Entrée de carnet

Ventes de garage et hedge funds

Geneviève Sicotte
couverture
Article paru dans Économies // parallèles, sous la responsabilité de Geneviève Sicotte (2011)

L’économie est l’un des systèmes de régulation les plus importants du monde contemporain. Il faut saisir la dimension historique et évolutive de cette prépondérance : c’est depuis les débuts de la révolution industrielle et tout au long du 19e siècle que l’économie a progressivement étendu son emprise sur toutes les sphères de la vie et qu’elle a eu tendance à s’imposer, au point de vue des représentations et dans son effectivité, comme système omniprésent. Je voudrai y revenir, en examinant en particulier ce qu’en dit le roman de l’époque, dans les prochaines semaines.

Des nos jours, cette situation semble arrivée à son point le plus extrême, voire à son point de rupture. Tout semble tomber au marché, s’inscrire dans une transaction, et ultimement configurer un monde commodifié où rien n’échappe à la détermination de l’argent. À l’inverse, des pratiques comme le don ou le troc sont disqualifiées en tant que formes archaïques, prémodernes, ou reléguées à une sphère purement privée (évidemment inexistante). Il y aurait ceux qui participent à l’économie, et donc au social, et les autres, les laissés-pour-compte, exclus des deux ordres simultanément. Le tout dans un climat de déploration indignée ou de croyance aveugle au progrès. Pendant que sur les espaces publicitaires des vélos Bixi, des activistes apposent des autocollants qui proclament “L’espace public n’est pas une marchandise”, les gouvernements bradent le sous-sol comme s’il s’agissait d’une vieille paire de chaussettes.

Mais cette vision clivée, qui oppose un monde humaniste à un monde technicisé, ne rend sans doute pas compte de la complexité du régime économique contemporain. On pourrait mieux dire qu’il n’y a pas une telle chose que l’économie : il y a des économies multiples, qui convergent, entrent en tension ou se contredisent, et qui à chaque fois créent une certaine structure de relation entre des gens, une certaine forme sociale, un certain imaginaire. Entre le modèle industriel automobile nord-américain et la garderie en milieu familial, entre les malversations d’un Vincent Lacroix, les appropriations intellectuelles de Cinar et les entreprises d’éducation au crédit d’organismes communautaires, entre la spéculation de l’artiste sur sa propre production, celle de la prostituée sur son corps, celle des pharmaceutiques sur une molécule pas encore inventée et celle des entreprises minières sur les ressources naturelles, entre les ventes de garage où des particuliers vendent leurs biens usagés et les hedge funds qui capitalisent les fluctuations du marché lui-même, il y a évidemment des mondes de différence. Des mondes qui ne sont pas séparés que par un état d’achèvement donné par rapport à une idée de l’évolution du système économique, comme voudrait le voir la théorie économique, ni même par une certaine idée de la morale. C’est en fait l’imaginaire même de ce qu’est la chose économique qui est en jeu.

Comment lire et comprendre les interactions, souvent conflictuelles, mais aussi dynamiques et productives, entre les formes hégémoniques et les manifestations plus marginales ou marginalisées de l’économie? Que signifie aujourd’hui un régime d’échange comme celui du don? Que se passe-t-il quand on joue, mais dans une logique de profit, les cartes de l’inutile, du gaspillage et du jeu? À l’inverse, dans quel cadre interpréter une activité économique qui n’a pas le profit pour finalité? Comment penser la mise en place de communautés organisées autour du troc ou des pratiques coopératives? Que se passe-t-il du point de vue de la valeur quand on recycle un objet ou une idée? La littérature et les représentations esthétiques ont régulièrement donné voix à des savoirs alternatifs en ce qui concerne l’économie et témoigné d’une lecture autre. Et la vie sociale concrète offre aussi des exemples nombreux de ces pratiques alternatives.

C’est à ces économies parallèles et à leurs représentations que ce carnet s’intéressera. Économies parallèles au sens où elles ont un caractère caché, voire souterrain et illégitime. Mais parallèles aussi parce qu’elles établissent et balisent, en miroir ou en écho de l’économie hégémonique et dans un rapport mouvant par rapport à elle, un espace où se représentent autrement la vie sociale et les rapports entre les êtres

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