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Analyse d’un événement poétique: «Mon pays que voici» d’Anthony Phelps

Yves Patrick Augustin
couverture
Article paru dans De la poésie et des signes qu’elle catalyse. Lectures ethnosociocritiques, sous la responsabilité de Sandrine Astier-Perret, Viviane Marcotte et Bernabé Wesley (2020)

Michel et France Cler. 1979. Grand Baie, Antilles. Reproduction numérique (aquarelle), 20.8 x 29.6 cm.

Michel et France Cler. 1979. Grand Baie, Antilles. Reproduction numérique (aquarelle), 20.8 x 29.6 cm.
(Credit : Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou)

Lors d’une conférence sur «La parole poétique», le poète, critique d’art et traducteur français, Yves Bonnefoy affirmait, à propos de la complexité à expliciter la poésie:

Si cela avait été Rimbaud qui se fut donné la tâche […] de définir la poésie, il aurait pris appui sur la révolte, sur la dénonciation des hypocrisies et des démissions de la société, il aurait défini le poème comme une transgression des valeurs et des habitudes qui emprisonnent et appauvrissent la vie des individus.

Si cela avait été Mallarmé, qui forma ce même projet, […] il aurait au contraire porté ses yeux aussi loin que possible de la personne particulière, il aurait donné la poésie pour l’avènement de ce qu’il nommait la nature à la conscience de soi… (Bonnefoy, 2000).

De tels propos montrent combien la poésie constitue un objet d’étude en constante mutation, difficile à appréhender, presque inaccessible à la théorie. Des philosophes comme Jean-Paul Sartre la situèrent «en dehors des débats sociaux et culturels». Celui-ci émet l’idée, selon laquelle, «dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle. Elle rentre dans la vie positive; de poésie, elle devient prose» (Gautier, 1905). Pour lui, les poètes sont «des hommes qui refusent d’utiliser le langage. […]» (Gautier, 1905), qui éclipsent la vérité. Il ajoute que «l’œuvre du poète ne peut être une fin en soi ou un instrument de combat dans la vie sociale, politique, intellectuelle ou religieuse, puisque celui-ci considère les mots comme des choses et non comme des signes» (Gautier, 1905).

Cette question du sens et de la raison d’être de la poésie —en dépit de ses multiples fonctions et des possibilités qu’elle offre par le surgissement des formes et la capacité qu’elle offre à traduire le réel aussi bien que l’imaginaire— occulte souvent «les circonstances historiques qui imposent aux poètes des priorités bien vite changeantes dans l’appréhension des urgences et l’interprétation de la société» (Bonnefoy, 2001). Pourtant, la parole poétique n’a jamais cessé d’être une expérience fondamentale, un moyen d’éveil, une quête toujours renouvelée de l’inaccessible, une présence au monde. Ces éléments constitutifs de la poésie se retrouvent dans Mon pays que voici, recueil écrit entre 1960 et 1963 par le poète d’origine haïtienne, Anthony Phelps, avant d’être emprisonné et contraint à l’exil.

Ce poème, comparé au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire et au Chant général de Pablo Neruda, publié en France en 1968, deviendra un livre culte, le livre de la révolte et de la révolution poétique haïtienne. Il peut être considéré, pour reprendre une expression du célèbre poète palestinien Mahmoud Darwich, comme «une compensation métaphorique à [l’]impuissance [du peuple] à changer [s]a réalité», (Darwich, 2013). Le critique René Lacôte des Lettres Françaises traduit bien la manière d’appréhender l’écriture de Phelps dans cette marche poétique:

Je pense qu’il faut résister à cette aisance de la lecture pour prêter une attention soutenue au texte où chaque mot est pesé, précis, juste et lourd de signification, où chaque image a dans son rayonnement une portée bien réfléchie. Cette poésie est de celles qui nous font aller très loin dans l’âme d’un peuple, dans l’âme de tous les peuples meurtris, dépossédés d’un continent: Terre d’Amérique nourrie du sang d’Abel. (Lacôte, 1969).

