Cahiers ReMix, numéro 11, 2019

Corps et espace: représentations de rapports

Sara Bédard-Goulet
Damien Beyrouthy
Marc-André Boisvert
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Cette publication fait suite aux journées d’études «Représentations artistiques et littéraires contemporaines du rapport entre corps et espace» qui ont eu lieu les 6 et 7 avril 2017 à l’UQAM, auxquelles s’est ajoutée l’exposition «Et on essayait d’y être» du 7 au 21 mars 2018 à l’UQAM. Ces deux événements sont inclus dans le projet de recherche-création «Corps contemporain et espace vécu: entre imaginaire et expérience» financé par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada.

Les arts visuels et médiatiques partagent avec la littérature un souci de représenter l’humain dans son environnement, ce qui peut permettre d’interroger le rapport entre son corps et l’espace. Les articles constituant ce cahier s’intéressent à la forme actuelle de ce rapport, variable suivant les époques, dont on suppose qu’elle est affectée par divers phénomènes: mondialisation, capitalisme financier, multiplication des mégapoles, surpopulation, crise environnementale, posthumanisme, prolifération des images et des écrans, surconsommation, migrations, etc. Ils considèrent que les représentations littéraires et artistiques, en problématisant ces phénomènes, les affinent, les nuancent, et permettent peut-être d’en dégager de nouveaux. Aussi, les différents auteurs se sont penchés sur des œuvres permettant d’explorer la spécificité de la relation qui se joue entre le corps et l’espace à l’époque contemporaine, en insistant sur l’articulation de cette relation et sur sa réciprocité. L’attention se tourne donc vers la co-constitution du corps par l’espace et de l’espace par le corps en étudiant les différents types de rapports qu’ils peuvent engager: résonance, juxtaposition, opposition, déplacement, etc. Les réflexions explorent également les agencements et les dispositifs qui, d’une part, influencent la manière dont corps et espace se situent l’un vis-à-vis de l’autre et qui, d’autre part, résultent de leur interaction, dans le mouvement de va-et-vient qui les anime.

On peut penser que corps et espace forment un couple indissociable, en ce qu’ils ne peuvent, sans remettre sérieusement en question leur existence respective, se passer l’un de l’autre. S’ils peuvent être conçus comme des entités abstraites, et la modernité occidentale a largement œuvré en ce sens, on doit conclure qu’ils ne vont pas l’un sans l’autre; aussi peuvent-ils présenter un rapport d’interdépendance en interagissant systématiquement entre eux et ce, à différents niveaux. De même, un rapport bien différent peut se jouer quand les corps semblent dans une déprise, dans un flottement, rattachés à aucun lieu en particulier, mais tout de même un peu à tous, comme flottant de l’un à l’autre. Ce rapport semble caractéristique de l’esthétique postmoderne où des lieux diachroniques et diatopiques peuvent être combinés sans scrupules derrière un corps incrusté, trouant le décor tout autant que s’y inscrivant. Quoiqu’ils existent ensemble, le corps et l’espace peuvent donner lieu à un rapport d’opposition plus ou moins fort, menant parfois à la domination de l’un sur l’autre. D’ailleurs, si les représentations littéraires et artistiques ont largement montré la domination des corps sur l’espace (occupation des sols, géo-ingénierie, dispositifs territoriaux, etc.), la domination de l’espace sur le corps n’est pas en reste, espaces naturels et urbains étant aussi présentés comme une menace pour le corps. Pour finir, une fantasmagorie ancienne semble actuellement connaître un retour de popularité: la symbiose du corps et de l’espace. On peut en imaginer au moins deux acceptions différentes. La première, proche de l’effacement et parfois du mimétisme, s’apparenterait à la disparition du corps dans l’espace environnant. La deuxième acception s’approcherait plus d’une conception posthumaniste où l’humain serait, par exemple, hybridé à des éléments naturels.

Les réflexions proposées dans ce cahier font suite aux journées d’études «Représentations artistiques et littéraires contemporaines du rapport entre corps et espace», qui ont eu lieu les 6 et 7 avril 2017 à l’UQAM. Inscrit dans le programme du centre de recherche Figura de l’UQAM, cet événement a été suivi, du 7 au 21 mars 2018, de l’exposition Et on essayait d’y être, qui s’est tenue à la Chaufferie de l’UQAM, et à laquelle ont participé certains intervenants des journées d’études. La question autour de laquelle se déploient les textes de ce cahier est donc la suivante: comment les œuvres artistiques et littéraires explorent la connexion entre corps et espace et interrogent sa représentation à l’époque contemporaine?

Sylvie Coëllier dans «Performances: de la “sphère globale” à l’“écume”» discute du changement perceptible, dans des performances des années 1960-1970 et 2000-2010, quant au rapport à l’autre et à l’espace. Dans la première période, les artistes auraient cherché à abolir la distance entre les corps et à appréhender l’espace comme substance tangible. Ensuite, ils rendraient compte d’une autre situation pour le corps et l’espace qui, pour reprendre les termes de Peter Sloterdijk, s’organiserait en «une écume d’espaces individuels capables de s’agréger à d’autres, d’amorcer des communications, mais aussi de se diluer.»

Carole Nosella dans «Voyage des corps, voyage des images: pour une expérience physique du filmique» déploie une réflexion sur ce qu’elle désigne comme un double voyage –physique, à travers les transports, et mental, par des fictions audiovisuelles accessibles grâce aux appareils mobiles de visionnage. Elle questionne ensuite cette notion par une pratique de recherche-création qu’elle intitule «marcher-projeter-créer».

Le texte de Camille Prudhomme Readman s’inscrit dans une démarche de recherche-création et aborde la façon dont la visibilité affecte le rapport que le sujet entretient avec son corps. Elle s’attarde sur l’écart entre le corps vécu et le corps vu et identifie les dislocations provoquées lorsqu’un corps s’éprouve comme représentation.

