dans la façon dont Delisle est nostalgique à la vue d’un paquet de céréales dans un magasin de l’une des colonies israéliennes, mais décide de ne pas l’acheter car faire ses achats dans ces magasins est considéré comme une forme de soutien aux colonies. Néanmoins, il semble regretter sa décision après avoir vu des femmes musulmanes sortir du magasin avec leur épicerie (voir figure 6). Cette dernière séquence d’images montre également la façon dont les frontières, bien que clairement présentes, sont souvent aussi ignorées, soulignant ainsi comment elles ne sont en réalité rien de plus qu’un pacte, volontaire ou non, engagé une fois entre deux parties et transmises à partir de là aux autres. Rendues plus fortes par la tendance des gens opposés à chercher leur vérité et leur justice, leur version de l’histoire (voir figures 7 et 8), les frontières pourraient, néanmoins, être brisées ou au moins contournées.

Fig. 7: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 116» [Dessin]  

Fig. 7: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 116» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Fig. 8: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 17» [Dessin]

Fig. 8: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 17» [Dessin]
(Credit : Delcourt)

Delisle a donc appris à emporter toujours avec lui une kippa, ce qui s’est avéré utile pour lui donner accès à divers endroits et personnes, comme il le fait remarquer: à Jérusalem, on peut apparemment être considéré par ce qu’on porte, ce qui montre comment la classification des personnes dans la ville sainte peut être très superficielle. Et bien que les gens soient séparés, physiquement et psychologiquement, il existe également des exemples de dépassement et de négligence de cette séparation. Par exemple, le mur de séparation est désapprouvé par des graffitis (souvent comiques) qui s’y trouvent (voir figure 9) et la séparation entre les peuples est parfois surmontée par l’humanité dont parle l’histoire des policiers palestiniens et israéliens, travaillant côte à côte, s’ignorant d’abord mais commençant lentement à se parler et finissant par interagir, prouvant que «rien n’est impossible» (voir figure 10). 

Fig. 9: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 42» [Dessin]

Fig. 9: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 42» [Dessin]
(Credit : Delcourt)

Fig. 10: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 272» [Dessin]

Fig. 10: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 272» [Dessin]
(Credit : Delcourt)

Bien que l’auteur attire en de nombreuses occasions l’attention sur l’absurdité des frontières, cette anomalie de la séparation qui va de soi dans le quotidien de Jérusalem et qui se manifeste principalement comme une impossibilité de parler, de communiquer et de comprendre (Gavrilă, 2015: 137), leur présence constante amène les lecteurs à un certain état esprit. Cette présence est, par exemple, reprise par une scène d’enfants de différents milieux religieux qui jouent ensemble dans une cour de récréation, leurs mères à leurs côtés, coexistants ainsi sans complications (voir figure 11). 

Fig. 11: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 62» [Dessin]  

Fig. 11: Delisle, Guy. 2011. «Chroniques de Jérusalem, p. 62» [Dessin]

(Credit : Delcourt)

Et clairement, les lecteurs s’habituent aussi à la réalité présentée comme le fait l’auteur qui, au bout d’un an, se retrouve adapté à la «normalité» alors qu’il cherche à poursuivre ses activités quotidiennes et a besoin de distance pour mieux interpréter les situations (Heater, 2009). Néanmoins, son histoire reste celle d’un étranger, qui est manifestement affecté par les limites qu’il rencontre, mais pas autant que les locaux le seraient. Au lieu d’avoir besoin de trouver un moyen de s’y adapter pleinement, il doit trouver un moyen de s’y conformer pendant son séjour (Fall, 2014: 102). De plus, son histoire n’est pas seulement influencée par ses expériences spécifiques pendant ce séjour (Heater, 2009), mais aussi par qui il est. Delisle a mentionné que même s’il évite de retranscrire les situations d’une manière tranchée et «essaye de laisser parler les gens pour brosser un tableau par petites touches» (Pellegri, s.d.) pour obtenir des images en notant détails après détails (Kocak, 2014), il a déclaré qu’en tant que minorité dans son propre pays, il a tendance à noter avant tout les minorités et la manière dont elles sont traitées (ibid.). Cette tendance était encore plus accentuée parce qu’il était entouré de gens «du milieu humanitaire, avec une sensibilité politique “de gauche” qui recoupe [s]es propres opinions» (Pellegri, s.d.).