Alors que la poésie est souvent jugée superflue et le poète vu comme un homme inutile, comment cette écriture a-t-elle pu devenir, sous le règne de la dictature, une parole inaugurale, un chant de ralliement, de lutte et de révolte? Comment expliquer que, malgré la répression à outrance, cette création poétique s’impose comme l’ultime cri libérateur contre la terreur qui dispersera les poètes vers d’autres cieux? Une analyse sous un angle sociocritique pour repérer la socialité et l’historicité du texte et mettre à jour comment le langage opère à l’intérieur de cette poésie, ainsi qu’un regard ethnocritique pour dégager les enjeux culturels de cette œuvre, permettront de comprendre «comment le texte poétique donne […] à lire sa propre situation d’énonciation» jusqu’à devenir «insurrection1Terme utilisé par Pablo Neruda.» .

Ce long poème divisé en quatre parties est une marche poétique au cœur de l’histoire d’Haïti. La première partie relate la vie tranquille et idyllique des Tainos, population amérindienne paisible de l’île. La seconde évoque l’arrivée des Espagnols avides d’or, qui réduisent les autochtones à l’esclavage jusqu’à les exterminer. La troisième raconte la traite des Noirs venus d’Afrique, l’esclavage, la révolte et l’épopée des héros de l’indépendance. Enfin, la dernière retrace l’occupation américaine en 1915, la résistance du peuple contre les forces d’occupation et la dictature obscurantiste et sanguinaire du président François Duvalier.

Lorsque Phelps écrivit Mon pays que voici, les écrivains n’avaient pas droit à la parole, ils étaient des exclus, des exilés au sein de leur propre pays. Phelps décida alors d’introduire «le pays dans sa poésie» (Phelps, 2007) pour compenser l’exil intérieur. Influencé par le Canto General de Neruda, il s’est attelé à la création d’un long poème qui a su donner vie aux espoirs, aux rêves, aux aspirations de son peuple piégé constamment par le tragique de son Histoire. Une Histoire dans laquelle sa poésie prend sa source. Cette expérience socialisatrice mit à jour «des difficultés et des souffrances encourues durant la vie sociale, lesquelles apparaissent sous des formes métaphoriques ou hystérisées dans le[s] texte[s]» (Popovic, 2011).

Est-il possible de «rapporter le geste poétique, réputé désintéressé, à des mécanismes sociaux définis […] par la situation historique […] de l’écrivain»? (Biron, 1991). Comment s’articule la parole poétique dont la caractéristique première se révèle la beauté de la forme du discours et le pouvoir dire d’une parole de combat qui exprime la souffrance et l’exil, dit la célébration de la vie comme forme de résistance à l’oppression? Si les premiers vers du texte inaugural de la marche, par leur lyrisme, ne laissent nullement entrevoir une écriture fortement ancrée dans le réel, plus le projet se précise, plus les choix esthétiques révèlent leur interprétation, plus la situation politico-historique prend la forme de l’action poétique.

Il est important de noter, au préalable, une corrélation entre l’auteur et une cause nationale, par le passage du «je» au «nous» dans l’écriture. Partageant un destin collectif, il habite à la fois la poésie et le monde qu’il chante, dans lequel il est à la fois l’indien, l’esclave noir et l’opprimé de tous les temps.

En outre, le pronom «je» est, sous la plume du poète, le lieu d’un devoir éthique, d’une responsabilité sociale, politique et humaine, un besoin de proximité avec l’humain. C’est ce besoin d’être en lien avec la société, cette quête relationnelle avec le monde qui nous éclaire sur les différentes pauses qu’il marque dans l’écriture pour s’entretenir avec un autre. Que cet autre soit l’étranger: «Étranger qui marches dans ma ville/ souviens-toi que la terre que tu foules/ est terre du poète…» (Phelps, 2007), le veilleur: «Homme de vigie me répondras-tu?» (48), l’oppresseur: «Yankee de mon cœur/ qui entres chez moi en pays conquis…» (29), le pays: «Ô mon pays si triste est la saison / qu’il est venu le temps de se parler par signe» (47), le rapport se fait étroit entre poésie et dialogue.

