Entrée de carnet

Les excès de la photographie numérique, deuxième partie: le répertoire de la mémoire absente.

Gabriel Tremblay-Gaudette
couverture
Article paru dans Le tournant de l’image (numérique), sous la responsabilité de Gabriel Tremblay-Gaudette (2011)

People take pictures of the Summer,
Just in case someone thought they had missed it,
And to proved that it really existed.
Fathers take pictures of the mothers,
And the sisters take pictures of brothers,
Just to show that they love one another.

– Roy Davies, People Take Pictures of Each Other

«Arrêtons-nous un instant, je dois prendre une photographie»

Dans Cloverfield (Matt Reeves, 2008), un immense monstre émergeant des profondeurs marines cause des ravages dans la ville de New York. L’action est rapportée au spectateur par la captation filmique d’un personnage qui avait commencé à filmer une soirée entre amis avant l’arrivée du monstre, et qui continuera à documenter les événements tout au cours de la nuit. Autrement dit, Cloverfield est un mélange de Godzilla et de Blair Witch Project.

Reeves, Matt. 2008. «Cloverfield»

Reeves, Matt. 2008. «Cloverfield»

Une séquence de ce film fournit un très bon point d’entrée à la présente entrée de carnet. Vers la troisième minute de cet extrait du film, la tête décapitée de la Statue de la Liberté échoue dans une rue de New York, causant une panique générale, un attroupement autour de l’immense objet projeté avec force au milieu des badauds. Pourquoi cet attroupement? Parce que, évidemment, tous les témoins de la scène veulent immortaliser celle-ci et approchent afin de prendre des photographies, qui avec son cellulaire, qui avec son iPod, qui avec la caméra numérique compacte qui est, heureux hasard, dans ses poches.

Pour passablement ridicule que puisse paraître cette séquence (personnellement, j’aurais détalé de cette rue à grande vitesse), elle suggère quand même, et peut-être de manière exagérée, la propension du sujet contemporain à photographier son existence avec une insistance jamais connue dans le passé. Certes, l’événement survenant dans Cloverfield est assez inhabituel pour mériter quelques clichés, mais il n’est pas étonnant de voir des gens prendre des photos aux moments les plus anodins, comme si le fait d’immortaliser un moment par la photographie permettait d’exercer un contrôle momentané sur le défilement du temps. Tim Wu le remarque avec un certain humour :

If photography was once for special occasions, today we have an astonishing ability to document every passing moment. That can, of course, be a lot of fun. If nothing else, the whole world now knows that you really do look different after a few drinks. But the ease of photography has also spawned an ambition to create a record of our lives that is roughly as long as our lives. If some primitives once supposedly feared that photography would steal their souls, today we fear that to fail to photograph is to lose something forever.1Wu, Tim (2011) “The Slow-Photography Movement. What is the point of taking pictures?” Dans Slate, 18 janvier 2011, en ligne : http://www.slate.com/id/2279659/pagenum/all/#p2 (consulté le 18 mars 2011). J’aime vraiment beaucoup cet article.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Drunk party» [Photographie]

Auteur inconnu. Année inconnue. «Drunk party» [Photographie]

(N.B. : Cette image est la première à apparaître lorsqu’on fait une recherche dans Google Image en entrant les mots Drunk + Party. Les suivantes sont plus… révélatrices.)

Le troisième oeil à portée de main

Certes, tous ne partagent pas la propension à vouloir toujours tout mettre en image. Il est même plus raisonnable de penser que seule une minorité de la population occidentale affecte ce comportement à la limite du diagnostic obsessif-compulsif. Comme l’indique Vito Campanelli,

Nowadays, any cultural event is accompanied by the background noise of the clicking of thousands of digital cameras. Even in museums and historical buildings, countless people are busy taking photos or videos of anything they believe is worthy of capture.2Campanelli, Vito. Web Aesthetics. How Digital Media Affects Culture and Society. Rotterdam : NAi Publishers, 2010, 274 pages, p.169

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [1]» Les excès de la photographie

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [1]»
Les excès de la photographie

Et en fait, on peut même se dire, “pourquoi pas”? Les cartes de mémoire des appareils photonumériques offrent des capacités de stockage incroyables, les appareils eux-mêmes sont faciles à transporter, quand ils ne sont pas directement insérés dans d’autres appareils que nous possédons déjà, comme un téléphone cellulaire. Avoir toujours un appareil à portée de main peut inciter à être moins sélectif et plus prompt dans la prise de clichés. On n’aurait sans doute pas pensé à apporter un appareil photo argentique lors de la visite d’un nouveau logement, mais on peut maintenant en quelques secondes garder en mémoire externe un lieu visité.

