Entrée de carnet

La persona, médiation d’une béance identitaire. «Confession d’un masque» de Mishima Yukio

Marie-Ève Vallières
couverture
Article paru dans L’imaginaire intermédial du masque, sous la responsabilité de Johanne Villeneuve (2021)

Chacun dit que la vie est une scène de théâtre, mais la plupart des gens ne semblent pas obsédés par cette idée, du moins pas aussi tôt que je le fus.
— Mishima Yukio, Confession d’un masque

 

Si ce que je projette n’est pas ce que je suis, alors qui est-ce que je laisse à la vue d’autrui? L’homme est un être social. Son individualité se développe dans un milieu collectif et codifié. Mais qu’arrive-t-il lorsqu’une inadéquation est postulée entre la nature d’un homme et les normes de sa société? À la lisière du moi et de l’autre, l’intervention d’un objet de médiation ne devient-il pas nécessaire pour assurer une certaine harmonie collective? Cet objet prend les apparences de ce qui est attendu par le collectif tout en dissimulant ce qui lui fait défaut. Entre moi et l’autre, un masque social se construit, mais il n’est pas sans effets. Comment se greffe-t-il à l’identité de celui qui le porte?

Nous analyserons ce genre de tension identitaire, que l’on retrouve au cœur du roman Confession d’un masque de Yukio Mishima, en interrogeant deux aspects du masque social, soit la construction d’une persona et le désir de dissimulation derrière l’action de se masquer.

 

Un visage pour masque

On peut appréhender le masque tangible comme objet carnavalesque, théâtral et même en tant que mesure sanitaire en contexte de pandémie. Mais qu’en est-il de sa forme abstraite? La persona désignait autrefois le masque (Faure-Ribreau: 129), soit le rôle ou le personnage qu’un acteur devait personnifier au théâtre. Cette persona n’existe que dans le regard de l’autre. Dans le jeu de la création et de l’imagination, un personnage de fiction se forme sur la scène. Mais, jouer un rôle n’est pas exclusif au théâtre. Après avoir rappelé la notion de persona dans l’œuvre de Cicéron, Marion Faure-Ribreau conclut : «La persona (théâtrale ou sociale) se situe […] au croisement du particulier et du général et définit l’individu comme participant d’une identité collective et codifiée par des normes.» (168) La persona permet donc une dichotomie identitaire, entre l’identité pour le sujet individuel et l’identité pour la collectivité. Elle se développe à travers les relations avec autrui, selon les rôles et les fonctions que la société donne à l’individu. La persona n’est pas exclusive et définitive; elle est variable (Faure-Ribreau: 168), voire interchangeable tel un masque. Nous retrouvons cette persona, soit l’image de ce rôle codifié par le collectif, dans le roman de Mishima, lorsque Kochan, le narrateur habitué à un style de vie strict, se remémore l’une de ses visites chez ses cousines où il gagnait une plus grande liberté:

Cependant, j’étais incapable de prendre grand plaisir à la liberté qui m’était accordée. Tel un malade faisant ses premiers pas pendant sa convalescence, j’éprouvais une sensation de gêne, comme si j’agissais sous la contrainte d’une obligation imaginaire. Mon lit de paresse me manquait. Et dans cette maison, on exigeait tacitement de moi que je me conduise en garçon. [À] contrecœur, j’avais dès lors adopté un déguisement. Vers cette époque, je commençai à comprendre vaguement le mécanisme d’un fait: Ce que les gens considéraient comme une attitude de ma part était en réalité l’expression de mon besoin d’affirmer ma vraie nature et c’était précisément ce que les gens considéraient comme mon moi véritable qui était un déguisement./ C’était ce déguisement endossé de mauvaise grâce qui me faisait dire: «Jouons à la guerre». (33)

Malgré l’assouplissement des règles de sa grand-mère, le narrateur se retrouve prisonnier de la conception sociale de son genre. Les normes sociales régissent comment un garçon doit se comporter. Être un garçon a sa signification propre. Kochan prend conscience du «mécanisme» qui régit ce rôle, l’identité à laquelle la société le rattache malgré lui. Afin d’éviter l’inadéquation entre le rôle d’un garçon et sa personnalité, il s’en remet à la mascarade, au «déguisement». N’est-ce pas là une forme de théâtralisation de soi? Kochan ne dit pas; on lui fait dire, comme si ce qui traversait ses lèvres ne venait pas de lui. Le rôle lui dicte un script. Le collectif impose alors à l’individu une identité. Si les caractéristiques de ce rôle social ne concordent pas avec celles que l’individu reconnaît comme siennes, peut-on vraiment dire que ce dernier adhère à lui? Kochan devient ainsi acteur de sa propre vie, il joue à être un garçon à l’image de ce que la société attend de lui. Il se retrouve à porter un masque, un déguisement —à se forger une persona. Mais ce masque social a des fonctions contradictoires: il sert à la fois de distanciation et de lien social. Il crée un pont entre deux identités tout en les maintenant séparées —objet de médiation, voire de mise en scène.