Les mots de l’écrivain outrepassent les frontières du poème, qu’il se garde d’enfermer dans la beauté harmonieuse des images ou le «moi poétique», pour devenir recherche continuelle d’une présence existentielle. Si Phelps ponctue sa poésie d’incantations, d’exhortation, de cris, c’est parce que la fonction historique de l’œuvre est l’éveil de la conscience du peuple. Tout au long de l’écriture, il s’applique à libérer l’Histoire de l’espace narratif en évoquant une présence vivante par un échange dont le tutoiement traduit une proximité avec le réel, avec tout être, que ce soit l’humain ou la terre considérée comme terre-mère ou terre-femme: «Ô mon pays/ je t’aime comme un être de chair» (47). À travers le procédé lyrique de la figuration et de la célébration, il donne à son île une identité par un échange dans laquelle la terre prend corps pour devenir femme. En revanche, le vouvoiement, il le réserve aux démiurges, aux preux qu’il convoque: soldats de la grande épopée, à ceux qui, par le sacrifice de leur vie, inspirent respect et vénération.

Ainsi, Mon pays que voici se présente comme le territoire dans lequel se déploie, dans sa portée lyrique, la cause de tout un peuple réduit au silence. L’opposition répétée entre ce silence et langage dans le texte traduit, chez le poète, une forme de résistance à travers la parole littéraire qui conduit au surgissement d’un silence qui parle plus fort que la parole étouffée. Ce silence parlant dit ce que la parole brisée ne peut plus dire. Le «logos [réfugié] dans le [mystérieux] mutisme de la pierre» (24), mutisme effarouché de […] silence en «fermentation» marque le temps de la parole brimée, bâillonnée, occultée dont l’extrême du mutisme est: «[..] la voix du Samba […] brisée/ en mille éclats brisée/ comme une coupe» (38). Pour reprendre un terme du poète Salah Stétié, la poésie de Phelps est «la parole de la parole, un outre-dit, une expérience qui poursuit un objectif» (Stétié, 2012), car Phelps identifie la poésie au combat et à l’espoir.

Poésie pour la survie
dans cette attente charbonneuse
Poésie pour ne pas faillir
ni défaillir
Poésie pour ne pas mourir
sans retrouver le chemin des étoiles
L’été s’achève
de quelle couleur est la saison nouvelle
sinon d’espoir. (24)

Par la force d’évocation du langage il donne voix à l’homme noir «arrivé avec sa force et sa chanson» (40) sur la terre «douée du verbe» (29), confère une résonance moins douloureuse à l’exil, grave la liberté dans la mémoire poétique de son peuple par une écriture qui se fait révélatrice d’une langue nouvelle, qui ouvre le sens à d’autres sens par sa capacité à inclure le réel dans la parole poétique:

Je viens sur la musique de mes mots
sur l’aile du poème […]
enseigner une nouvelle partition
renouveler le répertoire des voix plaintives et cassées (50).

Car sa «poésie […] dit […] ce qui, dans ce monde aliéné, est voué à l’échec. […] La critique sociale du poète [passant] par la mise en mots de ce qui n’est pas advenu» (Biron, 1991).

Par ailleurs, la permanence du cosmos, des bruits, des saveurs, des formes, des couleurs, montre que le poète, loin d’être coupé de son espace géopolitique, fait de sa poésie est un écho du lieu réel, du pays des ancêtres, qui continue d’exister dans sa mémoire, du pays que voici dont il clame la douleur, et du pays de l’exil intérieur. Cette œuvre est en fait le lieu d’une variabilité qui est à la fois celle du langage et de la terre, dont la genèse est le commencement du chant.