En outre, Delisle considère que la façon dont son travail a été perçu a également été affectée par son origine, décrivant la perception générale de la Israël/Palestine occupée par le Canada comme plutôt calme et moins «pro-israélienne» que, par exemple, les États-Unis (Pellegri, s.d.). Cela montre bien que la réception d’une oeuvre et «[s]a signification peu[ven]t être liée[s] à un contexte interne et externe bien particulier et dépend[ent] des attentes et connaissances du récepteur» (Auquier, 2015: 26). Ce qui signifie que les images voyagent loin de leurs origines dans des communautés d’interprétation très différentes et que leurs significations sont toujours contextuelles, sociales, culturelles et politiques et esthétiques (Whitlock et Poletti, 2008: 9). De sorte que la lecture de l’image n’est pas universelle, même si l’image, étant «présente dans le monde entier, à toutes les époques» et «considérée comme un miroir de notre réalité», fait partie d’un langage universel et que nous nous sentons «aptes à décoder une image figurative issue de n’importe quel contexte historique et culturel» comme si sa lecture «découlerait de la rapidité de perception visuelle et de la simultanéité apparente de la reconnaissance de son contenu et de son interprétation» (Auquier, 2015: 26). En effet, la lecture des images dépend de l’expérience des récepteurs. Par exemple, Delisle a reçu des commentaires d’un expatrié français vivant dans le quartier de Jérusalem près de celui où il était, disant que son travail était très exact. Il a aussi reçu des commentaires d’une juive ultra-orthodoxe qui a dit avoir aimé le livre malgré son origine ethnique (Roure, 2012), ce qui s’oppose, à mon avis, au commentaire du Français, en référence au fait que ses perceptions ne correspondent pas pleinement avec celles de Delisle. L’art graphique, qui se déplace comme une marchandise sur un marché mondial à travers divers paysages économiques, ethniques et idéologiques, est traité dans des communautés d’interprétation très différentes et peut aussi être facilement considéré comme de la propagande (Whitlock, 2006: 970). Bien qu’il exprime un point de vue individuel, la réalité observée et transmise est influencée par l’observateur (Auquier, 2015: 15) et les lecteurs, comme mentionné précédemment, lui donne souvent de la légitimité (Auquier, 2015: 50). En plus, la présence de l’auteur dans le récit «permet de rappeler au lecteur l’influence que nous avons avec notre environnement» comme «nous percevons la réalité à travers des filtres inhérents à notre culture, notre éducation» (Auquier, 2015: 37). La représentation de l’auteur dans les dessins sert aussi a «informer le lecteur sur [d]es […] détails qui influencent la vision du monde que l’on peut avoir [ce qui] sont des informations utiles sur les démarches de l’auteur, sur son fonctionnement, ces méthodes de collecte d’informations, d’analyse ou juste de mise en récit» (Auquier, 2015: 36). C’est pourquoi nous pourrions également soutenir que Delisle se dessinant avec «un dos un peu courbé, nez assez proéminent, coupe de cheveux sobre avec un très mince toupet» portant presque toujours un simple t-shirt et shorts (Gilbert, 2018: 28), se représentent ainsi comme «un gars occidental régulier» et peut mettre l’accent sur le fait que son approche et son point de vue sont sûrement occidentaux.

Ainsi, la façon dont Delisle parle des différentes religions, accordant notamment moins d’attention à et étant nettement plus éloigné de la culture musulmane, pourrait témoigner d’une autre frontière présentée dans le récit, probablement non délibérément adoptée par l’auteur. Bien que Delisle semble s’inviter au non-préjugé, il ne peut néanmoins y échapper complètement1Considérant que le cerveau humain cherche à simplifier, c’est-à-dire à utiliser des informations précédemment obtenues afin d’alléger sa tâche (Konovalov et Krajbich, 2018), j’imagine que Delisle ne l’a pas fait exprès, mais qu’il ne peut y échapper complètement.. Cela est visible, par exemple, quand trouver des bonbons du Nord-Pas-De-Calais lui fait supposer qu’un ch’ti est passé par là (Kocak, 20152Bien que Kocak a travaillé sur la version anglaise de la BD, l’essentiel de la référence est la même.). Delisle, tout au long de son livre, se base sur ses connaissances antérieures incomplètes et ses intérêts actuels superficiels, en montrant une ignorance occidentale envers l’islam et l’identité musulmane (Kocak, 2015). Par exemple, il ne parvient pas à décrire les festivités ni les coutumes musulmanes bien qu’il le fasse, parfois même de manière détaillée, avec les festivités juives, et il est souvent déconcerté par quelque chose de normal dans la culture musulmane. Par exemple, il est surpris à la vue d’un couple se tenant la main en public bien que les couples mariés puissent le faire dans la culture musulmane ou d’un garçon musulman qui essaie de lui baiser la main, ce qui est une façon très typique de montrer du respect aux aînés dans sa culture. Bien que CJ est considéré comme un «véhicule utile pour la perception de soi culturelle», un baromètre pour changer les points de vue sur d’autres cultures, et un déclencheur pour les circuits d’information qui nous exploitent dans un monde plus large (Holland et Huggan, 2000: 13), je dirais néanmoins que, comme ce travail cherche à mettre l’accent sur l’inanité des frontières, il montre aussi en même temps combien cela est difficile à observer si nous sommes une des parties impliquées. L’Occident ignore la culture arabe et ne parvient donc pas à la représenter dans sa propre production culturelle, ce qui, à son tour, n’aide pas à ouvrir le monde islamique à l’Ouest, et donc renforce cette ignorance. Mais probablement que l’inverse est aussi vrai. C’est quelque chose qui ressort du livre lorsque Delisle donne des cours dans des universités palestiniennes et israéliennes. Les femmes palestiniennes qui suivaient le cours n’avaient pratiquement aucune connaissance sur les BDs, sauf quelques-unes d’entre elles, en raison notamment du manque d’une culture de la BD développée dans la tradition musulmane (Roure, 2012). Les femmes israéliennes, cependant, étaient beaucoup plus informées, connaissant toutes les grandes BDs actuelles et même le travail de Delisle. Ainsi, bien que les images voyagent plus que jamais de nos jours, ce qui peut nous faire sentir comme si nous comprenions mieux le monde parce que nous pouvons en voir en très grande quantité, les images qui nous parviennent sont néanmoins sélectionnées et ne représentent donc qu’une vue partielle du monde. 

