Entrée de carnet

La peur animale

Alexandre Côté-Perras
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

Je marche avec mon chien. Il fait nuit. Nadine et moi empruntons la même ruelle que d’habitude. L’appartement attend tout au bout, comme toujours. Mais cette fois-ci, dans la ruelle, mon chien s’immobilise. Un fantôme? Il n’y a rien. L’appartement nous attend, juste là – derrière un bac à ordures. Une poubelle noire oubliée au centre de la ruelle. J’avance, Nadine ne suit pas. Elle est terrorisée : qu’est-ce que cette silhouette? Sombre, carrée, imposante.

Elle tire pour rebrousser chemin. Je ne bouge pas, j’essaie de l’apaiser – nous devons tout de même rentrer.

Je commence malgré moi à voir le bac à ordures comme Nadine le perçoit. À quelques mètres, cette ombre se tient debout, elle n’est pas censée être là. Je rentrais jusqu’alors sans penser à rien, mais la peur de Nadine est finalement venue donner le ton de la scène – glauque.

La peur animale, la peur vécue par les animaux, provient d’autres temps, d’autres lieux, des lieux moins sûrs que Montréal. La peur des chiens provient de la peur des loups, elle provient des forêts où chaque détail qui détonne, même pour un prédateur, risque d’être signe de danger. Elle provient de ces lieux où l’on doit être constamment aux aguets ; son contour se déploie en adéquation avec un suspense pesant et incessamment recommencé.

Les humains – les plus privilégiés d’entre eux – ont pu conjurer ce suspense avec leurs villes ; nous ne savons plus vraiment, depuis Montréal, ce que cela est d’être entre les arbres et d’avoir peur d’agentivités non-humaines.

Entre nous et l’orage, nous avons construit des toits. Nous n’acceptons d’aller en nature que pour en revenir.

De mille façons, nous (Occidentaux) avons mis la nature à distance (Zhong Mengual et Morizot, 2018). Un égarement qui a facilité le saccage des territoires pour y puiser les richesses des villes. Maintenant, nous « retrouvons » la nature, déséquilibrée, sous les visages de ses crises – environnementales, écologiques, climatiques, locales et globales. Nous recommençons enfin à prendre conscience, à une autre échelle, de ses menaces.

De la nature, nous ne pouvons plus revenir.

L’anthropologue Jonathan Wald observe que dans une actualité où des iguanes « tombent des arbres [tuées par le froid] » en Floride et des « tornades de feu » balaient la végétation en Australie, nous ne pouvons plus « prendre appui sur l’ “ordinaire” ou le “prévisible” comme marqueurs du réel. » Wald suggère que nous pourrions sans doute trouver « des récits plus adéquats dans le genre de l’horreur » pour donner sens au monde d’aujourd’hui (2022, p. 367).

Le mode littéraire de l’« éco-horreur » dont parle Wald tend à solliciter des affects qui court-circuitent le confort civilisé de l’anthropocentrisme ainsi que la désensibilisation (banalisation médiatique) aux désastres.

Une éducatrice canine me prévient : il ne faut jamais ignorer les signes de détresse d’un chien. Les chiens « sont des animaux » et les animaux n’ont que deux choix face à la peur : « fight or flight ». Si le bac à ordures s’était animé, Nadine au bout de sa laisse aurait montré les dents.

Mais comment un iguane peut-il se défendre d’une vague de froid, comment  fuir l’hypothermie? Comment un koala peut-il se défendre d’un feu de forêt, comment peut-on mordre le feu?

L’éco-horreur, par ses textes sensibles aux suspenses des temps de crise, nous enjoint à retrouver les animaux non-humains (et les humains touchés de près par les catastrophes) dans une peur commune – donnant son ton à l’écriture. Le ton d’une forme subjuguante d’attention aux alentours qui nous poursuit hors des textes et dans les gestes.

Semblable à l’iguane, cette peur risque parfois, face à l’étendue de la menace, de nous sidérer : « de cela peut résulter une pause dans l’action, mais cette pause [nous mènerait peut-être à reconnaître] que les agentivités matérielles du monde invitent à la prudence, en attente de plus amples informations. » (Alaimo, 2012) Un « suspense » qui invite à la réflexion (to give pause), duquel peut s’informer affectivement et sensément l’action.

Nous n’avons pas à fuir, nous pouvons certainement nous rassembler et trouver des manières de lutter, ou encore de s’adapter à un environnement changeant. Néanmoins, pour cela, il faut déjà avoir un peu peur.

Avant qu’elle ne s’impose d’elle-même, à tous.tes, avant qu’elle devienne insurmontable, nous avons avantage à nous reconnecter avec notre propre peur et être sensible à la peur qu’on fait subir à d’autres animaux. À la peur d’un environnement qu’on ne saisit pas ou qu’on ne saisit plus, celle que nous oublions d’ordinaire en pleine ville – et que Nadine m’a rappelé.

Références :

Alaimo, S. (2012). « States of Suspension », Interdisciplinary Studies in Literature and Environment, vol. 19, no. 3, p. 476-493.
Wald, J. (2022) « Horror », Environmental Humanities, v. 14, no. 2, p. 367-370.
Zhong Mengual, E. et B. Morizot (2018). « L’illisibilité du paysage », Nouvelle revue d’esthétique, vol. 22, no. 2, p. 87-96.

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