A titre d’exemple, nous pouvons citer la «Brûlante salinité de l’absence sur [l]es lèvres [du poète]/ comme un goût de fond de mer et d’aloès» (20). Loin de jongler avec les mots, Phelps superpose deux réalités dans l’espace poétique: l’invisible et le réel pour transformer l’absence en une présence insaisissable. Par la représentation d’images empruntées au réel, le goût de fond de mer et d’aloès devient la saveur âpre, amère de la douleur, l’expression poétique de la perte, du vide, chez un peuple. Offrant différentes possibilité interprétatives, l’auteur, sans expliciter une thématique —présence/absence dans ce cas— ouvre le sens par la mise en place de représentations et d’oppositions.

Notons que la période douloureuse de l’esclavage n’est pas évoquée. Seules des esquisses historiques révélant les temps forts émergent des métaphores comme «…Trouée Noire/ […] dans l’Histoire, […] la haute brèche de couleur» (41), qui désignent le commerce des esclaves et la colonisation. Néanmoins, le poète relie les luttes actuelles aux luttes anciennes en racontant une histoire enchevêtrée dans un tissu social spécifique, dans un temps articulé entre passé et présent. Le passé dont il parle, reflète la relation au monde présent dans une écriture qui fait implicitement référence à l’esclavage moderne et à l’impérialisme: «Nos mains calleuses sont d’airain/ et notre chair est douloureuse/ d’avoir manié la pioche/ sous la trique du commandeur» (26).

Pour autant, le poète n’abandonne pas le lyrisme épique pour communiquer les événements glorieux de l’Histoire:

Et l’homme noir est arrivé
avec sa force et sa chanson
Il était prêt pour la relève
et prêt aussi pour le dépassement
Sa peau tannée défia la trique et le supplice
Son corps de bronze n’était pas fait pour l’esclavage (40).

Pour rappeler les hauts faits de l’histoire de son pays, l’écrivain emploie une écriture qui est à la fois celle de la mémoire et de l’immédiat. En effet, le récit des exploits du passé sous forme d’épopée n’a d’autre fonction que de réveiller l’âme du peuple ankylosé par la profonde blessure de la dictature, d’une nation qui vit la perte du pays d’antan et dont la vie est mutilée. Le discours poétique est plus qu’une exaltation, il est parole d’avenir.

Notons, par ailleurs, que l’auteur ne s’attarde pas à énumérer les prouesses des héros qui peuplent son récit. Pour lui, le lecteur n’est pas étranger à l’histoire, mais imprégné, comme lui, du pays natal. Dès lors, chaque évocation de personnage illustre, chaque rappel de lieu témoin d’exploits est une exhortation au peuple à se mettre debout. Le nom des héros «permet toutes les ellipses que l’esprit [du peuple] peut suppléer sans crainte de se tromper» (de Tracy, 1803). À titre d’exemple, ce passage où il décline: «Et ce fut Pierre Sully / Et ce fut fort Capois/ Et ce fut Marchaterre…» (12). De la même manière, la période de l’occupation américaine n’est évoquée que par le dialogue avec l’occupant que fustige le poète: «Yankee […] qui bois mon café/ et mon cacao/ qui pompes la sève/ de ma canne à sucre/ […] qui entres chez moi/ en pays conquis […]/ et bats ma monnaie […] qui changes le nom/ de mes vieilles rues…» (43). Pour Phelps, le combat contre l’envahisseur est toujours d’actualité et passe par l’opposition non violente aux injustices subies en plaçant l’ennemi face à ses méfaits pour l’interpeller.

À présent, portons notre analyse sur la manière dont le texte littéraire réagit aux réalités sociales et historiques de la période de sa création. En dénonçant le silence et la léthargie du peuple dont «la vie est en veilleuse», le poète exprime le refus de voir le chaos de la dictature se répercuter sur la parole, sur l’écriture exposée à l’apathie du réel:

tout un peuple affligé de silence
se déplace dans l’argileux mutisme des abîmes
et s’inscrivant dans les rétines
le mouvement ouateux a remplacé le verbe
La vie partout est en veilleuse (44).