Orianne Helbert explore la pratique de l’artiste belge Édith Dekyndt à travers l’écologie du sensible, inventée et théorisée par l’anthropologue Tim Ingold, afin de se demander si cette pratique amplifie une approche sensible de l’environnement. Elle montre notamment que, en mettant en relation un matériau simple et un milieu, l’artiste rend peut-être le public plus sensible à son environnement.

La relation étroite entre le corps et l’espace est au cœur de la réflexion de Marc-André Boisvert, qui explore la relation qu’entretiennent les amants des Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard avec le paysage breton. En s’appuyant sur la phénoménologie, il analyse le rapport symbiotique de ces personnages avec le territoire, dans lequel leurs corps s’entrelacent et qui se révèle essentiel à leur union.

Virginie Peyramayou, quant à elle, explore le rapport entre corps et espace dans quelques performances dessinées réalisées par trois artistes contemporains: Tim Knowles, Tony Orrico et Robin Rhode. Elle remarque notamment que «la forme s’ajust[e] au format de l’espace et au corps de l’artiste», que territoire du corps dessinant et territoire de l’espace expérimenté sont dans une renégociation permanente et ce, dans une interrogation de la place du geste et de l’action du corps, du croisement de médiums et de la confrontation à l’espace urbain.

Le texte d’Aziza Azzouz observe la manière dont L’Homme de cendre (1986) de Nouri Bouzid met en scène des usages et pratiques de l’espace de la médina et de sa maison familiale. Cet article cherche à identifier l’originalité du traitement de cet espace privilégié du cinéma tunisien, qui brouille les frontières traditionnelles qui séparent l’espace public et l’espace privé et s’inscrivent dans le corps même des protagonistes.

Dans son article, Anne Favier analyse la pratique de l’artiste contemporain français Julien Prévieux en montrant comment ce dernier détourne des dispositifs sociaux qui travaillent et donnent forme au corps. Cette réflexion s’appuie sur deux axes principaux: le travail avec les données extraites des corps et l’organisation des corps à travers divers systèmes prédictifs.

Le comité scientifique remercie le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH), Figura, le Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, ainsi que les évaluateurs et les évaluatrices des articles.

Crédits de ce numéro

Comité scientifique: Sara Bédard-Goulet, Damien Beyrouthy, Marc-André Boisvert

Révision du contenu: Sara Bédard-Goulet, Damien Beyrouthy, Marc-André Boisvert

Intégration du contenu: Sophie Guignard

Crédits de l’image: Damien Beyrouthy. 2016. Délicat contact. [Capture de l’installation vidéo interactive]

Articles de la publication

Sylvie Coëllier

Performances: de la «sphère globale» à l’«écume»

Pour aborder la question de la représentation du corps dans son rapport avec l’espace, j’analyserai d’une part des œuvres choisies dans les années 1960-1970 et d’autre part des œuvres postérieures à 2000, essentiellement dans le domaine de la performance, en complétant ponctuellement mon argumentaire de pratiques autres afin d’étayer mon propos.

Carole Nosella

Voyage des corps, voyage des images: pour une expérience physique du filmique

Imaginons le temps du voyage comme un temps filmique: un travelling sans caméra où l’écran est la fenêtre, un film sans images enregistrées, produit par un appareil mobile dans lequel nous prenons place (l’avion, ou bien le train, ou bien encore la voiture).

Camille Readman Prud'homme

Du corps vécu au corps vu: une dislocation

Le présent article s’inscrit dans une perspective de recherche-création où l’écriture cherche à comprendre comment la visibilité affecte le rapport que le sujet entretient avec son corps. Entre intériorité et extériorité, sensation et image, le corps, lorsqu’il s’éprouve comme représentation, crée des dislocations que l’écriture sait reconnaître.

Oriane Helbert

Édith Dekyndt, vers une écologie du sensible

Édith Dekyndt, née en Belgique en 1960, est une artiste qui vit et travaille entre Tournai et Dublin, mais également dans d’autres lieux au gré de ses expositions et résidences. Ses multiples déplacements fondent pour elle l’occasion de ses expériences plastiques.

Marc-André Boisvert

Quand les corps deviennent espaces, ou le paysage comme espace relationnel dans «Les Solidarités mystérieuses» de Pascal Quignard

Sur la lande bretonne, une femme assise sur un rocher se cache parmi les herbes hautes et regarde la mer. Dans le crépuscule, Claire Methuen n’est qu’une ombre filiforme; sa maigreur, son corps émacié et son long cou rappellent la silhouette des échasses, grues et autres charadriiformes.

Virginie Peyramayou

Représentation du rapport entre corps et espace dans quelques performances dessinées: une interdépendance entre limite spatiale et corps du performeur

Dans le cadre de la réflexion sur les représentations artistiques et littéraires contemporaines du rapport entre corps et espace, certaines propositions plastiques de performances dessinées activent une relation d’interdépendance, le corps et l’espace agissant de pair, pour faire émerger le graphisme.

Aziza Azzouz

Pouvoir de l’architecture et construction du sens de l’habitat à la lumière de «L’Homme de cendres» de Nouri Bouzid

Le cinéma tunisien est porteur d’images de lieux privilégiés au point où l’on serait tenté d’en faire une typologie répondant à des identifications socioculturelles, historiques, affectives ou mythiques.

Anne Favier

Les corps informés dans l’œuvre de Julien Prévieux

L’artiste français Julien Prévieux porte une attention sensible, critique, et non dénuée d’humour aux moyens usités aujourd’hui de manière généralisée pour enregistrer, analyser et traduire sous forme d’informations le corps dans l’environnement social contemporain.

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