Entrée de carnet

M. Tuttle et la tautologie: une réévaluation

Bertrand Gervais
couverture
Article paru dans Réflexions sur le contemporain, sous la responsabilité de Bertrand Gervais (2011)

Après avoir écrit un long chapitre dans Figures, lectures. Logiques de l’imaginaire tome 1 (2007) sur le roman The Body Artist de Don DeLillo (2001), je croyais avoir fait le tour de la figure de M. Tuttle. Ce personnage m’avait grandement fasciné. Personnage d’idiot, il apparaît presque miraculeusement dans la maison de Lauren, le personnage principal. Incapable de s’exprimer correctement, il ne peut dire d’où il vient, ce qu’il fait là, pourquoi il est entré dans la maison. Il est là, un point c’est tout. Lauren le découvre, dans une des nombreuses chambres à coucher. Il est assis au bord du lit en sous-vêtements et Lauren pense qu’il s’agit d’un enfant, d’un enfant médusé comme s’il sortait d’un sommeil profond ou était sous l’effet de médicaments. Elle accepte cette apparition comme si elle était inévitable, comme si cet être venait tout simplement avec la maison, qu’il en était une sorte d’émanation, un esprit du lieu, une figure stabilisée temporairement.

J’avais écrit: «Lauren le baptise M. Tuttle, un nom à mi-chemin entre «subtle», «turtle» et «total», en souvenir d’un professeur de sciences à l’école – de ces professeurs qu’on imagine aisément distraits et brouillons, oublieux aussi, égarés dans des pensées qui n’ont rien à voir avec le quotidien (À moins qu’il ne s’agisse, bien entendu, d’une référence au personnage de Harry Tuttle, dans Brazil, le film de Terry Gilliam)» (2007).

En écoutant la conférence de Peter Boxall (auteur notamment d’une monographie sur Don DeLillo), dans le cadre de la première rencontre du Leverhulme International Network for Contemporary Studies, à St. Andrews (3 septembre 2015), je viens de comprendre que ma réponse était une approximation. Lisant la nouvelle «The Starveling» de DeLillo, incluse dans The Angel Esmeralda, Peter Boxall commente le personnage de M. Tuttle, citant cette merveilleuse phrase du roman: «The word for moonlight is moonlight.» (82) Le mot pour clair de lune est clair de lune. Il s’agit évidemment d’une tautologie fondée sur une incapacité de M. Tuttle à distinguer les mots de leurs référents. Le personnage les multiplie dans le roman.

Mais voilà, une tautologie, cela ne se prononce pas en anglais comme en français. «Tautology» ou |tôˈtäləjē| se prononce avec un accent américain tout à fait comme Tuttle-logy… M. Tuttle, maître de la tuttlelogy. C’est l’évidence même. J’ai fait la remarque à Peter Boxall qui ne l’avait pas vu lui non plus! Et personne non plus à vrai dire. Nous nous sommes regardés comme deux M. Tuttle.

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