D’où l’urgence d’une poésie mobilisatrice par des exaltations langagières et par une dialectique d’insurrection. Par l’appel au réveil, à la vigilance, le poète poste le lecteur en sentinelle en conférant à l’écriture une fonction de guet, et inscrit son action dans l’Histoire qu’il raconte:

Homme de vigie
je n’entends point ta voix
[…]
Homme de vigie
dis-moi que vois-tu dans la nuit des mers? (48).

Ainsi, cette question que pose le poète et la constatation amère qu’il exprime sont à l’adresse du peuple: «Homme de vigie me répondras-tu Homme de vigie / Ma parole! Tu dors!» (48). L’homme de vigie étant celui qui, vigilant, attend avec une inébranlable fidélité la vie nouvelle, et qui perçoit des signes de lumière au cœur de la nuit douloureuse des êtres. Le silence que l’écrivain refuse à son écriture est le silence morbide et fataliste de la résignation de sa terre. L’expression «mutisme de la pierre» véhicule cette appréhension du vide, de l’absence, de la mort d’un peuple livré à la dérive totalitaire. Pour éviter la tragédie du mutisme, au poète de créer «les mots non parlés que l’on se passe par les paupières» (49) pour engager la lutte contre l’absence de parole. D’où le sens profond de cette déclaration: «Ô mon Pays si triste est la saison/ qu’il est venu le temps de se parler par signes» (45).

Pour rejoindre les siens, le chantre n’hésite pas à utiliser une variété d’expressions qui trouvent leur source, leur compréhension dans la matrice même du peuple, car «c’est avec les langages de son temps [mais aussi de son territoire, qu’il] compose ses textes» (Biron, 1991) dont les unités lexicales définissent des enjeux de combat ou de résistance. Par exemple l’éloignement, l’errance infinie ou l’exil, ne sont pas rapportés comme un désastre, avec une tristesse insurmontable, mais par la distance qui sépare l’aube de la nuit, évaluée par les «pieds nus [qui mesurent] la distance du jour» (21), car chez le peuple haïtien, ce sont les pieds qui rythment la marche du temps. La «chanson […] cassée au ras de [la] gorge» (21), exprime la perte de la liberté d’expression, perte davantage explicitée par ce vers: «Nous n’avons plus de bouche pour parler» (47). Dans la langue vernaculaire, dire «n’avoir plus de bouche pour parler», renvoie à l’extrême du mutisme, au monde de la stupeur et du silence éternel de la mort.

Par ailleurs, la proximité de son peuple avec le monde des esprits où il puise sa force, mais qui expose aussi ses limites, est bien présente dans la poésie de Phelps. Lorsqu’il déclare: «Je verse sur le seuil les trois gouttes rituelles/ et je porte à mes lèvres la coupe bleue du ciel/ pour m’enivrer d’espace et d’invisible» (35), il fait bien référence au rituel des serviteurs du vaudou dont le devoir est d’étancher les lèvres des esprits avant d’engager une action, le vaudou jouant un rôle social et culturel qui va bien au-delà de la dimension religieuse. Plus loin, la représentation du «[…] dieu vert des Yankees […] plus fort que les loas» (42) –esprits du vaudou– exprime le rapport de force entre deux spiritualités antagonistes: celle de celle de l’opprimé, qui, malgré son triomphe sur l’esclavage et sur la colonisation, ne peut résister à la force implacable de l’impérialisme américain. Si la lecture sociocritique nous a permis d’interroger les présupposés du texte, de donner forme aux non-dits et de prêter voix aux silences, un regard ethnocritique peut apporter un complément d’informations sur le sens engagé par le poème et sur la «socialité» de l’œuvre car, les notions de passage, d’espace-temps, à l’instar d’une forme de dialogisme, sont porteurs de sens et d’une dynamique dont il faut rendre compte pour mieux saisir la portée du message. Rappelons que «l’ethnocritique s’emploie […] à étudier non pas tant la culture dans le texte que la culture, locale et particulière, du texte» (Scarpa, 2013).