Conclusion 

Ce travail a discuté la manière dont les frontières ont été perçues et représentées dans la bande dessinée Chroniques de Jérusalem (2011), un récit de voyage par le bédéiste et caricaturiste québécois Guy Delisle. Le billet cherchait à aborder les connections entre l’auteur et son contexte, et son interprétation des éléments remarqués et présentés dans sa BD. Les éléments sur lesquels ce travail s’est concentré étaient les frontières, c’est-à-dire les frontières physiques, comme par exemple les murs, et les frontières «mentales», comme par exemple les frontières culturelles ou idéologiques. Ma thèse était que les frontières peuvent être vues différemment selon de quel côté elles sont perçues, comme le parcours respectif de chaque observateur l’affecte. Par conséquent, bien que l’élément perceptible soit le même, le sens qui lui est attribué peut varier. Aussi, la représentation graphique des frontières dans l’œuvre dépend de ce que l’interprétation des lecteurs, qui apporteront à leur tour une signification supplémentaire. Cette idée n’est effectivement pas nouvelle, mais ce qui la distingue des théories habituelles de la lecture, c’est que dans CJ, les lecteurs ne lisent pas seulement le texte, mais aussi, et dans de nombreux cas même uniquement, des dessins, qui sont, néanmoins, au service de la narration (Auquier, 2018: 31). Ce qui, par conséquent, ajoute l’aspect de l’influence des images sur les lecteurs à celui du texte. Cependant, il est important de se rappeler qu’«aucun média ne peut représenter la réalité dans sa globalité» et qu’une «image aussi réaliste et fidèle qu’elle puisse être reste une somme de sélections réalisée par un auteur» (Auquier, 2018: 28). C’est d’autant plus le cas dans des dessins qui sont des interprétations de quelque chose, au lieu de prises directes de ces choses (comme pour la photographie). Par rapport à cela, Auquier expliqueque «[c]omme il est impossible d’isoler l’auteur du dessin, beaucoup renforcent leur présence à l’intérieur du récit. Cette technique génère plusieurs avantages ; en confirmant la subjectivité du récit, elle soulage l’œuvre de la responsabilité de présenter une vérité totale» (Auquier, 2018: 36). Gilbert (2018) soutient cette ides en avançant que, dans un récit de voyage, «les bédéistes ne cherchent pas à atteindre l’essence de l’Autre et de sa culture ni à exprimer une compréhension totale (ou totalisante) de l’altérité» (Gilbert, 2018: 123). Cependant, l’objectif de la BD non-fictionnelle reste, selon Auquier, de témoigner d’une réalité avec fidélité (Auquier, 2018: 23), laquelle peut être «la vision d’un auteur sur un élément du réel» (ibid.: 12). Cette vision transmise par l’auteur, celle des frontières dans cadre de ce travail, va être ensuite reçue par les lecteurs et évoquer en eux des émotions et sensations qui, à leur tour, dépendent du bagage des lecteurs, ce qui est un argument étayé, par exemple, par les commentaires que l’auteur a reçus sur son livre. Pour conclure, cet article abordait la question de la représentation des frontières et leur perception par l’auteur et par les lecteurs, ainsi que quelques raisons possibles derrière cela. Il soulevait ainsi également la question de l’influence du bagage des lecteurs sur leur perception, cependant, il n’entrait pas profondément dans une discussion sur les interprétations que différentes cultures pourraient proposer, ce qui pourrait être une piste intéressante pour une future recherche.

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  • 1
    Considérant que le cerveau humain cherche à simplifier, c’est-à-dire à utiliser des informations précédemment obtenues afin d’alléger sa tâche (Konovalov et Krajbich, 2018), j’imagine que Delisle ne l’a pas fait exprès, mais qu’il ne peut y échapper complètement.
  • 2
    Bien que Kocak a travaillé sur la version anglaise de la BD, l’essentiel de la référence est la même.
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