Entrée de carnet

« Que savent les mains des autres? »

Nicolas Gendron
couverture
Article paru dans Écodramaturgies: questions, repères, dispositifs, sous la responsabilité de Catherine Cyr (2022)

(Credit : Mandy Lyn)

En 2022, peut-on se permettre d’être encore un public passif devant le spectacle de notre déconnexion avec la matière, ou de notre connexion perpétuelle avec le matériel? Qu’en est-il de l’interconnexion? Pourquoi vit-on une crise de l’attention, si ce n’est parce que notre rôle de spectateur·rice ne nous suffit plus1 Tout le tapage autour des toiles célèbres attaquées dans les musées par des militants écologistes enterre parfois l’essentiel, à savoir que l’humanité fait partie du Big Picture, comme le rappelait récemment la chroniqueuse Chantal Guy, dans La Presse : « Nous voyons un peu la nature comme un visiteur regarde Les tournesols au musée, tel un paysage bucolique qu’il faudrait préserver sous verre. Nous regardons tout ça de l’extérieur, en nous pensant spectateurs, sans comprendre que nous sommes pourtant dans le tableau. » Guy, Chantal (2022, 3 novembre). « Le grand tableau ». La Presse. Consulté le 7 novembre 2022. https://www.lapresse.ca/arts/chroniques/2022-11-03/le-grand-tableau.php# ? C’est l’essence de la réflexion qui émerge en moi après avoir lu l’article « Matérialités de l’attention – Notes sur la culture de la matière au théâtre », signé par le dramaturg bruxellois Jeroen Peeters2Peeters prépare d’ailleurs actuellement un ouvrage sur les « écologies de l’attention » en littérature et au cinéma. Pour en savoir plus sur sa pratique d’auteur et de performeur : http://sarma.be/pages/Jeroen_Peeters. , pour la revue Corps-Objets-Images. Il y décortique son expérience de spectateur de trois œuvres belges créées en 2015 et 2016, dont Oblivion de Sarah Vanhee et In Many Hands de Kate McIntosh.

La traductrice Valentina Gardet souligne avec raison la richesse polysémique du titre original : “Mattering Attention — Notes on Material Literacy in the Theatre”.

Matter comme la matière, la matérialisation de ce qui prend corps.
Mais aussi To matter : avoir de l’importance (it matters to us).
Et enfin : material literacy, comme si nous aspirions à pouvoir lire la matière.

Nous serions donc face à une crise de l’attention, déboussolés que les autres qu’humains s’invitent de plus en plus dans l’espace dramaturgique, pour ne pas dire le paysage3 Voir entre autres la démarche d’Alexandre Koutchevsky, de la compagnie française Lumière d’août, autour du concept de Théâtre-Paysage, qui se « fonde sur la puissance poétique et théâtrale singulière des représentations à ciel ouvert ». La question du regard y est centrale, à partir de ce qui existe déjà, tout comme le cadrage, la perspective, le lointain et la proximité. Dans son Manifeste du théâtre-paysage – théâtre en boîte noire et théâtre à ciel ouvert, Koutchevsky affirme que les outils « valent également pour la boîte noire : une attention poétique portée au plus petit événement, une intégration de l’événement le plus infime ou le plus énorme dans le cours du jeu, l’accueil du monde, porosité et concentration du comédien. Trouver cet équilibre entre accueillir le monde et y dire quelque chose, y mouvoir son corps, y déplier son théâtre. » Pour lire le manifeste dans son entièreté : http://www.lumieredaout.net/images/textes/Thtre-paysage_manifeste.pdf.  : des robots aux animaux, des nuages aux plantes et aux minéraux, sans compter tous ces objets hétéroclites qui en sont composés…

Serions-nous bousculés parce que, sur l’échelle de la bioperformativité, les déchets nous submergent à un point tel que nous en venons à les considérer comme nos semblables? À l’instar d’Oblivion, dans lequel la performeuse répertorie et déballe sur scène tout ce qu’elle aurait normalement dû jeter sur une année entière : emballages, bouteilles vides, bébelles électroniques, mais aussi souvenirs, chansons et autres pourriels.

J’ai flirté un temps avec l’idée de reproduire à petite échelle l’expérience de Vanhee, en conservant mes déchets domestiques durant une semaine. J’aurais alors étalé en classe le résultat de ma collecte, tout en dépliant les divers constats dramaturgiques de Peeters. Mais cela m’apparaissait reproduire platement le rapport scène-salle traditionnelle d’Oblivion, dans lequel les seuils de l’attention se développent autrement, dans ce que la philosophe Jane Bennett appelle la « sympathie inorganique », cette relation poreuse qui se tisse « entre humains, objets et lieux ». Après tout, ce que l’on considère être des déchets ne risque-t-il pas de nous survivre? Dans son ouvrage Vibrant Matter, Bennett nous convie à embrasser un matérialisme vitaliste, refusant les schèmes binaires de « la vie animée et subjective » et de « la matière inerte ». Elle en appelle plutôt, comme le remarque la sociologue de l’environnement Céline Granjou, « à reconnaître que nous sommes nous aussi de l’ordre du non-humain, de la matière animée (minéral des os, métal du sang, électricité des neurones) »4 Céline Granjou, « Jane Bennett, Vibrant Matter. A political Ecology of Things », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 8-4 | 2014, mis en ligne le 1er décembre 2014, consulté le 8 novembre 2022. http://journals.openedition.org/rac/3595. .