Certes, le «moi» social se construit en fonction de l’«Autre1J’entendrai ici précisément par «Autre» ce qui est extérieur au moi social.», mais comment le «moi» construit cet «Autre»? Dans son article «Le masque, enjeu de la dissimulation dans le roman français», François Bruno Traore révèle le désir derrière l’action de se masquer: «Bien au-delà de l’objet qu’il représente, le masque et, à côté de lui, le fait de se masquer constituent une opération de transfert d’identité, […] l’accession […] à une apparence recherchée, toujours dans le souci d’atteindre un résultat. » (331) Se masquer relève donc d’un désir de sortir des limites de sa propre identité, d’acquérir un nouveau visage, une nouvelle personnalité, un nouveau moi. Kochan n’échappe pas à cette pulsion d’un changement identitaire. Cette dernière se manifeste pour la première fois dès l’âge de 4 ans lorsqu’il croise un vidangeur dans la rue:

Devant les yeux vers ce jeune homme sale, je me sentis suffoqué par le désir en pensant: “Je veux me changer en lui, je veux être lui.” […] [À] cet instant, […] je fus saisi par l’ambition de devenir vidangeur. […] le métier de cet homme m’inspirait en quelque sorte le violent désir d’un chagrin amer, d’un chagrin qui me déchirerait le corps. Son métier me donnait le sentiment d’une “tragédie” dans le sens le plus voluptueux du mot. (16)

C’est l’aspect tragique de ce vidangeur qui conduit le narrateur à espérer devenir cet homme, ou plutôt à vouloir la persona de cet homme. Il y a même, dans cette construction de la persona, il y a même un aspect inconscient. Vu son jeune âge au moment de cette rencontre, le héros n’est pas en mesure de pratiquer l’introspection dont témoignera plus tard son écriture, quand il deviendra le narrateur de son histoire. Autant la société régit le rôle social de chacun, autant chacun imagine un rôle pour autrui. J’interprète ce qui est extérieur à moi. En ce sens, j’en arrive également à m’imaginer dans le regard de l’Autre. Si ce dernier marque mon imagination, je crée également une impression chez lui. Penser le masque comme objet du désir d’explorer d’autres identités permet de le considérer comme l’instrument d’une mise en représentation d’une nouvelle persona.

Dans son article «Masque et identité», Pierre Maranda observe le fait que l’identité du masque survit à celui qui le porte et donc «abolit l’identité de ses porteurs successifs pendant le temps qu’ils lui prêtent leur existence pour lui donner vie.» (18-19) Il en est de même pour une mascotte qui prend vie le temps d’un événement culturel, rendant indécelable l’identité de celui qui en revêt le déguisement. Ainsi, porter un masque, se déguiser, permet pour un certain temps d’acquérir une nouvelle identité dans le regard d’autrui. Kochan fait l’expérience de cette autre facette du masque lorsqu’il décide de se déguiser en la célèbre illusionniste Tenkatsu Shokiokusai, pour ensuite se montrer à sa mère et ses invités: «Mon exaltation était centrée sur la conscience que, grâce à mon interprétation, Tenkatsu était révélée à de nombreux yeux. Bref, je ne voyais rien d’autre que moi-même.» (25) Pour Kochan, ce qui est révélé n’est pas le fait qu’il se déguise, mais le déguisement lui-même, l’illusion. Pour un temps, il est Tenkatsu. Dans son article, Traore lie le masque à un objet d’art qui «séduit, inspire un sentiment de joie, de plaisir, de satisfaction, quelque fois, de plénitude.» (336) L’excitation de Kochan —«Incapable de réprimer [s]es rires éperdus et [s]a joie délirante» (25) peut-on lire lorsqu’il se montre déguisé aux yeux de tous— semble effectivement adhérer à ce plaisir du masque. Il est le produit de son œuvre. Mais le regard de l’Autre, ici celui de la mère, heurte le jeune garçon. Ce regard qui évite celui du narrateur témoigne d’une gêne, voire d’une honte à son égard:

C’est alors que mon regard se porta sur le visage de ma mère. Elle était devenue un peu pâle et elle restait simplement assise, comme absente. Nos regards se croisèrent; elle baissa les yeux./ Je compris. Les larmes me brouillèrent la vue. (25)

Bien que le masque offre à son porteur l’effet d’une évasion identitaire temporaire, c’est le spectateur qui accrédite sa mise en scène. La persona se construit alors nécessairement dans le regard de l’Autre. Kochan participe à sa construction tout en étant soumis à ce regard.