La temporalité instaurée par le texte repose sur un «temps de l’occlusion» (32) qui rejette la temporalité monolithique des grands bréviaires de l’histoire officielle du pays et lui substitue une hétérochronie instable qu’il métaphorise dans la marche, dont l’anaphore «Je marche» et ses multiples variations rythment le poème et lui donnent une cadence pédestre particulière. La traversée du poète dans l’Histoire s’effectue sur différentes strates temporelles que sont la marche du peuple vers la liberté, son ancrage dans la marge que représente la dictature et son incapacité à sortir de cette phase, ou mieux, de ce territoire.

Le peuple du poème est le peuple de la longue marche, un peuple liminaire, le coutumier d’une série accumulée de déroutes et de désastres dont il est en partie responsable. En effet, du début jusqu’à la fin du poème, émerge une culture de «fête» qui est la négation même de l’esprit de fête. Loin de conduire à une seconde existence, elle expose une triste réalité par une forme de carnavalesque. Certes, le carnaval n’est pas explicité dans le texte par «les réjouissances […] avec les actes ou rites comiques qui s’y rattachent» (Bakhtine, 1970), mais le poème s’est construit sur une logique de type carnavalesque qui invite à relier en contrepoint réalité historique et élément culturel. Fidèle à une écriture de l’absence quand il parle de la perte, le poète révèle l’omniprésence du carnaval comme ce qui n’est plus, ainsi que nous l’indiquent ces passages: «À l’orée des valeurs nous vivions à l’extrême» (21) ou encore «[n]ous étions les meneurs des fêtes vespérales» (23).

Pourtant, le vrai lieu dans lequel s’installe le peuple semble une torpeur qui, à l’instar du rire, donne un sentiment de liberté dans laquelle les distinctions sociales et politiques semblent être abolies, qui incite le poète à parler d’un «peuple sans conseil/ […] bavard conteur de légendes […]/ vivant dans l’allongement perpétuel du désir/ […] insouciant et bon enfant» (50).

Cette construction de formes fait signe vers d’autres discours, pour reprendre les termes de Bakhtine. En effet, ce peuple que décrit le poète est bien celui de la résignation, de l’insouciance, pour ne pas dire du fatalisme. Pourtant à la surface même du discours nous parviennent un autre écho, une autre voix, une autre résonance qui expriment, de manière sous-jacente, une autre réalité qui est, au fait, une aspiration: celle d’un peuple debout, ancré dans le réel, déterminé à prendre en main sa destinée. Cette ambivalence qu’il intègre dans son discours, ce double langage, a pour objectif de ranimer l’âme des léthargiques afin de les exhorter à agir: «nous sommes du Nouveau Monde/ et nous vivons dans le présent/ Nous ne saurons marcher à reculons» (51). Le poète visionnaire actualise l’avenir dans une polyphonie culturelle où s’entrecroisent différents mondes: celui apathique, qui n’arrive pas à s’extirper du passé, en l’occurrence, le peuple carnavalesque, et celui «des visages nouveaux/ —[puisqu’il] faut des héros vivants et non des morts» (51)— appelé à rendre sa dignité à une culture dominée.

Dans l’écriture de Phelps, la souffrance ne conduit pas au désespoir ou à la résignation. L’espérance qu’il chante est le renouvellement dont parle Mikhaïl Bakhtine, un moyen d’équilibrer le monde, renouvellement qui passe par l’avènement d’un libérateur, fonction que le poète assume sans ambages: «Je jaillirai de toi comme la source/ mon chant pur t’ouvrira le chemin de la gloire/ et mon cri crèvera le tympan de ta nuit» (52). Le poème s’achève sur une note d’apothéose avec une dimension cosmique où la nature se déploie avec le lumineux de la résurrection.