Ému par la démarche de McIntosh, j’ai voulu m’inspirer d’In Many Hands pour le tracé participatif de mon exposé. L’artiste a échafaudé un spectacle où la parole est évacuée au profit de l’expérience collective et sensorielle, où chaque spectateur·rice est invité·e d’entrée de jeu à se laver les mains, à se départir de ce qui pourrait les encombrer et à les tendre vers le ciel pour mieux les déposer dans une paume inconnue, avant que des objets hétéroclites ne circulent à travers elles.

J’ai pris appui sur ce dispositif, en choisissant de ne partager aucune consigne sinon à l’écran, de sorte que le contenu et le contenant s’entrechoquent, se disputant l’attention de mes camarades. Ils et elles ont accueilli entre leurs doigts une fleur séchée, une roche volcanique, un billet de banque, etc. Selon leurs dires, leur attention s’est compartimentée ou superposée sur trois paliers, par la parole, par le visuel et par la matière des objets en circulation. La somme des informations provoquait une « condensation du temps » – dix minutes, c’est un clignement d’yeux dans une vie –, et forçait des choix instinctifs dans leur réception théorique.

Chez McIntosh, sans exposé à mener, la lente marche des mains (ac)cueillantes suivait son cours, libérées de leurs apparats, disposées à sentir la chaleur de la main voisine, à palper l’objet inédit. Comme souffle Peeters : « Que savent les mains des autres? » Dans leurs sillons curieux et parcheminés se dépose le poids des apprentissages, des héritages et des dettes. Elles pressentent, envisage Peeters, le temps géologique, l’imaginaire sismique et nos origines telluriques…

Tendez-moi la main.
It matters to me.

(Credit : Dirk Rose)

RÉFÉRENCE PRINCIPALE

PEETERS, J. (2020). « Matérialités de l’attention – Notes sur la culture de la matière au théâtre », trad. Valentina Gardet, Corps-Objets-Images, no 4, p. 1-18, http://www.corps-objet-image.com/revue- coi-04

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    Tout le tapage autour des toiles célèbres attaquées dans les musées par des militants écologistes enterre parfois l’essentiel, à savoir que l’humanité fait partie du Big Picture, comme le rappelait récemment la chroniqueuse Chantal Guy, dans La Presse : « Nous voyons un peu la nature comme un visiteur regarde Les tournesols au musée, tel un paysage bucolique qu’il faudrait préserver sous verre. Nous regardons tout ça de l’extérieur, en nous pensant spectateurs, sans comprendre que nous sommes pourtant dans le tableau. » Guy, Chantal (2022, 3 novembre). « Le grand tableau ». La Presse. Consulté le 7 novembre 2022. https://www.lapresse.ca/arts/chroniques/2022-11-03/le-grand-tableau.php#
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    Peeters prépare d’ailleurs actuellement un ouvrage sur les « écologies de l’attention » en littérature et au cinéma. Pour en savoir plus sur sa pratique d’auteur et de performeur : http://sarma.be/pages/Jeroen_Peeters.
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    Voir entre autres la démarche d’Alexandre Koutchevsky, de la compagnie française Lumière d’août, autour du concept de Théâtre-Paysage, qui se « fonde sur la puissance poétique et théâtrale singulière des représentations à ciel ouvert ». La question du regard y est centrale, à partir de ce qui existe déjà, tout comme le cadrage, la perspective, le lointain et la proximité. Dans son Manifeste du théâtre-paysage – théâtre en boîte noire et théâtre à ciel ouvert, Koutchevsky affirme que les outils « valent également pour la boîte noire : une attention poétique portée au plus petit événement, une intégration de l’événement le plus infime ou le plus énorme dans le cours du jeu, l’accueil du monde, porosité et concentration du comédien. Trouver cet équilibre entre accueillir le monde et y dire quelque chose, y mouvoir son corps, y déplier son théâtre. » Pour lire le manifeste dans son entièreté : http://www.lumieredaout.net/images/textes/Thtre-paysage_manifeste.pdf.
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    Céline Granjou, « Jane Bennett, Vibrant Matter. A political Ecology of Things », Revue d’anthropologie des connaissances [En ligne], 8-4 | 2014, mis en ligne le 1er décembre 2014, consulté le 8 novembre 2022. http://journals.openedition.org/rac/3595.
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