Entrée de carnet

L’assemblée politique des pirates des mers

Amélie Paquet
couverture
Article paru dans Lectures critiques II, sous la responsabilité de Équipe Salon double (2009)

Œuvre référencée: Larnaudie, Mathieu. La constituante piratesque, Montrouge, Burozoïque, coll. «Le répertoire des îles», 2009, 39 pages.

Out of parrots and macraws they step into seas which sound like earthquakes, into waters reaching up to, then punching holes in, the air. They’re on the march; as much as they ever do anything together; they’re after booty. Ownership. Usually they commence battle by surrounding their quarry like cats, mice. Tease, then, destroy them. Leave without having actually murdered anyone. They’re back in their hideout in the black sands. All of them naked.
— Kathy Acker, Pussy, King of the Pirates

 

Lorsque Theodor W. Adorno commente le roman d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes [1931], il arrive à la conclusion que ce roman utopique «rend en quelque sorte les hommes à venir responsables de la faute du présent» (Adorno: 199). C’est peut-être pour échapper à ce trait de l’utopie que La constituante piratesque  retourne dans le passé au lieu d’ouvrir vers l’avenir. Même si les pirates des mers existent encore, nous nous serions attendu dans une oeuvre contemporaine à une réflexion sur les pirates de l’ère informatique : les hackers. Le texte de Mathieu Larnaudie renoue toutefois avec la tradition des pirates de mers, comme l’écrivaine américaine Kathy Acker l’a fait dans son dernier roman Pussy, King of the Pirates [1997]1Liée aux mouvements punk du début des années 70, Kathy Acker est si associée à l’esprit des pirates que McKenzie Wark dédie son Hacker Manifesto à sa mémoire. McKenzie Wark, A Hacker Manifesto, Cambridge, Harvard, 2004, non paginé.. Des pirates de Larnaudie, nous ne connaîtrons aucune aventure. C’est d’ailleurs bien ainsi! Même si La constituante piratesque évoque parfois quelques bribes de récits passés, le texte de Larnaudie décrit surtout le mode d’organisation du groupe. La constituante piratesque est la théorie poétique et politique de cette communauté. Le texte poétique donne ici une voix à un groupe de pirates. C’est la communauté elle-même de ces pirates qui s’adressent à nous.

L’histoire littéraire connaît déjà la figure du pirate des mers, comme celle du grand libertaire idéalisée par les poètes. Daniel Dafoe, dans Histoire générale des plus fameux pirates [1724], décrivait le mode de vie communautaire défendu par ces individus réfractaires à tout regroupement étatique2Je me réfère à l’article : Razmug Reucheyan, «Philosophie politique du pirate», Critique, juin-juillet 2008, numéro 733-734, pp. 458-469. Il mentionne aussi l’Histoire des aventuriers flibustiers [1684] d’Alexandre Oexmelin et The Pirate’s Own Book. Authentic Narratives of the Most Celebrated Sea Robbers [1837].. L’éloge de Dafoe pour le mouvement des pirates pourrait bien faire partie de la critique que Karl Marx fait aux «robinsonnades» qui ne sont pour lui en rien un germe porteur de la vraie révolution à venir.

Chez Larnaudie, la constitution politique des pirates s’organise autour d’une assemblée. Les pirates ne cessent de répéter que leur assemblée sert à mettre en commun leurs interrogations. Il n’importe pas de préciser la nature de ces interrogations. L’assemblée fonctionne selon une certaine mouvance calquée sur le modèle de la communauté de pirates elle-même, qui permet une spontanéité inédite ailleurs qu’à bord de leurs navires. Ce mouvement est aussi présent dans leurs relations au passé, aux objets et aux autres êtres humains :

Nous ne nous reconnaissons dans aucun père,
dans aucune possession.
Dans aucun héritage hormis celui que constitue le legs
exercé par la main du compagnon qui, vers nous,
se tend; par celle qui, parmi nous, se lève.
Nous, ne nous reconnaissons aucune paternité
rien qui nous soit dû, à part la loyauté. (p. 13)

La seule stabilité que l’assemblée des pirates connaît est contenue dans la relation des individus vis-à-vis la communauté. Ils portent tous la responsabilité de la vie des uns et des autres. L’assemblée ne défend que sa propre liberté et ce à travers la responsabilité qu’elle confère à ses membres.