Si «la sociocritique ne s’occupe ni de la mise en marché du texte […], ni des conditions du processus de création […], ni de la réception des œuvres littéraires» (Popovic, 2011), elle permet, en revanche, de comprendre comment la poésie peut transformer le quotidien en marche. Par l’écriture, Phelps traverse l’histoire, interroge, dénonce, exalte. Sa parole est une parole conçue dans la métaphore, sculptée dans le réel, enchevêtrée au non-dit et projetée vers un idéal de Vie. Incarnée dans le réel immédiat, elle est cri par sa puissance de suggestion, foisonnement d’images, pont qui relie les mémoires et les âges, le passé et le présent pour inventer l’impossible, l’espoir: «Mon beau pays? Pas mort! Pas mort!» (80). Le passé, loin de susciter la quête nostalgique d’un paradis perdu ou de fixer lecteur dans le temps révolu de l’enchantement invite à rebâtir le présent. La persistance du pays natal, loin de résonner comme une obsession maladive, invite au réveil. L’exil, loin d’être présenté par une poétique de la perte permet de repenser la terre à partir de la marge.

Anthony Phelps prête sa voix à son peuple et fait de sa terre une métaphore de la condition humaine. Il a su reconstruire l’espace du langage pour redéfinir le rôle du poète dans l’Histoire, et Mon pays que voici est plus qu’un chant: il est un instrument de lutte et d’engagement. Dans le discours de Stockholm, Pablo Neruda affirmait que «le poète a bien sa place dans la cité» (Rumeau, 2009), que le «meilleur poète est l’homme qui fournit le pain quotidien: le boulanger le plus proche, qui ne se prend pas pour Dieu» (Neruda, 1996) et d’ajouter qu’«Écrire des vers n’est pas une recherche purement esthétique, une pratique personnelle ou gratuite, mais un devoir pour le poète qui pétrit rêves et réalités afin de nourrir les aspirations du peuple» (Rumeau, 2009). N’est-ce pas là l’aspiration du poète?

Une déclaration que le poète Émile Ollivier résume de la sorte: «Tout se passe comme si l’œuvre de Phelps, parfois malgré lui, nous indique le chemin des étoiles» (Ollivier, 2001).

 

Bibliographie

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Berrouët-Oriol, Robert. 2017. « PHELPS.MON PAYS QUE VOICI ». <http://www.berrouet-oriol.com/litterature/pages-retrouvees/phelps-mon-pays-que-voici>.

Biron, Michel. 1991. « Sociocritique et poésie: perspectives théoriques ». Études françaises, vol. 27, 1, p. 11-24.

Bonnefoy, Yves. 2001. « La parole poétique », dans Yves Michaud (dir.), Qu’est-ce que la culture?. Paris : Odile Jacob, t. 6. <https://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/la_parole_poetique.1174>.

De Tracy, Antoine Destutt. 1803. Éléments d’idéologie, Seconde partie, Grammaire. Paris : Courcier libraire-éditeur, an XI.

Gautier, Théophile. 1832. « Préface [Poésies complètes. Tome 1] », dans Poésies complètes. Tome 1. Paris : Bibliothèque Charpentier.

Neruda, Pablo. 1996. « La poésie n’aura pas chanté en vain », dans Claude Couffon (dir.), Né pour naître. Paris : Gallimard, « L’Étrangère ».

Ollivier, Émile. 2001. « Hommage à Anthony Phelps ». Ïle en île. <http://ile-en-ile.org/emile-ollivier-hommage-a-anthony-phelps/>.

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Popovic, Pierre. 2011 [décembre 2011]. La sociocritique. Définition, histoire, concepts, voies d’avenir.

Rumeau, Delphine. 2009. « Le Chant général de Pablo Neruda ou la nécessité d’une nouvelle poésie épique », dans S. Neiva (dir.), Désirs et débris d’épopée dans la poésie du XXe siècle. Peter Lang.

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