 

Un masque pour visage, ou l’acteur sans son masque

Le visage est le premier masque qu’un être humain assume. Il apprend à le manier, à l’utiliser. Il est l’interface entre le moi et les autres, à la limite de l’intériorité et de l’extériorité. Le théâtre japonais connaît une réforme à la deuxième décennie de l’ère Meiji (1852-1912) dans la conception du visage de l’acteur; le visage nu, sans masque, prend un nouveau sens, celui de l’intériorité. (Karatani: 57) Le Kabuki, reconnu pour ses acteurs aux visages masqués ou peinturés, présente pour la première fois un personnage au visage nu, naturel, avec l’acteur Ichikawa Danjūrō IX dans les pièces du dramaturge Kawatake Mokuami (Karatani: 55). L’absence du masque théâtral permet alors une certaine révélation, le spectateur découvrant une «essence» à ce personnage type du Kabuki. L’action d’enlever le masque rend alors visible une profondeur, un autre visage qui serait en fait le «vrai», tandis qu’à l’inverse, se masquer consiste à le soustraire à la vue d’autrui. Le masque possède donc deux fonctions contradictoires: la révélation et la dissimulation. Cette dernière peut être perçue comme une tromperie, une duperie, mais elle peut également permettre une certaine protection. Traore relève justement cette tendance à se protéger sous le déguisement de la dissimulation. (33) L’écriture de Kochan témoigne de cette particularité qu’a le masque d’ériger une barrière de protection entre l’intériorité —ce qui relève de son «moi véritable»— et l’extériorité lorsqu’il découvre sa nouvelle obsession pour le baiser:

[…] l’acte appelé baiser ne représentait rien de plus pour moi qu’un endroit où mon ardeur pourrait chercher un abri. Je puis dire cela maintenant. Mais à cette époque, pour me leurrer, pour m’imaginer que ce désir était une passion animale, je dus entreprendre un travestissement minutieux de mon moi véritable. (114-115)

Kochan cherche, de manière inconsciente2Le fait que le narrateur mentionne «Je puis dire cela maintenant» laisse entendre un certain refoulement par le passé. Son obsession provenait d’un désir de préservation qu’il ne réalisait pas, ou qu’il ne voulait pas voir, alors qu’aujourd’hui, au temps de l’énonciation, il peut se l’avouer. , un abri, un refuge où cacher, où protéger cet «être» qui ne concorde pas avec ce qu’attend la société. Ainsi, le masque social joue un rôle protecteur à l’égard de l’intériorité. Il se construit pour dissimuler les imperfections ou les différences d’un «moi» intérieur. Mais où s’arrête ce déguisement? Si l’être se dissimule derrière un masque social, dans quelle mesure jouant continuellement le rôle qu’il croit être le sien, alors jusqu’à quel point ce rôle se greffe-il à son identité? Qu’est-ce qui provient de lui et qu’est-ce qui provient de cette identité créée pour la société? Le narrateur nous offre une sombre réponse. Alors qu’il est en voyage avec la famille de Kusano, un ami enrôlé dans l’armée à qui il va rendre visite, Kochan médite sur les événements de la journée avant de s’endormir:

[…] le chagrin qui avait ébranlé les fondements de mon existence ce matin, à l’arrivée de Sonoko, se réveillait maintenant de façon plus aiguë encore au fond de mon cœur. Il proclamait que chacune des paroles que j’avais prononcées, chacune des actions que j’avais accomplies ce jour-là, était fausse: ayant découvert qu’il était moins pénible de décider qu’une chose était fausse en son entier, que de me torturer pour savoir dans quelle mesure elle était vraie ou non, j’étais devenu peu à peu familier avec cette façon de démasquer volontairement ma fausseté à mes propres yeux. (148-149)

Nous avons vu précédemment que, dans le roman de Mishima, la persona se construisait inconsciemment dans la jeunesse de Kochan, l’écriture ne témoignant que d’une introspection ultérieure. Or, dans ce passage, le narrateur partage ses réflexions le soir même. Maintenant conscient du masque social qui l’enveloppe, Kochan rend compte du supplice engendré par la tentative de distinguer le vrai du faux, de séparer l’«être» du masque. En ce sens, jouer consciemment un rôle au quotidien produit chez celui qui le joue un désenchantement relationnel; l’ensemble de ses interactions est perçu comme faux. Un peu plus loin, il dépeindra ce rôle, ce masque, comme faisant finalement partie de son «être»:

Mon «acte» a fini par devenir partie intégrante de ma nature, me disais-je. Ce n’est désormais plus un acte. Je sais pertinemment que je joue le rôle d’un être normal, cette pensée a même corrodé ce qu’il y avait en moi de normal à l’origine, elle a fini par m’amener à me dire et à me redire à moi-même que cela aussi n’était qu’une prétendue normalité. En d’autres termes, je deviens l’un de ces êtres qui ne peuvent croire à rien d’autre que le faux-semblant. (149)

Si le masque sert d’interface entre le sujet et le monde, s’il acquiert la capacité de protéger ce qu’il dissimule, il n’est pas sans danger. Il moule le visage, il l’enserre. Il se greffe à lui pour ne faire qu’un avec lui. C’est bien ce que Kochan réalise rétrospectivement.