Tout est question d’espace dans cette vision de la politique défendue par ces pirates3«L’assemblée est une pratique de l’espace». (p. 11). Lorsqu’une voix singulière se lève, qu’un narrateur intervient dans le texte, c’est au nom de cet espace de liberté :

Le lendemain, nous avons modelé la plage. J’ai pris
la parole, entre quelques autres qui le voulaient.
Nous avons destitué notre représentant, ainsi qu’il
en avait formulé le souhait. Puis, nous l’avons désigné
à sa propre succession.
Quand j’ai repris la parole, j’ai rappelé à notre
nouveau représentant toute l’étendue de notre confiance.
Car, de nous à nous, la confiance est vraiment,
bel et bien, une étendue. (p. 15-16)

Inattendue, la voix du narrateur qui émerge dans ce passage disparaît aussitôt pour rejoindre les rangs de la communauté. Elle resurgira dans quelques rares moments du texte. Comme le narrateur le répète, l’espace est le domaine privilégié de ces pirates. Il en est tout autrement du temps. Leur position temporelle est imprécise. Ils n’en savent eux-même pas grand-chose : «Sommes-nous en avance d’une guerre ? En retard / d’une reddition ?» (p. 19). Pour aborder cette question du temps, les pirates évoquent la guerre, mais en réalité, ils ne pourront jamais être dans une guerre. Les pirates n’ont pas d’ennemi. Ils se positionnent comme l’ennemi absolu de tous4«Nous étions, par excellence, l’ennemi». (p. 23) et veulent se défendre contre quiconque voudrait entraver leur liberté.

Ne s’inscrivant dans aucune descendance, ces pirates ne s’intéressent guère au passé. Toute leur attention est portée sur la communauté et sur la circulation dans l’espace : «Nous parlons depuis des temps défunts. / L’idée que des temps puissent être défunts ne nous / pose aucun problème. / Nous ignorons tout des agonies» (p. 15) La pratique politique devient pour ces pirates l’activité la plus importante. Les pirates constituent la réussite concrète d’une théorie que le narrateur tente de nous décrire. Celui-ci nous fait le compte-rendu poétique de la réussite d’une forme politique : «Nous sommes cette expérience en actes, dans notre / triomphe et par nos désastres, de la communauté / prochaine de nos corps séparés» (p. 28) Ils sont dans un vaste espace, la mer, sur lequel ils ne peuvent avoir la mainmise. L’assemblée des pirates, à l’image de la mer, elle aussi mouvante et ouverte dans l’espace, permet à tous de se présenter selon ses différences tout en faisant partie de la communauté impossible à soumettre. Le mouvement qui est le coeur de l’assemblée permet la possibilité du négatif, permet qu’elle puisse être remise en question. À la fin du récit, le navire des pirates accoste. L’assemblée n’est désormais plus qu’un rêve déjà si ancien.

 

Bibliographie

Adorno, Theodor W. «Aldous Huxley et l’utopie», in Prismes. Critique de la culture et la socitété, Paris, Payot, 2003.

Reucheyan, Razmug. «Philosophie politique du pirate», Critique, juin-juillet 2008, numéro 733-734.

Wark, McKenzie. A Hacker Manifesto, Cambridge, Harvard, 2004.

  • 1
    Liée aux mouvements punk du début des années 70, Kathy Acker est si associée à l’esprit des pirates que McKenzie Wark dédie son Hacker Manifesto à sa mémoire. McKenzie Wark, A Hacker Manifesto, Cambridge, Harvard, 2004, non paginé.
  • 2
    Je me réfère à l’article : Razmug Reucheyan, «Philosophie politique du pirate», Critique, juin-juillet 2008, numéro 733-734, pp. 458-469. Il mentionne aussi l’Histoire des aventuriers flibustiers [1684] d’Alexandre Oexmelin et The Pirate’s Own Book. Authentic Narratives of the Most Celebrated Sea Robbers [1837].
  • 3
    «L’assemblée est une pratique de l’espace». (p. 11)
  • 4
    «Nous étions, par excellence, l’ennemi». (p. 23)
Type d'article:
Ce site fait partie de l'outil Encodage.