Certes, la potentialité de prendre une photo à chaque instant, accentuée par le numérique, a bien des avantages. Mais dans les exemples évoqués par Campanelli (un concert ou la visite d’un musée), il apparaît inutile, voire contreproductif, de prendre une photographie, puisque l’on substitue à l’expérience réelle une interface photographique qui capte l’expérience que l’on vit directement par le biais d’un objectif limité, et qui au demeurant ne peut retenir et représenter qu’une mince partie de ce qui est percu par le photographe. Une photographie prise dans un concert ne fait qu’attester que l’on y était présent; elle ne dit rien de la performance des musiciens, si ce n’est qu’ils sont bel et bien montés sur scène.

L’album VS la base de données.

Le penseur des nouveaux médias Lev Manovich caractérise la différence entre l’analogique et le numérique notamment en faisant jouer une opposition entre la narrativité et la base de données (database)3Cette idée est notamment développée dans son essai The Language of New Media (MIT Press, 2001). Je vous réfère toutefois à cet article, disponible en ligne, où on peut prendre acte de ses idées sur la question : Manovich, Lev (1999) “Database as Symbolic Form”, dans Convergence, en ligne : http://www.mediaarchaeologyofplace.org/downloads/readings/Manovich_DatabaseAsSymbolicForm.pdf (consulté le 27 mars 2011). Sans endosser complètement sa pensée, je suis assez d’accord avec lui quand il décrit de la manière suivante une tendance des sociétés informatisées à numériser l’information : “The computer age brought with it a new cultural algorithm : reality -> media -> data -> database.”4Manovich, Op.cit. C’est de cette manière que semblent procéder les photographes compulsifs : tout moment moindrement significatif ayant cours dans la réalité est pris en photo afin d’être archivé et consulté ultérieurement dans une base de donnée informatique.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [2]» Les excès de la photographie

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [2]»
Les excès de la photographie

Volà qui est assez curieux. À l’époque de l’argentique, la constitution d’un album photo nécessitait une sélection des photographies retenues, qui étaient ensuite généralement agencées en ordre chronologique et/ou thématique. La consultation d’un tel album, en plus de permettre un survol des moment importants d’une existence, induisait une expérience de lecture endo-narrative5La démonstration est faite depuis la parution en 1938 de American Photographs que même des photographies en apparence dépareillées, lues dans la séquence proposée par un recueil de celles-ci sous forme de livre, peut permettre au lecteur d’élaborer une cohérence narrative minimale.. On peut penser que les photographies accumulées par centaines dans le cas des photographies numériques sont également classées par un assemblage chronologique ou thématique, à la manière d’un album. Or, comme les capacités de stockage sont immenses, il ne devient plus autant nécessaire de faire un tri quelconque : on exporte les photographies prises, on les flanque dans le répertoire image d’un disque dur, et on passe à autre chose.

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [3]» Les excès de la photographie

Auteur inconnu. Année inconnue. «Sans titre [3]»
Les excès de la photographie

Évidemment, ces mini-albums numériques resteront disponibles ultérieurement, et chacun d’entre eux peut créer l’effet endo-narratif d’un album photo réel, mais leur démultiplication créé une surenchère qui leur fait perdre de la valeur. Entre l’abondance de ces albums et le caractère précieux, voire unique, de l’album réel, ce qui se dissout est l’importance de chaque photographie.

Le souvenir d’un creux.

Généralement, quand on prend une photographie, c’est pour garder un témoignage visuel d’un moment, indexer un regard réel porté sur une scène ou un lieu, créer un document qui sera une porte d’accès à un souvenir précieux. Or, quand on commence à prendre de multiples photographies de sa fille qui se salit en mangeant ses céréales le matin, et que l’on s’obstine à tout conserver, on déprécie considérablement la portée des photographies prises et archivées. Prendre une photographie d’un lieu que l’on a visité pendant deux heures nous permettra, par le regard porté sur celles-ci, de se remémorer un beau moment. Prendre des dizaines, voire des centaines, de photographies d’une fête, nous rappellera à quel point nous sommes passé à côté de l’expérience d’un moment, préférant mettre entre le sujet et l’événement un écran (littéralement et figurativement). Nous connaissons tous quelqu’un adoptant ce comportement agaçant de nous assaillir avec sa lentille pour capter à jamais un moment que l’on espérait être vécu à l’abri d’un enregistrement photographique.