L’une des œuvres de l’artiste Gillian Wearing, Me as a Mask¸ témoigne parfaitement de ce masque-visage, de cette fusion identitaire où le sujet n’est plus identifié que par le masque (fig.1).

(Fig.1) Gillian Wearing. 2013. “Me as a Mask”. Inspiré par l’œuvre de Claude Cahun, Royal Academy of Art. Collection privée, Cecilia Dan Fine Art © Gillian Wearing, courtoisie Maureen Paley, Londres.

(Fig.1) Gillian Wearing. 2013. “Me as a Mask”. Inspiré par l’œuvre de Claude Cahun, Royal Academy of Art. Collection privée, Cecilia Dan Fine Art © Gillian Wearing, courtoisie Maureen Paley, Londres.
(Credit : Gillian Wearing, courtoisie Maureen Paley, Londres)

Cette œuvre «sans corps» met en évidence le vide, la béance qui se trouve derrière le visage exhibé tel un masque. Comme si l’identité renvoyait en elle-même à un masque. Le titre du roman de Mishima, Confession d’un masque, relève justement de cette crise identitaire, de ce «moi» qui n’est plus qu’un masque. Pour nous, il fait également écho à l’écrivaine et artiste Claude Cahun qui a inspiré Wearing, et dont Lauren Elkin rapporte les paroles: «Identity, for Cahun, is itself a mask, but not one you can remove to reveal some simple truth: “Behind this mask, another mask,” she wrote. “I will never finish removing all these masks.”» (Elkin: 2017) Autrement dit, on ne possède pas qu’un seul visage, on en a plusieurs: celui du garçon, celui du frère, celui du fils, etc. Chacun se greffe à l’identité de l’individu qui n’est autre, en définitive, qu’un amas de masques.

Si le masque est rattaché à sa fonction de dissimulation, il se définit tout autant par sa fonction de dévoilement. Telle est aussi la structure de la «confession». Du moment que l’existence du masque est connue, quelque chose est révélé ou avoué —l’objet d’une confession. La chose cachée n’est peut-être pas dévoilée, mais son existence affleure maintenant à la conscience d’autrui, voire à sa propre conscience. Le narrateur de Confession d’un masque semble avoir commencé son travail d’écriture en prenant justement conscience de cette persona, du masque qu’il n’a pas cessé de construire depuis son enfance, en dévoilant par là même la béance identitaire qu’il n’arrive à sublimer qu’à travers l’artifice.

 

Bibliographie

ELKIN, Lauren. 2017. «The many masks of Gillian Wearing and Claude Cahun». RA Magazine. En ligne. https://www.royalacademy.org.uk/article/magazine-identity-parade-gillian-wearing-claude-cahun

FAURE-RIBREAU, Marion. 2011. « L’identité en question. Étude du terme persona dans l’œuvre de Cicéron. » Bulletin de l’Association Guillaume Budé. No 2, p.126-169. En ligne. https://doi.org/10.3406/bude.2011.6793

KARATANI, Kōjin. 1993. Origins of Modern Japanese Literature (trad. du japonais par Brett de Bary). Duram: Duke University Press, 220p.

MARANDA, Pierre. 1993. «Masque et identité». Anthropologie et Sociétés. Vol. 17, no 3, p.13-28.  En ligne. https://doi.org/10.7202/015272ar

MISHIMA, Yukio. 1971. Confession d’un masque (trad. de l’anglais par Renée Villoteau). Paris: Éditions Gallimard, 247p.

Routledge Encyclopedia of Modernism. «Kawatake Mokuami». En ligne. https://www.rem.routledge.com

TRAORE, François Bruno. 2011. «Le masque, enjeu de la dissimulation dans le roman français».  Acta Iassyensia Comparationis. Abidjan: Université de Cocody, p.330-337.

  • 1
    J’entendrai ici précisément par «Autre» ce qui est extérieur au moi social.
  • 2
    Le fait que le narrateur mentionne «Je puis dire cela maintenant» laisse entendre un certain refoulement par le passé. Son obsession provenait d’un désir de préservation qu’il ne réalisait pas, ou qu’il ne voulait pas voir, alors qu’aujourd’hui, au temps de l’énonciation, il peut se l’avouer.
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