De quoi atteste-t’on avec un tel comportement, sinon d’une volonté de conserver toujours davantage des traces de nos expériences? De quoi de telles photographies deviennent-elles le souvenir, sinon de l’action même d’avoir pris la photographie? Regrettera-t-on de ne pas avoir posé notre regard plus longtemps, même à peine plus longtemps, sur un objet de contemplation, plutôt que d’avoir entremis un appareil devant lui, afin de pouvoir se remémorer quelque chose dont on a diminué la portée en souhaitant vouloir le conserver?

La carte inutile.

Dans son article Database as Symbolic Form, Manovich fait référence à un nouvelle de Borgès afin de démontrer comment la propension à créer des bases de données tombe dans l’excès6Manovich fournit erronément une référence à une autre nouvelle de l’écrivain argentin, La Bibliothèque de Babel. Je remercie Simon Laperrière d’avoir trouvé le titre exact de la nouvelle.. De la rigueur de la science7Les curieux peuvent lire ce très bref texte en version intégrale à l’adresse suivante : http://www.hyperurbain.org/?p=307, et les plus paresseux préfèreront peut-être la version animée, disponible ici : http://www.holott.org/wayser/borges/borges.htm. Merci encore à Simon Laperrière pour ces trouvailles. décrit la création d’une carte d’un empire si fidèle au territoire cartographié qu’elle devient aussi grande que le territoire même. Inutile de préciser que cette carte n’est pas commode, puisqu’elle n’est pas aisément consultable, et qu’elle paraît même inutile, puisqu’il vaut mieux se rendre à la destination que l’on cherche sur la carte que de consulter ce modèle gigantesque.

Nixon, Roy. Année inconnue. «You are here» [Dessin]

Nixon, Roy. Année inconnue. «You are here» [Dessin]
(Credit : Cartoon Stock)

Une carte est une reproduction réduite d’un territoire, qui en détaille les principaux points d’intérêt. L’album photographique traditionnel est ainsi comme une carte temporelle de l’existence; il révèle les points saillants d’une vie et les événements importants ou appréciés. Prendre des photographies dans une logique de base de données équivaut presque à créer une carte de la dimension d’un territoire : il est peu intéressant de la consulter, son ampleur est décourageante, et au final, le projet de sa création devient caduc. L’accélération et l’accentuation de la production photographique rendue possible par le numérique peut amener à cet excès, consistant à produire des documents de souvenirs qui ne nous rappelleront que peu de choses pleinement vécues.

  • 1
    Wu, Tim (2011) “The Slow-Photography Movement. What is the point of taking pictures?” Dans Slate, 18 janvier 2011, en ligne : http://www.slate.com/id/2279659/pagenum/all/#p2 (consulté le 18 mars 2011). J’aime vraiment beaucoup cet article.
  • 2
    Campanelli, Vito. Web Aesthetics. How Digital Media Affects Culture and Society. Rotterdam : NAi Publishers, 2010, 274 pages, p.169
  • 3
    Cette idée est notamment développée dans son essai The Language of New Media (MIT Press, 2001). Je vous réfère toutefois à cet article, disponible en ligne, où on peut prendre acte de ses idées sur la question : Manovich, Lev (1999) “Database as Symbolic Form”, dans Convergence, en ligne : http://www.mediaarchaeologyofplace.org/downloads/readings/Manovich_DatabaseAsSymbolicForm.pdf (consulté le 27 mars 2011)
  • 4
    Manovich, Op.cit.
  • 5
    La démonstration est faite depuis la parution en 1938 de American Photographs que même des photographies en apparence dépareillées, lues dans la séquence proposée par un recueil de celles-ci sous forme de livre, peut permettre au lecteur d’élaborer une cohérence narrative minimale.
  • 6
    Manovich fournit erronément une référence à une autre nouvelle de l’écrivain argentin, La Bibliothèque de Babel. Je remercie Simon Laperrière d’avoir trouvé le titre exact de la nouvelle.
  • 7
    Les curieux peuvent lire ce très bref texte en version intégrale à l’adresse suivante : http://www.hyperurbain.org/?p=307, et les plus paresseux préfèreront peut-être la version animée, disponible ici : http://www.holott.org/wayser/borges/borges.htm. Merci encore à Simon Laperrière pour ces trouvailles.
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